
Entretien avec S.E.M. Ismail Hakki MUSA
Ambassadeur de Turquie
À la faveur d’investissements colossaux pour développer l’économie turque et l’asseoir comme une plateforme commerciale et technologique entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient, le Président Recep Tayyip Erdogan a résolument entrepris de moderniser la Turquie. Une transformation qu’il compte bien voir se concrétiser lors des célébrations du Centenaire de la République turque en 2023. Fort d’une mise au point sur ses réalités politiques et économiques, S.E.M. Ismail Hakki Musa, Ambassadeur de Turquie en France, réaffirme pour nous la volonté d’Ankara de relancer le processus d’adhésion turc à l’Union européenne, le rôle stratégique de la Turquie sur les scènes régionale et internationale, ainsi que les spécificités de ses relations de partenariat avec la France.
La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, après sa réélection le 24 juin 2018, le Président Recep Tayyip Erdogan a inauguré le nouveau système de gouvernement turc. Dans quelle mesure cette réforme constitutionnelle participe-telle à l’émergence de la « Nouvelle Turquie » qu’il appelle de ses voeux ? Comment définiriez-vous l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk dont le 80ème anniversaire de la disparition a été commémoré le 10 novembre 2018 ?
S.E.M. Ismail Hakki MUSA : La Turquie a une longue tradition de respect de l’État de droit et de la démocratie. Elle tire sa force de sa profonde expérience historique et de ses institutions solides. Afin d’atteindre ses objectifs plus rapidement et plus efficacement, notre pays a adopté, après un référendum qui s’est tenu le 16 avril 2017, un système de gouvernance présidentiel.
Ce nouveau système est entré en vigueur avec les élections du 24 juin 2018. Les amendements constitutionnels ne modifient ni le régime républicain, ni les principes fondamentaux de notre République, et leur but est d’établir un gouvernement plus fort et plus démocratique. L’équilibre des pouvoirs est bien établi par ce nouveau système de gouvernement. En effet, il prévoit de limiter les pouvoirs du Président et du Parlement, notamment en ce qui concerne leurs relations, et limite également l’étendue des possibilités d’intervention mutuelle de ces institutions sur leurs affaires respectives. Nous pensons que notre pays sera en mesure de se développer de manière plus forte et plus stable grâce à sa nouvelle structure gouvernementale, mieux adaptée aux enjeux actuels, avec une capacité de prise de décision rapide et plus précise.
Gazi Mustafa Kemal Atatürk, Commandant en chef lors de notre guerre d’Indépendance, fondateur de la République de Turquie, a orienté notre histoire et a façonné notre avenir. Par ses principes et ses idées, il a marqué non seulement la mémoire du peuple turc mais également celle de toutes les nations dans le monde. Toutes les réformes réalisées en Turquie s’inspirent des idéaux d’Atatürk et de l’héritage qu’il a légué au peuple turc.
En 2023, notre pays célèbrera fièrement son 100ème anniversaire. La réalisation des objectifs concrets fixés par notre gouvernement présidentiel rehaussera non seulement les normes de paix et de prospérité à l’intérieur du pays, mais elle renforcera également la contribution de la Turquie à son environnement régional et au-delà. Notre plus grand objectif est de concrétiser cette vision en suivant la devise d’Atatürk « Paix dans le pays, paix dans le monde ».
L.L.D. : À l’occasion de la Journée de l’Europe, le 9 mai 2019, le chef de l’État turc a réaffirmé l’engagement de votre pays à poursuivre son processus d’adhésion à l’Union européenne (UE). Comment pourrait, selon vous, être ressuscité « l’esprit d’Helsinki » auquel il a fait référence ? Quelles mesures sont privilégiées en vue de remplir les derniers critères qui permettront la levée des visas de l’UE pour les ressortissants turcs ? Comment la coopération initiée en mars 2016 en matière de gestion des flux migratoires peut-elle encore répondre aux attentes turques dans ce domaine ?
