
Entretien avec M. Pau ROCA
Directeur général de l’Organisation internationale de la Vigne et du Vin (OIV)
Créée en 1924, l’Organisation internationale de la Vigne et du Vin (OIV) regroupe 47 États membres qui représentent 84% de la production mondiale de vin et 65% de la consommation mondiale. Alors que son nouveau plan stratégique pour la période 2020-2024 a récemment été adopté, M. Pau Roca, Directeur général de l’OIV, aborde pour nous la situation du secteur vitivinicole, son adaptation aux nouvelles technologies et la prise en compte des contraintes du développement durable pour son développement futur.
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Directeur général, la production de vin a atteint un record de 292,3 millions d’hectolitres en 2018. Tenant compte des résultats de l’année 2019, quelle analyse faites-vous de la santé du secteur viticole ?
Pau ROCA : Avec 263 millions d’hectolitres, la production de vin en 2019 peut être qualifiée comme « normale » alors que, en 2018, (293 millions d’hectolitres) elle était exceptionnelle et historiquement élevée par tout dans le monde. Bien que cet écart de 30 millions d’hectolitres semble significatif, le niveau de production de 2019 est en ligne avec la moyenne des dix dernières années.
Cette baisse ou retour à la moyenne a été observée dans presque tous les principaux pays producteurs.
C’est au sein de l’Union européenne (-15% par rapport à 2018) que nous observons les baisses les plus significatives. Espagne (-24%), France (-15%) et Italie (-15%) ensembles ont baissé leur production de vin de 26 millions d’hectolitres par rapport à l’année dernière.
Dans l’hémisphère sud, c’est l’Amérique du Sud la région qui enregistre la plus forte diminution par rapport à la production 2018, notamment en Argentine (-10%) et au Chili (-7%).
En 2019, dans le top 10 des producteurs de vins seule l’Afrique du Sud enregistre une production légèrement supérieure à l’année dernière.
L.L.D. : L’OIV a adopté le 18 octobre 2019 un nouveau plan stratégique pour la période 2019-2025. Pourriez-vous en décliner les grandes lignes ?
P.R. : Le Plan stratégique 2020-2024 et ses objectifs stratégiques ont été guidés par les différents enjeux auxquels le secteur vitivinicole international doit faire face mais aussi par une volonté visant à intégrer, dans les travaux de l’Organisation, les perspectives 2030 des Objectifs de Développement Durable (ODD), élaborés sous l’égide des Nations unies.
L’OIV s’engage envers les ODD, et soutient ses membres dans leur mise en oeuvre dans les domaines relevant de son mandat en matière de stabilité financière et de croissance économique durable et inclusive. Les membres de l’OIV sont conscients que le développement durable embrasse le développement économique, le développement social et la protection de l’environnement, tous trois étant interdépendants et se renforçant mutuellement, et affirment leur engagement à promouvoir les objectifs de l’OIV de manière à contribuer à l’objectif de développement durable. Au sens large, l’engagement de l’OIV envers les ODD est en phase avec les axes du plan stratégique.
Le plan quinquennal 2020-2024 s’articule, ainsi, autour des six axes stratégiques suivants :
– promouvoir une vitiviniculture éco-responsable ;
– promouvoir une activité économique suivant les principes de développement durable et de croissance et globalisation des marchés ;
– contribuer au développement social au travers de la vitiviniculture ;
– poursuivre le développement d’un environnement normatif harmonisé ;
– faciliter la transition digitale de la filière ;
– consolider le rôle de l’OIV comme référence mondiale scientifique, technique et culturelle.
L.L.D. : Le changement climatique demeure au coeur des préoccupations de l’OIV. Comment en décririez-vous les effets les plus marquants sur le secteur viticole ? Quelles sont les orientations privilégiées pour accompagner son adaptation aux contraintes imposées par ce phénomène ? Quelles mesures sont préconisées pour renforcer la durabilité des processus de production viticole et vinicole ?
