Dès 1963, le développement des liens entre les jeunesses de part et d’autre du Rhin a été défini comme une priorité pour asseoir la réconciliation entre l’Allemagne et la France sur des fondements solides et durables. Si la culture ne figurait pas comme un domaine de coopération à part entière dans le traité de l’Élysée, elle deviendra rapidement l’autre ciment de leurs liens d’amitié, au-delà des préjugés et des incompréhensions.
«Oh, faites que jamais ne revienne/Le temps du sang et de la haine… » Ces paroles de Göttingen reprises par le Chancelier Gerhard Shröder en 2003 lors de la commémoration du 40ème anniversaire du traité de l’Élysée, sont restées dans les mémoires comme le chant de la réconciliation franco-allemande. Composée à l’été 1964 par Barbara à Göttingen même, en Basse-Saxe, où elle s’était laissée convaincre de venir se produire, cette chanson qui n’avait pas vocation à transmettre un message politique, illustre bien l’esprit dans lequel devait désormais s’inscrire les relations entre les deux anciens frères ennemis. Trois ans plus tard, en 1967, l’artiste française, née sous le nom de Monique Serf, qui avait été une enfant juive fuyant avec ses parents pendant l’occupation allemande, l’enregistra à Hambourg dans sa version allemande.
Auparavant, d’autres acteurs des milieux intellectuels et artistiques avaient ouvert la voie en faveur de cette nouvelle donne, comme Emmanuel Mounier et Alfred Grosser qui fondent en 1948 le Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle. La même année un premier accord culturel est conclu, qui sera officiellement signé le 23 octobre 1954 à Düsseldorf. En 1957, le Goethe-Institut commence à développer son réseau en France, avant que ne soit créé le Centre allemand de recherches historiques en 1958 (devenu en 1964 l’Institut historique allemand de Paris rattaché au ministère fédéral de la Recherche).
Le traité de l’Élysée n’inclura pas de volet culturel. Pourtant comme le souligne Sylvia Calmes-Brunet*, le mémorandum allemand du 8 novembre 1962 proposait d’inclure les échanges artistiques et littéraires (de la compétence des Länder). Seules des rencontres mensuelles entre les directeurs des affaires culturelles des deux ministères des Affaires étrangères seront prévues.
« On dénombre environ 8 500 étudiants allemands chaque année en France et autant de jeunes étudiants français en Allemagne »
Après 1963, l’Allemagne et la France vont patiemment retisser les liens qui permettront l’approfondissement de leur rapprochement culturel. En 1963, l’Office allemand d’Échanges universitaires (DAAD) ouvre une antenne à Paris, tandis qu’un premier accord dans le domaine du cinéma est signé en 1965 (qui sera suivi de celui de 1974 et de la création de l’Académie franco-allemande du cinéma en 2000). Viendra ensuite le temps des grands projets : le Haut Conseil culturel franco-allemand mis en place le 22 janvier 1988, puis la chaîne de télévision franco-allemande « Association relative à la télévision européenne » (Arte) instituée sous l’impulsion du Président François Mitterrand et du Chancelier Helmut Kohl par le traité signé par la France et par les représentants des Länder ouest-allemands le 2 octobre 1990. Le lendemain, la réunification de l’Allemagne est devenue effective, à l’apex du processus (Deutsche Einheit) initié après la chute du mur de Berlin dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989. En France, à la faveur de ce tournant, Jean-Jacques Goldman met en abîme l’histoire allemande avec sa chanson Leindenstadt (« ville de souffrance » en allemand). Les gouvernements français et allemand décident conjointement de créer un centre franco-allemand de recherche en sciences sociales ouvert sur l’Europe. Fondé le 9 octobre 1992, celui-ci est placé, lors de son inauguration le 8 septembre 1994, sous le patronage de l’historien médiéviste Marc Bloch (1886-1944). Son fonctionnement binational sera renforcé en 2015 par la création d’une association reconnue d’utilité publique de droit allemand qui porte le nom de « Centre Marc Bloch e.V. rassemblant les tutelles françaises et allemandes, ce qui en fait une institution unique dans le monde de la recherche.
Entre temps, Arte, dont les premiers programmes sont diffusés le 30 mai 1992, est devenue un symbole de volonté de politique culturelle plus qu’un succès populaire. À trois ans de son 30ème anniversaire, son taux d’audience demeure modeste (2,2% pour la saison 2017-2018), mais, elle continue d’être le seul média audiovisuel binational et elle veut aujourd’hui ouvrir la voie vers une télévision européenne pour assurer son avenir.