S.E.M.I.H.M. : Notre processus d’adhésion à l’UE a débuté par la confirmation du statut de candidat de la Turquie lors du sommet d’Helsinki en 1999. Elle se poursuit depuis sur la base du document-cadre de négociation du 3 octobre 2005, avec pour but l’adhésion en tant que membre à part entière, ce qui demeure notre objectif stratégique majeur.
Pour nous, ce processus n’est pas simplement une orientation de politique étrangère, mais il constitue également un cadre très important et puissant pour les réformes que nous menons en Turquie. Le peuple turc bénéficie de ce processus. Notre démocratie s’approfondit grâce à lui.
Notre pays a adopté plus de 2 000 textes législatifs conformes aux exigences communautaires au cours de la dernière décennie, malgré le fléau du terrorisme, les lourdes charges de l’immigration irrégulière et une tentative sanglante de coup d’État. La Turquie met en oeuvre ces réformes car nous pensons que notre nation aspire à se doter des normes les plus avancées, c’est-à-dire celles de l’acquis communautaire.
Après une pause de deux ans et demi, nous avons convoqué à nouveau le Groupe d’action sur la réforme composé de ministres clés, dans le but de relancer les réformes politiques. Entre-temps, la transition vers le système présidentiel de gouvernement
a accéléré le processus de prise de décisions et réduit les lourdeurs bureaucratiques, ce qui a permis d’accélérer les réformes. Le « Plan d’action de cent jours » annoncé par le Président Recep Tayyip Erdogan comprend des mesures concernant le chapitre 23 des négociations d’adhésion sur les pouvoirs judiciaires et les droits fondamentaux, ainsi que le chapitre 24 sur la justice, la liberté et la sécurité. En ce qui concerne le processus de libéralisation des visas, il ne nous reste que six critères à remplir. Lorsque cela sera fait, l’exemption devra être octroyée aux citoyens turcs.
La crise de l’immigration irrégulière à laquelle fut confrontée l’Europe en 2015, a révélé une fois de plus le rôle clé de la Turquie pour l’UE. Notre pays est devenu un partenaire incontournable de l’Europe en matière d’immigration dans le cadre de l’accord conclu le 18 mars 2016. Cet accord est actuellement mis en œuvre de manière efficace par nos soins. Grâce à notre action, l’immigration irrégulière en mer Egée a baissé de 98% et les décès en mer ont été en grande partie évités. Grâce aux efforts de notre pays, le nombre de migrants en situation irrégulière en Europe a atteint le plus bas niveau des cinq dernières années, selon les données de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Si la Turquie et l’UE n’étaient pas parvenues à un consensus sur l’accord du 18 mars, nous serions actuellement toujours en train de parler de la crise de l’immigration.
Comme on peut le constater à partir de cet exemple, la relation turco-européenne est une relation gagnant-gagnant. L’adhésion d’un pays important tel que la Turquie, rendra l’UE plus forte. Pour cette raison, nous invitons nos interlocuteurs européens à retrouver l’état d’esprit de la réunion du Conseil européen à Helsinki de 1999.

L.L.D. : Un an après la levée de l’état d’urgence instauré après la tentative de coup d’État avorté de juillet 2016, la Turquie a de nouveau fait l’objet de critiques à la suite de la convocation de nouvelles élections municipales à Istanbul le 23 juin 2019. Comment expliqueriez-vous les divergences d’appréciation avec certains pays européens concernant le respect des valeurs de la démocratie et de l’État de droit ? Au-delà, quelles réflexions vous inspire le paysage politique européen au lendemain des élections de mai 2019 ?
