L’histoire en héritage : l’exemple franco-allemand de regards croisés au service de la paix

Paru dans La Lettre Diplomatique n°124 4ème trimestre 2019

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Par S.E.M. Stefan KRAWIELICKI
Ambassadeur, Délégué permanent d’Allemagne auprès de l’UNESCO

L’amitié et la coopération franco-allemandes m’ont toujours tenu particulièrement à cœur, sur le plan professionnel aussi bien que personnel. Dans ma carrière diplomatique, c’est en 2003, lors du 40ème anniversaire du traité de l’Élysée, que j’en ai fait l’expérience la plus forte. J’étais alors en poste à Berlin, au Ministère fédéral des Affaires étrangères, où j’étais en charge des relations franco-allemandes dans les domaines de la culture et de l’éducation. À l’occasion de cet anniversaire, la France et l’Allemagne ont lancé de nombreux projets communs, dont certains ont des retombées voire se poursuivent aujourd’hui encore.
C’est à cette époque que l’on a, par exemple, décidé de faire du 22 janvier, jour de la signature du traité de l’Élysée, la « Journée franco-allemande ». Depuis, cet événement est célébré chaque année avec des jeunes des deux pays par les institutions politiques ainsi que par de nombreux organismes culturels et instituts de formation, et est axé sur des thématiques à chaque fois différentes.
Cette même année, les ministères des Affaires étrangères de Paris et de Berlin ont également créé un fonds culturel franco-allemand, qui sert encore actuellement à financer des projets communs organisés par les ambassades et organismes culturels français et allemands dans les pays tiers.
Commandé en 2003 par le Président Jacques Chirac et le Chancelier Gerhard Schröder, le manuel d’histoire franco-allemand est une réalisation particulièrement intéressante. Ce projet est pour moi une application novatrice et littéralement tangible de la mission de paix et d’éducation également poursuivie par l’UNESCO, et à laquelle je me voue en tant qu’Ambassadeur, Délégué permanent d’Allemagne auprès de l’UNESCO.
Il ne s’agit pas, en effet, d’un simple livre sur l’histoire franco-allemande, mais bien d’un manuel scolaire abordant l’histoire du monde de l’Antiquité à nos jours et respectant, là est son originalité, les programmes d’histoire des deux pays. Trop souvent par le passé, le regard porté sur l’histoire et son instrumentalisation ont été à l’origine de conflits, y compris entre la France et l’Allemagne. Aujourd’hui, grâce à la volonté politique de dépasser cet état de fait et à des similitudes suffisantes qui ont pu être constatées entre les programmes d’histoire de nos deux pays, il a été possible d’élaborer une narration commune pour un manuel d’histoire commun.

© DR La couverture du manuel scolaire d’histoire commun franco-allemand publié pour la première fois sous le titre Histoire/Geschichte lors de la rentrée scolaire 2006-2007.

Représentants des ministères de l’Éducation et des Affaires étrangères, historiens, puis éditeurs français et allemands se sont alors engagés dans un intense travail pour que paraissent dans chaque pays, entre 2006 et 2011, les trois volumes de cet ouvrage, dont le contenu est identique dans les deux langues.
Désormais, les lycéens français et allemands ont la possibilité de préparer leur baccalauréat en France et leur Abitur en Allemagne avec le même support pédagogique.
S’il est vrai que dans les deux pays, ce manuel n’est pas aussi utilisé qu’on l’espérait dans les lycées, le fait même que la France et l’Allemagne, anciens « ennemis héréditaires », aient été les premiers pays au monde à concevoir un livre d’histoire commun pour leurs élèves a suscité un grand intérêt en Europe et également ailleurs dans le monde.
L’exemple franco-allemand a ainsi inspiré, pour le niveau collège, un manuel d’histoire commun à l’Allemagne et à la Pologne dont les deux premiers volumes sont d’ores et déjà parus en allemand et en polonais. En Asie, le troisième tome du manuel franco-allemand, qui traite la période allant de 1945 à nos jours, a fait l’objet de deux traductions.
L’expression française « regards croisés » résume parfaitement une autre valeur ajoutée de ce manuel commun. Celui-ci est en effet une invitation à changer de perspective par rapport à l’histoire. Pour y parvenir, on peut par exemple faire étudier aux élèves allemands l’histoire de l’Alsace-Lorraine, territoire pour lequel la France et l’Allemagne se sont si longtemps disputés, ou bien l’histoire de la Première guerre mondiale du point de vue français ; on peut également leur enseigner davantage l’histoire de la France après 1958. Réciproquement, les élèves français peuvent étudier ces périodes du point de vue allemand ou en apprendre plus sur l’histoire de la République démocratique d’Allemagne (RDA).
Ceci m’amène à nouveau à l’UNESCO. Car c’est justement l’un des éléments de la mission de l’UNESCO pour l’éducation et la paix : changer de perspective, c’est-à-dire apprendre à porter un autre regard sur le voisin ou un regard différent sur une autre culture. Ou encore se voir soi-même avec les yeux de son voisin ou d’une autre culture.
À l’instar de l’Allemagne et la France qui, après 1945, ont réalisé un travail d’entente et de paix dans le cadre de la réconciliation, l’UNESCO s’emploie aujourd’hui activement à relever les défis de notre temps. Pour nos deux pays, c’est l’éducation qui permettra sur le long terme de conférer une stabilité aux sociétés et d’améliorer les perspectives d’avenir des individus.
J’en suis convaincu : si beaucoup de jeunes dans le monde pouvaient, et ceci le plus tôt possible, faire l’expérience clé d’un tel changement de perspective sur les sujets de discorde ou de porter un autre regard sur leurs voisins proches et éloignés, cela pourrait contribuer à réaliser une des ambitions du préambule de l’acte constitutif de l’UNESCO du 16 novembre 1945 : « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».