Par M. Miguel Ángel Moratinos
Ancien Ministre espagnol des Affaires étrangères, Haut Représentant pour l’Alliance des civilisations des Nations unies (UNAOC)
Créée il y a quatorze ans comme outil de diplomatie préventive du Secrétaire général des Nations unies, l’Alliance des civilisations des Nations unies (UNAOC) a pour mission principale d’encourager le recours au dialogue interculturel et interconfessionnel dans la prévention et la médiation de conflits, notamment de conflits identitaires.
J’aimerais tout d’abord revenir sur le contexte qui a conduit en 2005 à la création de cette Alliance des civilisations, et sur sa raison d’être. Je suis fier d’avoir été l’un de ses fondateurs et d’avoir participé à sa genèse en 2004, aux côtés de José Luis Zapatero, alors Premier Ministre du gouvernement espagnol. Nous étions en route pour New York pour participer à la 59ème session de l’Assemblée générale des Nations unies. La scène internationale était à cette époque marquée par de fortes tensions politiques, sous-tendues par le risque imminent d’une fracture entre les mondes occidental et musulman, au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre, de Bali, de Madrid et de Londres. Ces terribles évènements avaient remis à l’ordre du jour la sulfureuse théorie du choc des civilisations, développée dix ans plus tôt par Samuel Huntington.
C’est le 21 septembre 2004, lors de sa première allocution devant l’Assemblée générale des Nations unies, que José Luis Zapatero lança l’idée de créer une alliance des civilisations entre le monde occidental et les mondes arabo-musulmans, afin d’empêcher que la haine et l’obscurantisme n’érigent de nouvelles barrières. Le but de cette initiative serait de sensibiliser la communauté internationale quant à l’urgence de surmonter nos différences culturelles et de développer des mécanismes d’entente et de dialogue, ancrés dans la notion de respect mutuel.
Dans la foulée de cette allocution, Kofi Annan – alors Secrétaire général des Nations unies – a réuni un groupe de personnalités politiques, religieuses et intellectuelles d’influence internationale, afin qu’ils explorent ensemble les étapes nécessaires à la création d’une telle initiative. Dans son rapport, ce groupe identifia quatre piliers thématiques autour desquels l’Alliance devrait concentrer ses efforts : l’éducation, la jeunesse, les médias et la migration.
L’Alliance des civilisations fut officiellement lancée en juillet 2005 par Kofi Annan et très vite, Recep Tayyip Erdogan, à l’époque Premier Ministre du gouvernement turc, fit part de sa volonté d’associer la Turquie à l’Espagne en tant que pays fondateur. L’Alliance fut ainsi introduite comme une initiative politique rattachée au Secrétaire général des Nations unies dans le but d’offrir à la communauté internationale une plateforme qui lui permette de s’atteler de façon concertée à la prévention de la polarisation de nos sociétés et de la propagation de préjugés discriminatoires.
C’était il y a quatorze ans.
Où en est l’Alliance aujourd’hui ? Comment a-t-elle évolué ? Quel est le cap à suivre ? Il me faut reconnaître qu’il n’y a pas de réponse simple à ces questions. Je peux cependant affirmer avoir une vision claire quant à la façon de rendre cette initiative plus pertinente, plus efficace et toujours plus ancrée au sein des Nations unies.
De nouveaux projets pour relever les défis de l’Alliance des civilisations
Il est essentiel de renforcer l’Alliance dans ce qui constitue sa substance, mais également par le biais d’une approche organisationnelle et institutionnelle. Je suis en ce moment en pourparlers avec les pays fondateurs de l’Alliance et co-auteurs du plan d’action qui donnera le cap de ces cinq prochaines années. À travers le développement de nouveaux projets, l’objectif fixé par ce plan est de commencer à travailler étroitement avec des acteurs tels que les municipalités, les femmes, les sportifs de haut niveau, les ambassadeurs de bonne volonté et la jeunesse religieuse.
Une fois finalisé, ce plan d’action sera présenté au Secrétaire général et au Groupe des amis de l’Alliance.