S.E.M.I.H.M. : Depuis la tentative de coup d’État en 2016, notre pays a été sévèrement critiqué pour les mesures qu’il a adoptées pour sa sécurité, principalement par nos homologues au sein de l’UE, en dépit du niveau de menaces auquel nous avons été confrontés. En tant que membre fondateur du Conseil de l’Europe, la Turquie a mis en œuvre ces mesures conformément aux principes de l’État de droit et aux normes internationales en matière de droits de l’homme. L’état d’urgence étant désormais levé, nous souhaitons dorénavant nous concentrer sur la façon dont nous pouvons améliorer nos relations avec nos partenaires européens. Nous sommes toujours sincères dans notre ouverture aux commentaires constructifs. Pourtant, à propos des critiques au sujet de la décision du Conseil électoral suprême de renouveler les élections municipales à Istanbul, je tiens à souligner que certaines remarques formulées par nos interlocuteurs étrangers sont motivées par des considérations d’ordre politique. Les élections locales du 31 mars 2019 ont été observées par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, dont la délégation s’est déclarée impressionnée par les compétences du Conseil électoral suprême. C’est le même Conseil électoral suprême qui a évalué et rendu ses décisions conformément au droit en vigueur sur les recours qui lui ont été adressés concernant les résultats dans diverses provinces et villes. Le Conseil a décidé de renouveler les élections à Istanbul en raison de la composition illégale de certains conseils électoraux. Et de nouvelles élections ont eu lieu le 23 juin 2019, dans des conditions tout aussi démocratiques.
Après ce dernier scrutin, nous disposerons d’une période d’environ quatre ans sans élections. De même, après l’élection du Parlement européen de mai dernier, les dirigeants de l’UE ont un nouveau mandat pour une durée de cinq ans. Nous ne devrions pas laisser passer cette occasion. La Turquie et l’UE ont beaucoup à faire pour la sécurité et la stabilité de notre continent et au-delà.
Cependant, l’UE traverse actuellement une période difficile. Comme ce fut observé pendant les campagnes pour l’élection de mai, la politique européenne se réduit malheureusement à une sorte de langage haineux, dont l’intensité s’accentue de plus en plus. Les valeurs fondatrices qui ont fait naître l’UE sont mises à l’épreuve aujourd’hui par des menaces comme le racisme, la discrimination, l’anti-immigration et surtout l’islamophobie. Nous voulons croire que l’UE surmontera ces difficultés et choisira de fonder sa politique sur le progrès et le développement, et non sur la peur et la haine.
Les valeurs qui renforcent l’UE sont des valeurs universelles. Ce sont aussi nos valeurs. À cet égard, nous pensons que nous avons une responsabilité historique commune concernant la protection et le renforcement du projet européen.
L.L.D. : Dix-septième puissance économique mondiale et membre du G20, la Turquie est entrée en récession depuis la fin 2018. Tenant compte du Nouveau programme économique (NPE) lancé en septembre 2018 et des mesures annoncées le 10 avril 2019, en particulier pour soutenir le secteur bancaire, comment décririez-vous la stratégie de votre gouvernement pour accélérer le redressement de l’économie turque ? Au regard du niveau élevé de l’inflation et de la dépréciation de la livre turque, quels dispositifs sont envisagés pour restaurer la confiance des investisseurs ?

S.E.M.I.H.M. : Il ne faut pas oublier que des attaques spéculatives ont eu lieu contre l’économie turque, notamment par le biais du taux de change durant le second semestre de 2018. Les fluctuations du taux de change ont exercé une pression à la hausse sur l’inflation et ont eu une incidence négative sur nos chiffres de croissance. Afin de surmonter les incertitudes des conditions globales et les initiatives spéculatives à l’encontre de notre pays, le Nouveau programme économique (NPE), dont le leitmotiv est « l’équilibre, la discipline et la transformation », a été annoncé en septembre 2018. Dans le programme qui détermine la stratégie économique de la Turquie pour la période 2019-2021, les objectifs prioritaires sont la lutte contre l’inflation, la réduction du déficit du compte courant et l’établissement d’une croissance saine et durable.
Les chiffres annoncés pour le premier trimestre de 2019 démontrent que les politiques mises en œuvre en fonction de ces objectifs ont commencé à produire leurs effets et que l’économie est en phase de reprise. En substance, on peut dire que l’économie de la Turquie a émergé de la récession technique. L’inflation a d’ailleurs commencé à baisser.
