Pour surmonter leurs divergences de vue concernant par exemple l’étendue de l’intégration financière et monétaire de l’Union européenne ou la marche vers son autonomie en matière de défense, l’Allemagne et la France cultivent un art du compromis adossé à une solide concertation structurée. Par delà les défiances et les rivalités, Paris et Berlin ont su bâtir en un demi siècle les fondements d’une entente sur les enjeux de la construction européenne et la défense des intérêts européens sur la scène internationale.
Pour la quatrième fois depuis sa réunification en 1990, l’Allemagne siègera à nouveau comme membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, dont elle assumera la présidence en avril 2019, juste après la France. Ses priorités y seront la paix, la justice, l’innovation et le partenariat, autant de fers de lance de la politique étrangère allemande.
L’Allemagne se retrouvera ainsi à nouveau aux côtés de la France qui soutient activement sa candidature à un siège de membre permanent. Lors de l’Assemblée générale des Nations unies, fin septembre 2018 à New York, son Ministre des Affaires étrangères, M. Heiko Maas, a d’ailleurs appelé « à arrêter de tourner autour du pot et à commencer, enfin, des négociations sur la réforme du Conseil de sécurité ». Une réforme toujours repoussée depuis les années 1990, devenue d’autant plus urgente aujourd’hui avec la crise du multilatéralisme.
Or, pour le chef de la diplomatie allemande, la solidarité et la coopération doivent rester les outils de résolution « des conflits mondiaux » qui apparaissent aujourd’hui « comme insolubles » : Syrie, Corée du Nord, Ukraine, crise migratoire en Méditerranée et au Venezuela, etc. Et de défendre le multilatéralisme en s’appuyant sur la réussite de la construction de l’Union européenne : « l’Europe l’a prouvé au monde : il n’y a pas de contradiction entre le multilatéralisme et la souveraineté. Au contraire : dans un monde qui doit faire face à des problèmes de taille à l’échelle planétaire, la souveraineté ne peut être préservée que grâce à la coopération ! »
Sur la lutte contre le réchauffement climatique, l’allusion au retrait des États-Unis des accords de Paris de novembre 2015 parait clair : « l’approche nationaliste s’appuyant sur la devise « my country first » touche à ses limites – ne serait-ce que parce que le climat n’en a aucune. »
Une nouvelle donne internationale
De fait, la gestion de la présidence Trump est devenue l’un des principaux enjeux pour la diplomatie allemande, tout comme pour celles de la France et des autres États européens. Au lendemain du sommet du G7 à Taormine (Italie), la Chancelière Angela Merkel avait d’ailleurs exprimé, à Munich le 28 mai 2018, cette prise de conscience devant les militants de l’Union chrétienne-sociale (CSU). « Les temps où nous pouvions totalement nous reposer sur d’autres sont en partie révolus. (…) Nous, les Européens, nous devons vraiment prendre en main notre propre destin. Bien sûr, nous devons rester amis avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni, en bons voisins, là où cela est possible, ainsi qu’avec la Russie. Mais nous devons le savoir : nous devons lutter nous-mêmes, en tant qu’Européens, pour notre avenir et notre destin. »
« Rester unis en tant qu’Européens »
Climat, gestion des flux migratoires, accord nucléaire iranien et même critique des excédents commerciaux allemands… Le fossé entre Berlin et Washington semble se creuser, même si l’on préfère rester concentrés sur les fondements d’une alliance germano-américaine fondée après la fin de la Seconde guerre mondiale avec le plan Marshall et le pont aérien de Berlin (1948-1949).
Ce contexte ne peut qu’inciter l’Allemagne à jouer un rôle plus actif sur la scène internationale. Une dynamique qui repose sur des faits tangibles : elle est le troisième contributeur au budget régulier des Nations unies, à hauteur de 3,4 milliards d’euros en 2017 et le quatrième pour les opérations de maintien de la paix. D’ailleurs, 43% des Allemands interrogés dans le cadre de l’étude The Berlin Pulse de la Fondation Körber parue en décembre 2017 se disent favorables à une plus grande intervention de l’Allemagne dans les conflits internationaux contre 41% en 2016 et 88% sont partisans d’un partenariat européen pour la défense.