Nous continuerons également à élargir l’espace de dialogue accessible aux jeunes, car ils sont notre futur mais également notre présent, et il convient de les inclure dès aujourd’hui à la table des négociations, sans attendre demain. Pour ouvrir la voie à une jeunesse autonome et résiliente, il nous faut investir dans une éducation qui nourrisse l’intellect mais également l’âme et l’esprit. Une éducation qui enseigne la pensée critique, la culture de la paix et les valeurs de tolérance et de respect mutuel. En cela, nous ne faisons que suivre les préceptes d’Aristote qui disait : « Éduquer l’esprit sans éduquer le cœur, n’est en rien une éducation. »
Au cours de ces dernières années, l’Alliance a accompli des avancées significatives dans des domaines clés relatifs aux processus de prévention et de règlement de conflits, tels que la reconnaissance du dialogue interculturel et interconfessionnel comme outil essentiel de médiation, la prévention du discours de haine, la participation active des jeunes générations aux prises de décisions onusiennes, le renforcement de l’éducation pour la paix. Je tiens à saluer ici les efforts de mes prédécesseurs, le Président Jorge Sampaio et l’Ambassadeur Nassir Al- Nasser qui ont posé les fondations de cet édifice que j’entreprends aujourd’hui de renforcer et de développer.
Cependant, et malgré ces progrès, la tâche de l’Alliance reste immense. Notre monde est aujourd’hui confronté à des défis complexes. Tandis que les anciens conflits perdurent, de nouvelles tensions émergent et s’intensifient chaque jour un peu plus. Nous assistons aujourd’hui, aux quatre coins du monde, à l’émergence de nouvelles fractures sociales et culturelles, et à l’érosion progressive de ces valeurs universelles qui constituent le socle de notre humanité. Notre monde n’a jamais été plus multipolaire, plus cosmopolite, et pourtant le multilatéralisme est sur le déclin. Quelle ironie. Ces défis d’envergure mondiale nécessiteraient d’être abordés de façon globale et collective. Au lieu de cela, le sectarisme, la xénophobie, les violences ethniques et les fanatiques de tous bords, semblent l’emporter sur notre capacité à nous élever au-dessus de nos différences pour avancer ensemble.
Face à ces défis, nous nous devons d’afficher une détermination collective. Nous nous devons de nous battre pour nos idées et nos valeurs, car il s’agit là d’un combat incessant. Notre humanité est pétrie du pluralisme de ses nations, de ses ethnies, de ses croyances, de ses traditions, et de toutes ces différences qui donnent à notre espèce son essence unique. L’enjeu aujourd’hui est de déployer les moyens adéquats pour nous permettre de capitaliser toute la richesse de cette diversité, et les promesses qu’elle porte pour l’avancement du progrès humain, de la paix et de la stabilité.
Tout repose sur la conviction que la diversité est une richesse. Nous ne sommes pas identiques, nous sommes pluriels. J’ai en tête la merveilleuse œuvre d’Amin Maalouf Les identités meurtrières. Avoir plusieurs identités est une force. Je suis fier d’être Madrilène, Espagnol, Méditerranéen, Nord-Africain, Moyen-Oriental. Je suis fier d’être un citoyen du monde. Il existe un mot en espagnol qui résume parfaitement cet état : convivencia ou le vivre-ensemble. Nous n’avons pas d’autre choix que de vivre ensemble et de travailler de concert à l’avènement de sociétés plus justes, plus inclusives et plus pacifiques.
C’est là l’Objectif 16 de l’Agenda 2020 des Nations unies pour le développement durable. C’est la raison d’être de l’Alliance, dont le credo « Une seule humanité, plusieurs cultures » reflète un engagement profond en faveur du pluralisme, de l’inclusion et du multilatéralisme. Je pense ici à notre cher Dag Hammarskjold, qui, dans sa grande sagesse, a fondé l’Organisation des Nations unies sur la ferme conviction que la richesse de notre monde réside dans sa diversité. Or, la violence quotidienne et les évènements sanglants qui continuent de défrayer l’actualité sont malheureusement la preuve que cette vision fait aujourd’hui cruellement défaut. Les attaques terroristes qui ont ciblé des fidèles musulmans à Christchurch en Nouvelle-Zélande, des fidèles juifs à Pittsburg aux États-Unis, des fidèles chrétiens à Colombo au Sri Lanka, n’en sont que les exemples les plus récents. Ces massacres nous rappellent que notre travail est loin d’être achevé.
Le terrorisme moderne a évolué, développant avec lui des modes opératoires plus complexes face auxquels nous devons adopter de nouvelles stratégies. La lutte contre ce fléau doit aller de pair avec un vaste éventail de mesures préventives. Il nous faut favoriser une approche globale, intégrée et multilatérale qui contribue, en amont, à renforcer la résilience de nos communautés. Il nous faut travailler de concert avec les jeunes, les femmes, les minorités, la société civile, les communautés religieuses et toutes les composantes du tissu social, de façon à ce que tous se sentent écoutés et respectés. Lorsque la diversité sera enfin perçue par tous comme une richesse plutôt qu’une menace, alors seulement serons nous en mesure d’éradiquer de nos sociétés ces calamités que sont le discours de haine, la xénophobie et l’extrémisme violent.
