Entretien avec M. Fabrice MEGARBANE
Directeur général de L’Oréal Chine
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Directeur général, près de 20 ans après son implantation en Chine, le groupe L’Oréal est devenu le leader sur le marché de la beauté. Quels sont, selon vous, les facteurs de cette réussite ?
Fabrice MEGARBANE : Nous sommes très fiers d’avoir fait de notre petite « start-up », créée il y a 22 ans, le numéro un de la beauté en Chine. La Chine est désormais le deuxième marché le plus important pour le groupe L’Oréal.
Nous y sommes parvenus en suivant quatre principes-clés :
– Savoir se montrer audacieux et adopter une vision à long terme,
– Mettre le consommateur au centre de nos activités,
– Adapter la stratégie globale aux besoins et aspirations des consommateurs en Chine (« glocalisation »)
– Favoriser l’esprit entrepreneur des talents locaux.
Nous avons par ailleurs fondé notre modèle de développement sur cinq piliers stratégiques :
– un portefeuille de marques diverses et complémentaires ;
– des innovations supérieures et uniques ;
– un nouveau marketing infusé par le digital ;
– un nouveau retail offrant des expériences exhaustives, tout particulièrement dans l’e-commerce ;
– et une véritable valeur sociale pour donner un nouveau sens à la beauté.
L.L.D. : L’Oréal a propulsé le développement de ses activités en Chine parallèlement aux profondes transformations qu’a connues ce pays. Quel regard portez-vous sur l’évolution des modes de consommation de la classe moyenne chinoise ? Alors qu’elle est encore en pleine expansion, comment en décririez-vous les spécificités ?

F.M. : Les consommateurs chinois entrent aujourd’hui dans la nouvelle ère « B-you-ty » où ils aspirent à la personnalisation parfaite. La beauté devient l’une de leurs premières préoccupations et le maquillage, notamment, connaît un véritable essor. Les hommes, par exemple, utilisent des produits de soins du visage plus sophistiqués.
Le digital porte également ce boom de beauté. L’e-commerce des cosmétiques est en croissance phénoménale, permettant notamment aux consommateurs des plus petites villes, sans points de vente physiques, d’acheter davantage de produits de beauté. Les « Wang Hong », les influenceurs beauté, sont très suivis et participent à la popularisation des tendances.
Enfin, les consommateurs chinois deviennent de plus en plus exigeants en ce qui concerne la qualité, la sécurité et l’efficacité des produits qu’ils utilisent, mais aussi les critères de responsabilité sociale et environnementale des entreprises.
En parallèle, les jeunes consommateurs chinois deviennent une force motrice de plus en plus critique. Ils disposent, en effet, d’un pouvoir d’achat important et ils sont à la recherche de produits cosmétiques célébrant la différence et la diversité. De plus, leur fréquence d’achat est supérieure à celle de la génération précédente. Enfin, ce sont des consommateurs « phygitaux » : ils n’achètent pas exclusivement en ligne ou hors ligne, mais utilisent les deux canaux.
Je suis convaincu que, grâce à la diversité et à la qualité de ses marques et produits, la force de sa recherche et de son marketing, sa nouvelle approche du retail pensé pour le monde « phygital », et ses engagements sociaux et environnementaux, L’Oréal est très bien placée pour répondre aux nouvelles aspirations des consommateurs chinois.
À la recherche d’une beauté toujours plus personnalisée, L’Oréal accélère sa transformation pour devenir la première beauty tech company au monde. Cette métamorphose nous permettra de concrétiser notre rêve : celui d’apporter à chaque consommateur chinois une beauté qui lui ressemble.
L.L.D. : La révolution digitale en Chine a constitué un terrain propice à l’essor de votre groupe sur ce marché. Au regard du très bon référencement de L’Oréal et de sa marque Lancôme sur les plateformes d’achat en ligne Taobao et Tmall, en quoi le e-commerce représente-t-il, de votre point de vue, une des clés de l’adaptation au marché chinois ?
F.M. : L’e-commerce a permis à L’Oréal de pénétrer le marché plus rapidement et plus en profondeur pour atteindre ces consommateurs. C’est un formidable accélérateur de croissance pour L’Oréal Chine.
En 2007, nous étions pionniers du marché avec notre marque Lancôme qui a lancé son activité d’e-commerce en créant son site web chinois. Aujourd’hui, L’Oréal est le premier groupe de beauté en ligne et hors ligne en Chine, avec 35 % de son chiffre d’affaires enregistré en e-commerce en 2018. Toutes nos 23 marques disponibles en Chine peuvent être achetées en ligne. L’e-commerce nous permet aussi de servir les consommateurs dans des villes où il n’y aucun point de vente. Pour vous donner un exemple, en 2018, 48 % des produits de beauté de la marque Yves-Saint-Laurent étaient vendus dans des zones où aucune de nos boutiques physiques n’est présente.
Aujourd’hui, les consommateurs chinois pratiquent la convergence online-offline : ils ne se cantonnent pas à un mode de consommation, mais passent naturellement d’un canal de distribution à l’autre. L’Oréal a donc créé un nouveau modèle retail online + offline qui imbrique totalement les magasins réels et virtuels.