Cinquante-sept ans après le discours de Ludwigsburg du 9 septembre 1962, l’appel du Président Charles de Gaulle a été entendu. Les jeunesses allemande et française sont aujourd’hui encore à pied d’œuvre pour « faire vivre » la « solidarité » entre la France et l’Allemagne. Elles sont, en effet, au centre du processus de renouvellement des liens de coopération et d’amitié franco-allemands lancé le 19 janvier 2018 par la Chancelière Angela Merkel et le Président Emmanuel Macron. Avec l’Office franco-allemand de la Jeunesse (OFAJ) à nouveau au premier plan. Quatre de ses jeunes ambassadeurs ont ainsi lancé une campagne « Élysée 2.0. 19 » dans le but de recueillir les suggestions des jeunes de toute l’Allemagne et de toute la France pour créer une nouvelle version de l’accord bilatéral. En plus d’un site web créé à cette fin, le réseau des ambassadeurs de l’OFAJ s’est mobilisé tout au long de l’année 2018 en organisant des événements à l’échelle locale.
Bilan : le contexte européen difficile revient souvent, tout comme les complexités encore prégnantes des relations franco-allemandes ou, plus concrètement, le désintéressement respectif pour l’apprentissage des langues des deux pays. Ainsi, seul 16% des élèves français apprennent par exemple l’allemand au collège. La situation est similaire de l’autre côté du Rhin, le français et l’allemand étant de part et d’autre fortement concurrencé par l’espagnol.
Faut-il en déduire un constat négatif ? Pas à en croire les chiffres de l’OFAJ : en un demi siècle, plus de 8 millions de jeunes ont profité de ses programmes. Chaque année ce sont près de 200 000 Allemands et Français de 3 à 30 ans qui participent sous son égide à des rencontres ou à des échanges scolaires, sportifs, culturels ou professionnels.
Au plan universitaire, 175 doubles diplômes sont aujourd’hui reconnus de part et d’autre du Rhin. Dans ce domaine, la coopération entre l’Allemagne et la France s’est révélée si performante qu’elle est qualifiée de « modèle européen d’internationalisation », thème du Congrès organisé en décembre 2017 par l’Université franco-allemande (UFA) pour marquer le 20ème anniversaire de sa création. Cette institution binationale unique en son genre basée à Saarbrücken, dans le Land de Sarre, organise la collaboration sous son égide de 194 grandes écoles, universités et Fachhochschulen en France et en Allemagne, ce qui représente près de 6 500 étudiants et 300 doctorants dans les domaines des sciences de l’ingénieur, des sciences exactes, de l’économie et de la gestion, du droit sciences humaines et sociales et de la formation des enseignants. Au nombre de 180, les cursus intégrés de l’UFA, qui vont du niveau post-bac au niveau master, n’ont pas d’équivalent, en ce sens qu’ils reposent sur un programme pédagogique commun, élaboré par les enseignants-chercheurs français et allemands.
Au total, on dénombre environ 8 500 étudiants allemands chaque année en France et autant de jeunes étudiants français en Allemagne. Ces derniers sont notamment séduits par la Bavière et sa « capitale » Munich, dont deux universités figurent dans le top 100 du classement de Shanghaï : l’Université technique (TUM, 50ème) et l’Université Louis-et-Maximilien (57ème).
Cette mobilité des jeunesses allemande et française enrichit aujourd’hui un canevas d’interactions culturelles faites toute à la fois d’affinités et d’incompréhensions. Un peu à l’image des aventures de ces employés d’une entreprise allemande qui débarque dans un village du Sud-Ouest, relatées par la coproduction franco-allemande Deustch-Les Landes distribuée depuis fin 2018 par Amazon Video. On oubliera rapidement cette série B, même si les « Klischees » ont la vie dure : que ne dit-on, en France, des touristes allemands fagotés de leurs Birkenstock en chaussettes ou, en Allemagne, de ces petits Français qui apprennent dès leur plus jeune âge à faire la révolution devant leurs assiettes de petit-pois.
Quoiqu’il en soit, à l’image du Salon du Livre de Francfort en 2017 ou du Reeperbahn Festival de Hambourg en 2018, dédié aux découvertes musicales, dont la France était l’invité d’honneur, les échanges artistiques et culturels qui vont et viennent par delà les deux rives du Rhin demeurent toujours aussi dynamiques.
Véritable symbole de ce dialogue étroit, le philosophe Jürgen Habermas s’est vu remettre le 5 juillet 2018 le Prix franco-allemand du journalisme par le Ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Haas qui déclara en lui rendant hommage : « En vous investissant passionnément pour l’Europe, vous avez comme nul autre rendu de grands services à l’entente franco-allemande et à l’entente européenne : en tant que philosophe et sociologue, orateur, essayiste et intellectuel « bâtisseur de ponts » entre l’Allemagne et la France. » Et d’ajouter à cette occasion : « à une époque où l’Europe menace de se désagréger à l’intérieur et est divisée de l’extérieur, il nous faut être radicalement soudés avec la France. » Considéré comme l’un des plus importants penseurs de notre temps, Habermas en a appelé quant à lui une politique de la solidarité entre États européens pour générer une volonté politique commune durable. CH
* (Annales de Droit, 9/2015)