Entretien avec S.E.M. Marcel AMON-TANOH,
Ministre des Affaires étrangères de la République de Côte d’Ivoire
Sept ans après la fin de la deuxième crise politique la plus grave de son histoire contemporaine, la Côte d’Ivoire est redevenue un pôle de stabilité de l’Afrique de l’Ouest et a retrouvé toute sa place dans le concert des nations. Ministre ivoirien des Affaires étrangères, S.E.M. Marcel Amon-Tanoh nous explique la portée de l’élection de la Côte d’Ivoire à un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, les avancées du processus de réconciliation nationale et le soutien de la diplomatie à l’essor de l’économie ivoirienne.

La Lettre Diplomatique : Monsieur le Ministre, l’élection de la Côte d’Ivoire à un siège de membre non-permanent au Conseil de sécurité des Nations unies pour la période 2018-2019 illustre sa pleine réintégration au sein de la communauté internationale. Comment définiriez-vous les responsabilités qu’implique ce mandat pour la politique étrangère ivoirienne ?
S.E.M. Marcel AMON-TANOH : Tout d’abord, nous avons accueilli avec beaucoup de joie et de fierté cette élection en qualité de membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, satisfaction et fierté, d’autant plus grandes que la Côte d’Ivoire a presqu’été plébiscitée avec 189 voix sur 192. Pour le Président de la République, S.E.M. Alassane Ouattara, l’élection de la Côte d’Ivoire comme membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, 26 années après son dernier passage dans cette auguste assemblée, est venue couronner de nombreuses actions diplomatiques et marquer le retour de notre pays sur la scène internationale. Le leadership dont a fait preuve le chef de l’État au plan sous-régional, continental et international, dans ses prises de position sur les dossiers importants et dans la résolution des crises à travers le monde et en particulier dans notre sous-région ouest-africaine, a conduit à ce résultat. En termes de responsabilités, la Côte d’Ivoire saura éclairer la communauté internationale en lui faisant bénéficier de son expérience et en affichant une diplomatie décomplexée, indépendante, axée sur sa contribution significative à la résolution des problèmes auxquels le monde se trouve confronté. Elle remplira cette mission dans le respect de ses valeurs de dialogue, de tolérance et de paix.
L.L.D. : L’achèvement, le 30 juin 2017, de l’Opération des Nations unies dans votre pays (ONUCI) atteste de la réussite du processus de paix ivoirien. Quels facteurs expliquent, selon vous, cet aboutissement ? À l’aune de cette expérience, quelle voix comptez-vous faire entendre au sein du Conseil de sécurité et, plus précisément, lors de la présidence ivoirienne de celui-ci en décembre 2018 ? Plus globalement, quelles considérations vous inspirent les défis que soulèvent les tensions entre les grandes puissances internationales et leur impact sur le multilatéralisme ?
S.E.M.M.A-T : L’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) a achevé avec succès son mandat, après 13 ans de présence sur le territoire ivoirien.
Ce succès est avant tout l’œuvre de la volonté politique et des dispositions affichées par les autorités ivoiriennes, qui ont su, dès le départ, avoir une coopération sans faille, un soutien et une soumission à tous les mécanismes onusiens qui leur avaient été imposés (embargo et sanctions). Il convient de relever surtout que tout le processus de sortie de crise a été financé à hauteur de 72% par la Côte d’Ivoire elle-même (Désarmement, Démobilisation, Réinsertion – DDR, Réforme du Secteur de la Sécurité – RSS). Ce qui témoigne, si besoin était, de son engagement à conduire ce processus à son terme rapidement. La solidarité et la cohésion qui ont prévalu tout le temps qu’aura duré cette mission onusienne, avec l’État ivoirien, ont été déterminantes pour sa réussite.
Les leçons tirées de cette mission de maintien de la paix onusienne en Côte d’Ivoire, unanimement reconnue et saluée comme l’un des rares succès de notre organisation mondiale dans le domaine du maintien de la paix, doivent inspirer les Nations unies et l’ensemble de la communauté internationale, dans les initiatives à prendre ultérieurement dans ce domaine.
La présidence ivoirienne de décembre 2018 entend sensibiliser la communauté internationale sur l’importance d’un retour rapide à la croissance pour améliorer les conditions de vie des populations et favoriser ainsi un retour rapide à la stabilité, à la sécurité et à la cohésion sociale. Il s’agira en outre de la sensibiliser à la nécessité de rendre les organisations sous-régionales et régionales plus fortes, par leur implication effective dans les processus de résolution des crises surgissant dans leur sphère géographique.