Berlin est en outre partie prenante des négociations sur d’importants dossiers internationaux souvent en étroite concertation avec Paris. La meilleure illustration en a été l’accord de Minsk obtenu le 12 février 2015 avec la Russie et l’Ukraine, qui a permis la mise en place d’un cessez-le-feu avec les séparatistes du Donbass, sans certes trouver d’issue réelle au conflit, comme en témoigne la prise par les forces russes de trois des navires de la flotte ukrainienne dans le détroit de Kertch fin novembre 2018. Dès 2003, les diplomaties allemandes et françaises, avec la Grande-Bretagne, ont également coopéré dans la recherche d’un accord sur le programme nucléaire iranien, finalement conclu le 14 juillet 2015 à Vienne dans le format E3+3 (les trois puissances européennes, les États-Unis, la Russie et l’Iran) que Français et Allemands continuent de défendre d’une même voix depuis le retrait américain en mai 2018. Autre exemple plus récent, la participation de l’Allemagne et de la France au sommet d’Ankara le 27 octobre 2018 pour maintenir un cessez-le-feu dans la province rebelle d’Idlib et surtout pour tenter de faire avancer le processus politique en Syrie, sept ans après le début de la guerre.
Sur le plan militaire, le rôle de l’Allemagne dans la sécurité européenne et mondiale continue de susciter des controverses. Si la Bundeswerh demeure en retrait sur les scènes des conflits internationaux depuis 1955 (date de la reconstitution d’une armée nationale), sa présence s’est accrue depuis sa participation aux opérations de l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) en Bosnie en 1995 puis au Kosovo en 1999. Au plus fort de sa contribution à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) en Afghanistan, elle a déployé plus de 4 500 soldats. En mars 2018, Berlin a décidé d’y prolonger jusqu’au 31 mars 2019 la mission de la Bundeswehr dans le cadre de l’opération Resolute Support conduite par l’OTAN depuis 2015 et même de renforcer ses effectifs avec l’envoi d’environ 300 soldats supplémentaires (les portant à un total de 1 300 soldats).
Signe de la montée en puissance de sa politique de défense, l’Allemagne prendra la tête à partir de janvier 2019 de la Very High Readiness Joint Task Force (ou « Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation » – VJTF) de l’OTAN qui mobilisera 5 000 hommes et dont le principe a été décidé en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie.
La menace terroriste a également été un facteur déclencheur d’une plus grande implication de l’Allemagne, notamment après les attentats terroristes de Paris en novembre 2015. Elle renforce alors sa présence sur le terrain au Mali, où la Ministre allemande de la Défense Ursula von der Leyen a assisté le 11 novembre 2018 au passage sous commandement
allemand de la Mission européenne de formation de l’armée malienne (EUTM) lancée en 2013 dans la continuité de l’opération française Serval (devenue Barkhane en 2014) pour lutter contre le djihadisme au Sahel. Le lendemain, elle retrouvait à Bamako son homologue française, Mme Florence Parly pour évoquer la force anti-djihadiste du G5 Sahel et l’application de l’accord de paix au Mali, où l’Allemagne participe également à la Mission des Nations unies (Minusma) qui concentre une grande part de son engagement dans le cadre de ses opérations de maintien de la paix.
Donner un nouvel élan à l’Europe
Si le renouvellement début 2019 de l’accord de coopération franco-allemand signé en 1963 s’inscrit dans une volonté d’approfondir davantage les liens entre les deux pays pour valoriser leurs complémentarités, la Chancelière Angela Merkel et le Président Emmanuel Macron comptent également saisir cette opportunité pour insuffler un nouvel élan à l’Union européenne.
À Strasbourg, où elle s’est exprimée devant le Parlement européen le 13 novembre 2018, la dirigeante allemande a pu faire le point sur les défis qui pèsent sur l’avenir de l’Europe et sur les changements intervenus depuis son premier discours dans cet hémicycle en 2007. « Au cours des onze dernières années, nous avons cependant vu combien le monde avait changé et, par conséquent, à quel point l’âme de l’Europe, si l’on veut, avait été mise à mal » a-t-elle constaté, appelant à « surmonter les égoïsmes nationaux » et à « rester unis en tant qu’Européens ». La Chancelière Angela Merkel a même évoqué la constitution d’une « véritable armée européenne, une armée qui compléterait l’OTAN, sans la remettre en cause », proposant en outre de renoncer à la règle de l’unanimité en matière de politique étrangère et de créer un « Conseil de sécurité européen ». Un projet qui avait valu au chef de l’État français les remontrances du Président américain Donald Trump à son arrivée à Paris pour les cérémonies de commémoration du centenaire de la fin de la Première guerre mondiale.