P.R. : Le développement durable, le changement climatique, les attentes des consommateurs et des citoyens sont devenues essentielles pour le secteur vitivinicole. La viticulture durable est prioritaire pour l’OIV. L’organisation développe ses travaux en matière d’environnement au sein d’une structure spécialement dédiée à cet égard : le groupe d’experts sur le développement durable et le changement climatique (ENVIRO) de la Commission viticulture, qui traite de manière interdisciplinaire les questions de développement durable et de changement climatique, afin de développer une approche globale et cohérente. À titre d’exemple, un document d’expérience collective rédigé par ce groupe sur la biodiversité fonctionnelle du vignoble a été publié sur notre site.
Il convient de noter aussi, qu’en 2016 nous avons approuvé la résolution OIV-CST 518-2016 qui aborde « Les principes généraux de l’OIV de la vitiviniculture durable – Aspects environnementaux – sociaux – économiques et culturels ».

La durabilité est la base centrale de notre nouveau plan stratégique et nous réalisons actuellement un « Guide OIV pour la mise en oeuvre des principes de vitiviniculture durable ».
Le secteur du vin n’a jamais nié le changement climatique. Il a la peau très sensible au changement climatique. Pourquoi ? Parce que les effets du climat et du sol sont essentiels pour donner des caractéristiques spéciales, que l’on enregistre d’année en année.
Il est important de rappeler que le vignoble possède une forte capacité d’adaptation aux différents climats et sols, et que c’est l’homme qui l’a « domestiqué ». D’ailleurs, la vigne a une capacité d’adaptation plus importante en comparaison avec d’autres cultures qui sont beaucoup plus sensibles à des élévations de températures ou à des changements dans le climat. Dans le secteur, une recherche active est menée sur les alternatives et adaptation des vignes au changement climatique. Le secteur vitivinicole est comme les vignes, très résilient.
Au sein de l’OIV nous avons des actions de recherche sur la sélection et l’adaptation variétale, comme la sélection clonale et la sélection polyclonale, qui ont comme but de sauvegarder le matériel génétique de la vigne afin de trouver les variétés les mieux adaptées aux besoins du secteur. En juillet 2019, lors du 42ème Congrès mondial de la Vigne et du Vin à Genève, l’Assemblée générale de l’Organisation a approuvé la résolution OIV-VITI 564B-2019, qui établit un « protocole de l’OIV pour la sauvegarde et la conservation de la diversité intra-variétale et la sélection polyclonale de la vigne pour les variétés présentant une grande variabilité génétique ».
L.L.D. : Le développement rapide de la viticulture en Angleterre témoigne de la transformation du vignoble mondial. Comment appréhendez-vous ce processus ?
P.R. : Le changement climatique doit être vu comme une opportunité. Nous n’allons pas inverser le changement climatique, ce n’est plus possible, mais nous avons en mains les moyens d’adaptation à ce phénomène. L’immuabilité n’existe pas. Le goût a toujours évolué. Il faut peut-être envisager une redéfinition des terroirs et sûrement des modes de production.
L.L.D. : La transformation numérique du commerce international représente un autre défi majeur pour le secteur vitivinicole. En quoi les nouvelles technologies de communication peuvent-elles offrir une opportunité pour mettre en place de nouvelles normes de traçabilité et d’information ?
P.R. : Ni le secteur vitivinicole, ni l’OIV, ne peuvent regarder l’avancement des nouvelles technologies et des nouveaux modes de communication sans être profondément impliqués et intégrer ces innovations et ces nouveaux outils. L’utilisation universelle de ces technologies changera radicalement l’économie et les relations juridiques. De nouvelles formes de cryptage, de stockage et de transmission des informations, de validation de l’autorité, de sécurité et de distribution des bases de données et des métadonnées vont faire évoluer considérablement notre environnement.