La Côte d’Ivoire entend militer activement en faveur de toutes les initiatives et propositions allant dans le sens du renforcement de la cohésion au sein du Conseil de sécurité, en privilégiant les réponses collectives aux grandes questions internationales, telles que la réforme des opérations de maintien de la paix et du Conseil de sécurité lui-même qui ne reflète plus le monde d’aujourd’hui.
Il est clair que la Côte d’Ivoire, qui a bénéficié du soutien des autres nations lors de la grave crise qu’elle a traversée, ne peut que souhaiter et promouvoir la consolidation de la solidarité internationale.
L.L.D. : Depuis la crise post-électorale de 2010, le Président Alassane Ouattara a fait de la réconciliation nationale une priorité. Comment ce processus a-t-il progressé ? Quelles sont vos attentes à l’égard de l’amnistie de près de 800 personnalités dont Mme Simone Gbagbo, décrétée le 6 août 2018 ? Comment appréhendez-vous les enjeux de la prochaine échéance électorale qui se tiendra en 2020 ?
S.E.M.M.A-T : Dès son accession au pouvoir, le chef de l’État, S.E.M. Alassane Ouattara a accordé une priorité indéniable à la réconciliation nationale. Plusieurs initiatives ont été prises dans ce sens.
En 2011, l’ex-Premier ministre, Charles Konan Banny, a été nommé à la tête d’une « Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation » (CDVR). Cette Commission a travaillé pendant trois ans, avant de passer le relais à la « Commission Nationale pour la Réconciliation et l’Indemnisation des Victimes (CONARIV) dirigée par Mgr. Siméon Ahouana. Cette Commission a répertorié 316 954 victimes, que le Ministère de la Solidarité, de la Cohésion sociale et de la Lutte contre la Pauvreté est en train d’indemniser.
Toujours dans le cadre de la réconciliation nationale, 800 prisonniers et proches de l’ancien régime ont bénéficié d’une amnistie le 6 août 2018, après la libération d’une première vague de 13 personnalités le 5 août 2013.
Plus récemment, le 26 septembre 2018, 4 200 prisonniers, condamnés pour des délits mineurs, ont été graciés par le Président de la République.
Pour sa part, le Ministère des Affaires étrangères, par le biais de sa Direction d’Aide et d’Assistance aux Réfugiés et Apatrides, a œuvré pour le retour au pays de 269 598 Ivoiriens ayant trouvé refuge à l’étranger, sur un total évalué à 300 000 personnes, soit environ 90% de rapatriés.
C’est la preuve que le processus de réconciliation nationale avance bien et que les consultations électorales de 2020 se passeront dans la paix retrouvée entre les Ivoiriens.
L.L.D. : En expansion rapide, l’économie ivoirienne s’est accrue de 8% en 2017. Comment en décririez-vous les principaux atouts ? En dépit de la forte progression du revenu par habitant au cours de la dernière décennie (+40%), comment expliquez-vous les modestes résultats enregistrés en matière de lutte contre la pauvreté ? À travers quelles initiatives la diplomatie ivoirienne peut-elle contribuer à l’émergence économique de la Côte d’Ivoire ?
S.E.M.M.A-T : Plus précisement, le taux de croissance annuel moyen a été de 9% de 2012 à 2016, et en 2017 de 8%, comme vous l’indiquez, du fait de la forte perte sur le marché internationale de 45% de la valeur du cacao, due à la spéculation boursière. Les principaux atouts de l’économie ivoirienne sont nos matières premières et les infrastructures économiques dont nous disposons.
La Côte d’Ivoire est le 1er producteur mondial de cacao, d’anacarde et de cola, auxquels s’ajoutent d’autres produits tels que le café, la banane, l’ananas, le coton, le palmier à huile, le caoutchouc naturel, etc… dont il est le 1er producteur afriacain pour certains.
Notre sous-sol renferme du pétrole, du fer, du manganèse et bien d’autres minerais.
En termes d’infrastructures, notre pays dispose de deux ports compétitifs : le port d’Abidjan, 1er port thonier d’Afrique, et le port de San Pedro, 1er port cacaoyer du monde, qui joue un rôle important dans l’exportation de nos matières premières. À cela s’ajoutent les infrastructures routières, dont le renforcement et la modernisation ont constitué ces dernières années une priorité pour le chef de l’État.
L’aéroport Félix Houphouët-Boigny, ouvert sur la sous-région et le monde, a été bénéficiaire du Grand prix des transports de l’Afrique de l’ouest en septembre 2018.
Le pays dispose de surcroît d’un nouveau code des investissements encore plus attractif pour les opérateurs économiques de divers horizons.