Quelques jours plus tard, le 18 novembre dans l’enceinte du Bundestag à Berlin, le Président Emmanuel Macron a délivré un vibrant plaidoyer en faveur de l’Europe : « nous avons fait du couple franco-allemand le cœur d’une Europe unie (…) Nous avons installé ensemble sur notre continent ce sentiment qui n’avait jamais fait qu’affleurer dans les idéaux de nos plus grands penseurs mais que nos peuples ne sentaient que confusément et que nos dirigeants s’acharnaient à refuser : le sentiment européen. Nous avons ensemble, durant ces dernières décennies, fait du rêve d’Erasme, de Goethe, de Hugo et de Zweig une réalité. » Ajoutant : « cette nouvelle responsabilité franco-allemande consiste à doter l’Europe des outils de cette invention nouvelle, des outils de sa souveraineté. »
Dès lors, l’Allemagne et la France veulent inscrire le futur « nouveau traité de l’Élysée » dans un contexte qui vise à entamer une nouvelle étape dans la construction européenne confrontée non seulement à des défis externes, mais aussi internes à commencer par la montée des populismes. Dans une interview inédite au Journal du Dimanche parue le 11 novembre 2018, les ministres des Affaires étrangères français et allemand, MM. Jean-Yves Le Drian et Heiko Mass, ont affirmé le rôle du moteur franco-allemand dans le processus d’intégration européen. Pour l’un, à propos de leurs dirigeants respectifs : « il y en a toujours eu pour consolider ce socle afin d’emmener l’Europe plus loin. Que ce soit avec Adenauer et de Gaulle, Schmidt et Giscard, Kohl et Mitterrand ou Merkel et Macron. Il faut entretenir cette relation (…). C’est ce que j’attends du nouvel élan que nous allons donner au traité de l’Élysée (…). » Pour l’autre : « il faut « oser » l’Europe. Non pas comme des pédants prescrivant le cap aux autres États membres, mais comme source d’encouragement pour faire avancer l’Europe avec détermination. »
Sur la table des discussions, figure cette idée d’armée européenne dont la Brigade franco-allemande (BFA) et l’Eurocorps en sont la matrice avec toutes leurs imperfections. Mais également le budget de la zone euro, sujet sur lequel l’Allemagne et la France se sont entendus pour la première fois avec sur un double objectif de convergence et de stabilisation ; et la mise en place d’une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (directive ACIS). Autant de points clé de la feuille de route définie à Meseberg le 18 juin 2018 et intitulée « Renouveler les promesses de l’Europe en matière de sécurité et de prospérité. »
Lorsque les parlementaires de l’Assemblée nationale française et du Bundestag allemands se sont saisis du projet de nouveau traité de l’Élysée, ils ont formulé, dans la proposition commune du 22 janvier 2018, nombre de propositions d’une coopération bilatérale au bénéfice et au service de l’Europe :
– engager des échanges approfondis et permanents entre les commissions parlementaires, les ministres et secrétaires d’État compétents sur toutes les questions importantes relatives à la sécurité, au développement de l’Europe de la défense et à l’action extérieure, ainsi que le renforcement des capacités existantes dans ce domaine ;
– intensifier la coordination dans le cadre des coopérations structurées permanentes (CSP) créées lors du Conseil européen de juin 2017, et l’élaboration d’une culture stratégique commune ;
– faire du développement de la Politique européenne de voisinage une priorité ;
– encourager la France et l’Allemagne à faire de l’UE un leader mondial de l’innovation ;
– agir ensemble sur les migrations et pour l’intégration ;
– instituer une Agence européenne de l’innovation de rupture à partir d’une initiative franco-allemande.
Autant de propositions qui place la relation privilégiée entre l’Allemagne et la France au service de la concrétisation du projet d’Union européenne. CH