Pour cette raison, nous avons inclus l’axe « Faciliter la transition digitale de la filière » dans notre plan stratégique. Mais, il ne faut pas oublier que nous sommes encore dans un champ très embryonnaire, il faut anticiper et, ici, l’OIV doit jouer un rôle primordial en ce qui concerne l’harmonisation.
Pour commencer, l’OIV a comme premier objectif de cet axe (la transition digitale) l’identification des processus de la filière susceptibles d’évoluer via le développement de l’apprentissage automatique, de l’IdO (Internet des Objets), des registres distribués, de l’analyse des données et autres technologies similaires au niveau de la production, de la distribution, de la traçabilité et de la commercialisation.

L.L.D. : Une des résolutions adoptées à l’issue du 42ème Congrès Mondial de la Vigne et du Vin qui s’est tenu à Genève du 15 au 19 juillet 2019 portait sur les attentes des consommateurs et la réduction de l’utilisation de dioxyde de souffre. Quelles sont les pratiques préconisées par l’OIV dans ce domaine ?
P.R. : Il s’agit de la résolution OIV-OENO 594A-2019 sur la « Réduction des microorganismes indigènes des raisins et des moûts par des procédés hautes pressions hydrostatiques discontinus (HHP – High hydrostatic Pressure) ».
Celle-ci établit une pratique innovante permettant, entre autres, de réduire la charge microbienne en micro-organismes indigènes, levures en particulier, et de réduire les doses de dioxyde de soufre (SO2) utilisées lors de l’élaboration des vins.
Ce sont des nouvelles technologies de conservation par procédés physiques capables de préserver les propriétés sensorielles des raisins et de permettre une réduction des doses de SO2.
Cette résolution va à la rencontre des attentes des consommateurs à propos de la réduction de l’utilisation de SO2 : un enjeu au cœur du débat.
L.L.D. : Le prochain Congrès Mondial de la Vigne et du Vin aura lieu à Santiago du Chili en 2020. Quelles vous semblent devoir être les priorités de ses travaux ?
P.R. : Le 43ème Congrès mondial de la Vigne et du Vin, qui aura lieu à Santiago du Chili du 23 au 27 novembre 2020, aura pour thème principal « La contribution du secteur productif et scientifique vitivinicole à un monde en mutation environnementale et économique ».
Cela va, évidemment, dans le sens des travaux entamés par l’OIV et en accord avec notre nouveau plan stratégique.
L.L.D. : Après l’Arménie en 2014, l’Ouzbékistan a adhéré à l’OIV en 2018. Quel regard portez-vous sur l’attractivité de l’OIV et le rayonnement de son rôle dans le secteur vitivinicole international ? Comment expliquez-vous que la Chine, premier pays producteur de raisin de table et 5ème consommateur de vin, ne soit pas encore membre de l’organisation ?
P.R. : En ce moment, nous avons trois régions chinoises avec le statut d’observatrices auprès de l’OIV. Il s’agit de la ville-préfecture d’Yantai, de la région autonome du Ningxia Hui et de Hebei, une province du centre nord-est de la Chine.
Il y a un fort engagement du secteur vitivinicole chinois auprès de l’OIV et le suivi des normes et pratiques œnologiques de notre Organisation. Nous espérons que dans un futur proche, le gouvernement de la République Populaire de Chine décide favorablement l’adhésion à l’OIV.
L.L.D. : Les étudiants de la 32ème promotion du Master de l’OIV « MSc in Wine Management » ont fait leur rentrée au sein du nouveau siège de l’OIV à Paris, en octobre 2019. Comment la diversité des pays d’origine a-t-elle évolué ? Quelles sont les spécificités de la formation dispensée par l’OIV ?
P.R. : Cette formation de troisième cycle universitaire, niveau I, a été créée en 1986 à l’initiative de la communauté scientifique et professionnelle internationale réunie à l’OIV puis à l’Association Universitaire Internationale du Vin et des Produits de la Vigne (AUIV).