Il est important de souligner que la Côte d’Ivoire n’a pas failli en matière de lutte contre la pauvreté. Les différents plans nationaux de désendettement et de développement (PNDD 2012-2015 et PNDD 2016-2020) initiés par le gouvernement, sous l’inspiration du Président Alassane Ouattara, ont pour objectif essentiel la lutte contre la pauvreté. Dans ce cadre, de nombreux investissements ont été réalisés dans des domaines tels que les infrastructures routières, la rénovation et la construction des centres de santé en milieux rural et urbain, la rénovation et la construction des établissements scolaires et universitaires, le recrutement des enseignants, la création de centres de formation et la réinsertion des jeunes, la promotion de l’emploi jeune, l’adduction en eau potable et l’électrification des zones rurales etc.
Nous reconnaissons que beaucoup reste à faire, puisque nous sortons d’une crise qui a duré plus d’une décennie aux conséquences inestimables sur l’économie nationale. La Côte d’Ivoire poursuivra cette politique sociale jusqu’à la fin du PNDD 2016-2020 et au-delà, le développement étant une quête permanente.
Pour ce faire, elle a besoin de renforcer davantage son économie par l’investissement privé notamment. C’est bien l’une des raisons pour lesquelles notre Président opte pour la diplomatie économique. Celle-ci consiste pour les diplomates ivoiriens, non seulement à faire la promotion des produits nationaux, mais également à convaincre les opérateurs économiques de leur pays d’accueil à venir investir en Côte d’Ivoire dans les industries de transformation de nos matières premières et augmenter ainsi la richesse à distribuer et créer des emplois.
L.L.D. : Intitulé Pour que demain ne meurt pas, le dernier rapport de la Banque Mondiale sur votre pays pointe du doigt la dégradation de ses ressources naturelles et sa vulnérabilité au changement climatique. Quels types de coopération privilégiez-vous en vue de favoriser le développement de solutions durables et les adaptations nécessaires induites par cette situation ?
S.E.M.M.A-T : Le changement climatique est un phénomène mondial. En Côte d’Ivoire, pays essentiellement agricole, ce phénomène a pour corollaire la dégradation de nos ressources naturelles, notamment de notre flore et de notre faune. Pour faire face à ce fléau qui menace notre globe, la Côte d’Ivoire est partisane d’une solution d’ensemble. Aussi est-elle partie à la Convention de Paris sur le réchauffement climatique. Les pays industrialisés, dont le mode de production contribue fortement à l’aggravation de ce fléau, doivent comprendre la nécessité de coopérer au plan international pour une solution d’ensemble. Au plan national, une politique de préservation, de réhabilitation et d’extension des forêts vient d’être adoptée par le gouvernement pour laquelle un plan a été élaboré pour un coût total de 616 millards de francs CFA sur 10 ans.
L.L.D. : Témoignant de l’approfondissement des liens de coopération entre la Côte d’Ivoire et la Chine, le Président Alassane Ouattara a effectué une visite officielle à Pékin les 30 et 31 août 2018 avant de participer au 7ème sommet Chine-Afrique. Comment qualifieriez-vous les retombées de cette rencontre ?
S.E.M.M.A-T : Avant de participer au sommet Chine-Afrique du 3 et 4 septembre 2018, le chef de l’État ivoirien a été reçu le 30 août 2018 par son homologue chinois dans le cadre d’une visite d’État. À cette occasion six accords de coopération importants ont été signés entre les deux pays, dont le mémorandum sur « la Ceinture et la Route », l’accord-cadre dans le domaine du développement des capacités industrielles, l’accord-cadre pour la construction du tronçon d’autoroute Tiébissou-Bouaké.
Le jour suivant, le 31 août 2018, à l’occasion du Forum économique sur les investissements en Côte d’Ivoire, neufs accords commerciaux ont été signés entre les partenaires ivoiriens et chinois. On peut citer, entre autres, le protocole portant création d’un port sec à Ferkessédougou, le protocole relatif au projet d’extension de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny, le mémorandum d’entente entre la Chambre de Commerce et d’Industrie de Côte d’Ivoire et la Chambre de Commerce de Chine pour l’importation et l’exportation de machines et de produits électroniques.
Les retombées de cette visite d’État avoisinent les 1 900 milliards de francs CFA.
À cela s’ajoute les résolutions du sommet lui-même qui s’est tenu les 3 et 4 septembre 2018 et dont le thème, évocateur, était « Construire une communauté de destin Chine-Afrique encore plus solide ».
Les autorités ivoiriennes misent sur cette coopération fructueuse pour impulser l’industrialisation et le développement de la Côte d’Ivoire.
C’est un modèle de coopération dont nous allons nous inspirer dans nos relations avec le reste du monde.