Le franco-allemand : terrain permanent d’innovations

Paru dans La Lettre Diplomatique n°124 4ème trimestre 2019

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Par le Pr. Rainer HUDEMANN

Professeur des universités émérite en Histoire contemporaine de l’Allemagne et des pays germaniques à la Sorbonne Université

La symbolique a une place importante dans les rapports entre la France et l’Allemagne : initiatrice de nouveaux départs, elle consolide en même temps le chemin parcouru. Dans une perspective longue, les mises en scène soignées d’Adenauer et de Gaulle dans la cathédrale de Reims et à la signature du traité en 1962/1963 d’une part et le nouveau traité en 2019 de l’autre, revêtent des parallélismes sur le fond tout en mettant en relief les différences, les difficultés et les progrès parcourus depuis. Progrès d’autant plus considérables que les risques de rétrograder ont pris de nouvelles configurations en 2019. « Nouvelles » dans quelle mesure ?
En 1963, la forme d’un traité en droit international, et donc ratifié par l’Assemblée nationale et le Bundestag, fut décidée ad hoc pour éviter les écueils potentiels de la convention intergouvernementale initialement prévue car celle-ci aurait dû être ratifiée également par tous les Länder allemands, dépositaires des compétences culturelles. Pour 2019 par contre, le champ des délibérations des acteurs aura été très large en amont, des parlements en passant par de nombreuses institutions intermédiaires jusqu’aux initiatives dans la société civile.
En 1963, le Bundestag avait entravé la portée politique du traité en réaffirmant l’importance de l’alliance avec les États-Unis. Si les relations entre les deux gouvernements furent rarement aussi mauvaises que dans les années suivant ce traité, les mécanismes de consultations régulières et de coopérations à de multiples niveaux, entérinées par le traité et renforcées ensuite en plusieurs étapes, servirent bientôt, et depuis, à ancrer la coopération dans le quotidien et à désamorcer des crises. Dans la société civile des élans impressionnants surgirent, l’Office franco-allemand pour la Jeunesse débuta un parcours à très grands succès.
Mais dès 1945, les rapports entre la France et l’Allemagne – occupée d’abord, fédérale depuis 1949 – ont toujours évolué dans une dynamique aussi complexe que productive. Difficultés et solutions, crises et coopérations, blocages et nouvelles initiatives y ont continuellement été enchevêtrés, aboutissant à des interactions qui approfondissent la coopération en y introduisant toujours de nouveaux acteurs. Car si les deux pays sont profondément différents sur les plans économique, politique, culturel et sociétal, ces différences connaissent à long terme nombre de convergences et impliquent un vaste éventail de complémentarités.
Dès le coup d’envoi de l’intégration européenne au niveau institutionnel par Robert Schuman à travers sa déclaration du 9 mai 1950 conduisant à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), ces complémentarités ont agi en commun et impulsé l’élan pour surmonter les catastrophes des guerres. Pour l’Allemagne d’Adenauer, une étape importante dans le retour sur la scène internationale. Pour la France, d’une part sa sécurité assurée par l’intégration partielle et, partant, le contrôle de l’industrie allemande considérée comme potentiel d’agression et clef pour la reconstruction de l’Europe ; d’autre part, contrainte de modernisation pour l’industrie française par la concurrence entre les pays partenaires, modernisation longtemps freinée par les marchés protégés de l’empire colonial mais indispensable pour le rétablissement de la France comme grande puissance. Comme continuellement depuis, l’étroite coopération entre les gouvernements allemand et français fut indispensable pour le succès au niveau européen, tout en soulignant la part importante qu’y prirent les dirigeants belges, luxembourgeois, néerlandais et italiens.
L’armée européenne, de nouveau au cœur du débat en 2018-2019, avait échoué à la Chambre des députés en 1954 au moment où, couvert par le secret, la « Force de frappe » s’avéra réalisable : hors de question d’y laisser accéder le partenaire. Mais cet échec de la Communauté européenne de Défense (CED) donna d’autant plus de vigueur à un autre modèle de la coopération : le compromis.
La complémentarité entre tendances plutôt protectionnistes en France et parfois plus libre-échangistes chez le partenaire allemand favorisa ainsi les compromis des traités de Rome en 1957. Contrairement à une impression répandue, le traité de l’Élysée ne déclencha pas le début de la réconciliation – le texte disait d’ailleurs correctement « sceller la réconciliation » -, mais il marqua une étape essentielle dans un rapprochement amorcé dès l’automne 1945, aussi bien dans les directives secrètes et publiques du Général de Gaulle lui-même en tant que Chef du Gouvernement provisoire que dans une partie considérable de la politique pratiquée en Zone française d’occupation.
Ce rôle d’étape de 1963 est à la hauteur de celui de 2019. Le vaste éventail et la précision des travaux préparatoires, notamment parlementaires, ont fait ressortir un bilan des très nombreux écueils juridiques et pratiques, anciens et nouveaux, et fournissent des feuilles de route très riches pour mettre immédiatement en œuvre des solutions soit acquises mais retardées, soit élaborées pour vaincre de nouveaux défis.
Parmi les priorités figure maintenant le grand laboratoire de nouvelles structures pour les niveaux binationaux et européens que constituent les régions frontalières, absentes du texte de 1963. La Lorraine et la Sarre sont, en conséquence de leur histoire particulière, les pionnières de la coopération transfrontalière quotidienne – et souvent concurrentielle – depuis la fin des années 1940 à de multiples niveaux politiques, économiques et scientifiques.
Elle conduisit, par exemple, en 1976 au premier Conseil syndical interrégional en Europe – incluant le Luxembourg –, dès 1993 au premier tramway transfrontalier et en 2014 à la « Stratégie France » pour faire évoluer la Sarre vers un Land bilingue. Rhénanie-Palatinat, Alsace et Bade-Wurtemberg intensifièrent leur coopération transfrontalière au cours de ces dernières décennies. 2018 a vu la proclamation de la Collectivité européenne d’Alsace.
Ainsi le nouveau traité a prouvé sa force d’innovation avant même d’être signé, liant toujours les niveaux bilatéral, européen et intercontinental. Pour rester ou devenir durables, les innovations permanentes dans le quotidien ont besoin de ces bilans, confirmations et impulsions symboliques puissantes. Aux acteurs de tous niveaux de mettre à profit maintenant les nouveaux instruments comme l’ont fait leurs prédécesseurs après 1963.