Ces atrocités nous rappellent également que, tandis que nous intensifions nos efforts pour lutter contre le terrorisme, il nous faut également protéger les lieux de cultes et garantir la sécurité des fidèles. Le 23 mars 2019, Antonio Guterres, Secrétaire général de Nations unies, a lancé un appel mondial pour réaffirmer le caractère sacré des lieux de culte et le droit à la sécurité pour tous les fidèles qui les fréquentent. Je suis très honoré qu’il m’ait chargé de développer un plan d’action pour que les Nations unies s’engagent pleinement dans la protection et la sauvegarde des sites religieux. J’ai lancé une série de consultations auprès d’États membres et de représentants religieux – entre autres acteurs – pour que nous explorions ensemble les actions à entreprendre pour prévenir ce genre d’attaques et garantir la sanctuarité des lieux de cultes.
L’article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’Homme – Magna Carta de l’humanité – stipule que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Les prophètes à travers l’histoire n’ont cessé de prêcher un message similaire de paix, d’amour et de fraternité. Les grandes religions et croyances de notre monde s’accordent toutes à reconnaître une humanité commune et fraternelle, sans distinction de race, de croyance, de couleur ou de sexe. D’une certaine manière, ces dogmes religieux mettent en avant le concept de citoyenneté mondiale, lui-même essentiel à la coexistence pacifique. « La fraternité est à la fois le fondement et la voie vers la paix », déclarait le Pape François lors de la 47ème Journée mondiale pour la Paix en 2014, ajoutant que les individus et les nations se devaient de coopérer dans un esprit de respect mutuel pour bâtir ensemble l’avenir de l’humanité.
Quatre paradigmes pour concrétiser les idées de l’Alliance
Je souhaiterais partager quelques paradigmes pour mettre en œuvre les idées élaborées jusqu’ici.
Tout d’abord, l’Alliance des civilisations des Nations unies dont j’ai pris la direction il y a six mois, se doit de continuer à défendre et à promouvoir un multilatéralisme inclusif. Les défis auxquels nous devons faire face sont à la fois pluriels et interdépendants, et nos réponses se doivent de transcender les frontières des États-nations. Je suis moi-même un fervent partisan du multilatéralisme. Mais je suis pour un multilatéralisme durable et concret, un multilatéralisme crédible, engagé et humain qui ne s’opère pas au détriment des plus démunis.
Il nous faut par ailleurs reconnaître qu’il existe un pluralisme des civilisations, chacune ayant contribué – et contribuant encore – à enrichir notre humanité dans sa singularité et sa diversité. C’est à partir de ce prérequis qu’il nous faut imaginer de nouvelles formes de coopération et développer un multilatéralisme en réseau, centré sur les Nations unies, et tissé de liens étroits avec la société civile, les représentants religieux, les villes, le secteur privé, les universités, les jeunes femmes et jeunes hommes de tous les continents, et tous les autres acteurs garants d’un multilatéralisme inclusif. Aux quatre coins du monde, les instigateurs de haine revendiquent leur capacité à nous diviser, eux pour qui la diversité culturelle est un fléau plutôt qu’une richesse. Albert Camus, l’un de mes auteurs préférés, disait à juste titre : « sans culture, et la liberté relative qu’elle implique, la société, même parfaite, n’est qu’une jungle. » L’inclusion des représentants de communautés religieuses et d’organisations confessionnelles me paraît fondamentale pour espérer développer un multilatéralisme qui soit à la fois pertinent au niveau international et inclusif au niveau local. L’Alliance demeure une des initiatives pionnières dans la promotion du dialogue interreligieux et interculturel comme outil de lutte contre l’intolérance et l’incitation à la haine et aux violences identitaires.
Ensuite, il nous faut œuvrer à la promotion d’une citoyenneté mondiale, porteuse d’inclusion et qui garantisse à tous une égalité des droits et des chances. Dans toutes les régions du monde, les minorités ethniques et religieuses demeurent l’objet de discriminations et de menaces. Nous devons, à l’image de La Déclaration de Marrakech, encourager une redéfinition du concept de citoyenneté afin qu’il garantisse l’inclusion de tous, et que chacun puisse s’y reconnaître, au-delà de sa couleur de peau, de son sexe, de ses croyances et de ses origines ethniques. Le pendant de cette vaste entreprise prend ses racines dans l’enseignement, dès le plus jeune âge, d’une culture de paix et du respect pour la différence. Je suis convaincu qu’éduquer les jeunes générations à la citoyenneté mondiale est le meilleur moyen pour inculquer à nos enfants les valeurs du vivre-ensemble.