Pour nous, l’e-commerce n’est pas une simple plateforme de vente. C’est aussi un excellent moyen de favoriser les interactions avec les consommateurs. Selon l’agence L2, cinq marques de L’Oréal Chine figurent parmi les sept marques de beauté préférées des consommateurs : L’Oréal Paris, Lancôme, Yves Saint Laurent Beauté, Kiehl’s et Maybelline New York.
Dans le cadre de notre programme de développement durable « Sharing Beauty With All », nous avons ouvert la voie au e-commerce écologique en créant un colis vert recyclable, en partenariat avec Alibaba. En 2018, nous avons distribué 2 millions de ces colis au cours du 11 novembre*.
L.L.D. : Le groupe L’Oréal a annoncé le 17 mai 2019 le lancement en Chine de l’application Effaclar Spotscan développée avec le géant local Alibaba. Quels en sont les objectifs ? Quelles sont vos attentes à l’égard du développement de votre partenariat stratégique avec le groupe Alibaba, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle ?
F.M. : Nos partenariats avec des grandes entreprises chinoises telles qu’Alibaba, Baidu et Tencent, ainsi que nos innovations technologiques notamment grâce au rachat de la société ModiFace, spécialisée dans la réalité augmentée et l’intelligence artificielle appliquées à la beauté, nous permettent de mieux servir nos consommateurs et de leur proposer des expériences de plus en plus personnalisées.
Ils nous permettent aussi de maximiser le pouvoir de la beauté et de la technologie pour promouvoir la santé, le bien-être et l’intégration, dans l’esprit de « Tech for Good ». Nous sommes très fiers de notre collaboration avec Alibaba pour Effaclar Spotscan de La Roche-Posay qui en est un parfait exemple car elle permet d’apporter notre expertise dermatologique à des millions de personnes souffrants d’acné en Chine, en leur offrant un diagnostic professionnel et des solutions scientifiques personnalisées. C’est une innovation très pertinente en Chine où de plus en plus de personnes souffrent de problèmes d’acné, notamment 80% des jeunes, d’autant plus qu’il n’existe qu’un dermatologue pour 60 000 habitants.
L.L.D. : L’ouverture en 2005 d’un centre de recherche et développement à Shanghai a marqué un tournant pour la présence de L’Oréal sur le marché chinois. Comment ses activités ont-elles évolué ? À l’image des produits comme le cushion ou la BB cream, tous deux nés en Asie et importés en France, quel est l’apport des innovations développées en Chine dans les activités de votre groupe à l’échelle globale ?
F.M. : La science et l’innovation ont toujours fait partie intégrante de l’ADN de L’Oréal, depuis sa fondation, il y a plus d’un siècle, par le chimiste Eugène Schueller.
La beauté est étroitement liée aux habitudes, aux valeurs et aux traditions des individus. Il n’existe aucun modèle universel adapté à tous les marchés. Il est donc essentiel d’adapter la recherche & innovation (R&I) aux exigences spécifiques de chaque population.

L’Oréal a inauguré son Centre R&I chinois en 2005. Il est aujourd’hui le plus grand organisme R&I de la région Asie-Pacifique au sein du groupe et l’un des six pôles régionaux de notre réseau mondial. C’est aussi le premier laboratoire hors de France à avoir participé à l’élaboration de peaux reconstruites, témoignant de notre engagement à long terme en faveur de la sécurité et de l’efficacité.
Notre équipe de R&I chinoise travaille pour mettre au point de nouveaux produits adaptés aux besoins spécifiques des consommateurs chinois, mais aussi afin de les faire bénéficier des dernières recherches du groupe. Elle accompagne aussi le passage des tendances de l’Orient vers l’Occident, comme celles de la BB Cream et les fonds de teint « cushion » que vous évoquez, ou les masques de soins de la peau en tissus.
Certaines formules développées en Chine pour les consommateurs chinois ont traversé les frontières pour servir les intérêts des consommateurs du monde entier. C’est le cas, par exemple, de MajiFashion, de L’Oréal Professionnel, une coloration pour les cheveux foncés.
Aujourd’hui, la découverte de nouvelles technologies et de nouveaux domaines scientifiques, comme l’équilibre du microbiome cutané et l’impact de l‘environnement sur ce dernier, révolutionne l’univers des cosmétiques. La Chine représente un atout majeur dans la recherche de L’Oréal dans ce domaine et le Groupe a mené toute une série d’études ciblées parmi les consommateurs chinois.
L.L.D. : Au-delà, comment appréhendez-vous les principaux défis à venir pour L’Oréal et ses marques en Chine ?
F.M. : Pour nous, le plus gros challenge est de nous remettre sans cesse en question afin de répondre au mieux aux besoins des consommateurs chinois, en constante évolution. Grâce à notre formidable équipe chinoise, je suis convaincu que L’Oréal a toutes les clés en main pour réussir et atteindre de nouveaux sommets dans ce pays offrant d’innombrables opportunités.