Dès sa création, elle a organisé et mis en oeuvre un réseau de formation : le Réseau Universitaire Spécialisé en sciences de gestion, sous l’égide et avec la collaboration directe de l’OIV. Le Diplôme international de l’OIV en management du secteur de la vigne et du vin (« International OIV MSc in wine management ») est devenu depuis 2011 le DES Bac+5 de SupAgro Montpellier.

Le Réseau Universitaire Spécialisé en sciences de gestion de l’AUIV regroupe aujourd’hui 36 universités et établissements d’enseignement supérieur et de recherche.
Le champ d’application de la formation, initialement attaché à quatre pays producteurs, s’est ouvert à 26 pays producteurs et consommateurs. La couverture des zones (régions, pays) s’est étendue en croisant l’intérêt naissant d’une prise en compte de la zone et la capacité à y détecter les experts, enseignants, chercheurs, acteurs économiques à exprimer et analyser les spécificités managériales de leur contexte. Le corps d’enseignants-chercheurs du programme a donc évolué parallèlement à l’enrichissement des Groupes d’experts de l’OIV. L’élargissement de l’univers vitivinicole a supposé au cours des vingt dernières années de travailler avec plus d’acuité le positionnement des divers acteurs et souligné l’importance d’une pédagogie expérientielle, pluridisciplinaire et interculturelle. C’est ainsi que le cursus s’est porté successivement vers l’Océanie, l’Amérique latine et l’Asie, tout en renforçant l’analyse prospective de la proposition traditionnelle de l’Europe.
Cette formation s’adresse donc exclusivement à de futurs cadres et décideurs de la filière Vins. Le programme se déroule sur 18 mois, soit 30 modules consacrés chacun à un thème spécifique et à une région d’accueil étudiée et visitée. Pour chacun des modules, un centre universitaire ou professionnel constitue le pôle organisateur.
L.L.D. : Après avoir été Secrétaire général de la Fédération Espagnole du Vin (FEV), vous avez pris vos fonctions de Directeur général de l’OIV le 1er janvier 2019.Comment accueillez-vous cette nouvelle expérience ? Quels aspects envisagez-vous de mettre en exergue dans le cadre des célébrations du centenaire de la fondation de l’OIV en 2024 ?
P.R. : Je suis très heureux parce que c’était une évolution que je cherchais et je suis très satisfait de la responsabilité qui m’a été confiée.
En même temps, je me trouve confronté à un monde qui présente de nombreuses complexités et des sensibilités différentes. Dans ce travail, outre les intérêts économiques, entre en jeu l’équilibre des questions nationales.
Il est important de gérer une organisation dans laquelle tout le monde se sent impliqué et représenté. C’est un travail d’harmonisation qui doit cependant permettre une opérationnalité. Je le vois comme un ensemble de vecteurs, qui sont abordés dans différentes directions. La tâche du directeur est de trouver un équilibre entre tous ces vecteurs, de manière à neutraliser les oppositions et à ce que tout le monde se trouve dans une situation confortable et satisfaisante, et pour autant obtenir des résultats ! Ce travail consiste à établir des contacts avec les différents pays, à voyager, à travailler avec des objectifs clairs, sans crainte, dans le but de travailler directement pour le secteur. Tout cela représente un grand défi.
Le nouveau plan stratégique culmine exactement avec le centenaire de l’OIV. J’espère que nous aurons accompli à ce moment les objectifs auxquels nous nous sommes engagés en approuvant ce nouveau plan. Aussi, il est de mon souhait que l’OIV puisse retrouver un siège à son image, compte tenu du fait que nous avons été contraints à déménager très récemment dans des locaux fonctionnels et contemporains certes, mais provisoires, dont la dimension ne correspond pas aux besoins futurs de notre organisation. Nous comptons avec l’aide de l’État français dans cette recherche.