Dans cette optique, l’Alliance s’est proposée d’aider les États membres à élaborer des curriculums scolaires pour aider les jeunes générations à mieux comprendre et respecter la diversité religieuse et culturelle de nos sociétés. Notre but est d’équiper les futurs citoyens d’outils conceptuels et critiques qui les rendent capables d’adresser et de démanteler l’ignorance, le fanatisme et le discours de haine. Tout en ayant une portée universelle, l’impact de l’éducation à la citoyenneté mondiale est avant tout local. C’est pour cela que son enseignement me paraît être une étape fondamentale dans la poursuite de nos efforts collectifs pour un monde plus juste et pacifique.
En troisième lieu, je souhaiterais aborder le sujet du terrorisme et de l’extrémisme violent. Bien que Daesh et les groupes qui lui sont affiliés semblent en perte de vitesse, leur idéologie nihiliste et radicalement intolérante, portée notamment par ceux que l’on appelle aujourd’hui « les revenants du djihad », continue de résonner auprès des jeunes générations, dont les griefs sont habilement manipulés par ces entités terroristes. Un des objectifs des programmes de l’Alliance, est de chercher à atteindre ces jeunes et à écouter leurs revendications, avant que les groupes extrémistes ne le fassent. Si nous voulons y arriver, il nous faut adopter une approche résolument ferme et collective. Il nous faut travailler avec les représentants religieux, les enseignants, les éducateurs, les défenseurs des droits de l’homme, les médias et tous les autres acteurs qui composent le tissu social de nos communautés. Pour ce qui est des mouvements terroristes qui instrumentalisent la religion pour servir leur funeste dessein, nous nous devons d’impliquer des représentants religieux crédibles dans la mise en porte à faux de cette rhétorique frauduleuse.

L’Alliance envisage également de travailler avec des jeunes de différentes confessions pour développer avec eux un arsenal d’outils ancrés dans la foi et visant à détecter les signes précurseurs de radicalisation et à déconstruire le discours extrémiste violent. Notre démarche doit également inclure un soutien aux victimes du terrorisme, à leurs familles et à leurs communautés, dont nous entendons trop peu parler tandis que les auteurs de ces crimes odieux font trop souvent la une des journaux. Nous pouvons et devons faire davantage pour soutenir et nous souvenir de ceux qui ont été frappés par le terrorisme à travers le monde. L’Assemblée générale des Nations unies a récemment décrété que le 21 août serait désormais le Journée mondiale de commémoration et d’hommage aux victimes du terrorisme. L’Alliance travaille étroitement avec les États membres pour les soutenir dans l’élaboration de campagnes commémoratives et de solidarité, qui intègrent la parole et le vécu des victimes du terrorisme. Je suis convaincu que ces témoignages peuvent contribuer à sensibiliser les générations futures quant à la barbarie du terrorisme et quant à la nécessité d’être solidaire et d’apprendre à vivre ensemble dans le respect de nos différences.
Enfin, la défense des populations opprimées et persécutées, et le respect de leurs droits ne peuvent se faire sans la traduction en justice des auteurs d’atrocités, et ce dans le respect des droits de l’homme et de la loi. Il n’existe aucune autre alternative pour mettre fin aux cycles d’impunité. Reconnaître les crimes du passé et responsabiliser leurs auteurs est une étape nécessaire si nous voulons restaurer la dignité des victimes. Ce processus ouvre également la voie à la réconciliation et à la prévention d’atrocités futures.
Je souhaiterais conclure sur la notion de fraternité universelle. Pour que ce concept prenne tout son essor, il faut d’abord que partout dans le monde chacun puisse jouir d’un minimum de liberté, d’égalité et d’inclusion politique et sociale. Agir au nom de cette fraternité et des valeurs qui nous unissent nécessite ensuite le développement de relations plus solides et plus durables entre les nations et les peuples. Je tiens à affirmer que l’Alliance des civilisations des Nations unies demeurera un des bastions de la promotion de la fraternité universelle dans notre quête collective pour plus de justice, de dignité et de paix. L’Alliance n’a d’autre raison d’être que le respect de son crédo : une seule humanité, plusieurs cultures.