Afin de maintenir le succès obtenu dans le solde de la balance courante, nous visons à réduire la dépendance à l’égard des importations et à augmenter les exportations à forte valeur ajoutée en mettant l’accent sur les politiques industrielles dans des secteurs clés tels que l’énergie, la pétrochimie, les machines et l’équipement. Le programme de financement Industrie nationale efficace et avancée (IVME) annoncé le 10 avril 2019 par M. Berat Albayrak, notre Ministre du Trésor et des Finances, apportera un financement de 30 milliards de livres turques aux secteurs de la chimie, de la machinerie et de l’agriculture jusqu’à la fin de l’année 2019.
La Turquie, qui possède l’atout considérable de sa jeunesse dynamique, continue d’être une destination majeure pour les investisseurs nationaux et étrangers.
L.L.D. : À l’image du nouvel aéroport international d’Istanbul inauguré le 29 octobre 2018, votre pays a engagé une série de grands projets d’infrastructures. Comment évaluez-vous l’impact du ralentissement actuel de l’économie turque sur leur mise en œuvre ? Dans quelle mesure sont-ils de nature à consolider la vocation de hub économique de la Turquie ? Quelles opportunités le projet chinois de Nouvelles Routes de la Soie peut-il lui offrir dans cette perspective ?

S.E.M.I.H.M. : Notre pays a mené à bien des projets majeurs au cours des 15 dernières années, tels que celui de Marmaray reliant l’Asie et l’Europe, le pont Yavuz Sultan Selim d’Istanbul, le pont Osmangazi, le tunnel Eurasia et le nouvel aéroport d’Istanbul. Ces projets d’infrastructure revêtent une importance stratégique pour notre pays, et nous avons l’intention de les poursuivre. Les travaux des projets du Tunnel souterrain à trois étages d’Istanbul, du Pont du détroit des Dardanelles et du TGV Edirne-Kars et ses connections – actuellement en cours de réalisation – engendreront une valeur ajoutée au développement de notre pays. D’autre part, ils permettront des connexions plus faciles, plus efficaces, au sein d’une vaste zone géographique au centre de laquelle se situe la Turquie.
La conjoncture économique depuis 2018 et qui se poursuit en 2019, n’entraine pas de conséquences négatives en termes d’investissements en infrastructures. Le fait que notre gouvernement ait respecté les contrats, y compris ceux passés avec les financiers internationaux et qu’il ait résolu différents problèmes grâce aux efforts communs, constitue un élément de confiance important pour les investisseurs.
Notre pays accorde une grande importance au développement des corridors de transport combinés / multi-composants qui renforceront la connectivité dans sa région et soutient la revitalisation de la Route de la soie moderne. Dans cette perspective, la Turquie poursuit, depuis les années 1990, ses travaux relatifs aux corridors de transports axés Est-Ouest, qui permettront d’accroître une continuité d’interconnexion entre l’Asie et l’Europe. Ces études ont trouvé une expression concrète dans notre initiative de « Corridor Est-Ouest traversant la Caspienne ».
Nous soutenons depuis le début l’initiative « Ceinture et Route » (ICR) de la République populaire de Chine. Nous espérons que cette initiative profitera à tous les pays sur son itinéraire et pensons que l’ICR et notre initiative de « Couloir central » se complèteront. Nous avons également signé un protocole avec la partie chinoise pour harmoniser nos initiatives.
Le « Couloir central » est plus rapide et plus économique en termes d’échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe. À cet égard, nous estimons qu’il sera possible pour notre pays d’obtenir par ce biais une part importante du trafic de fret.
L.L.D. : Lors de la visite officielle qu’il a accomplie en France le 5 janvier 2018, le Président Recep Tayyip Erdogan avait exprimé sa volonté de voir les échanges commerciaux doubler entre les deux pays. Comment décririez-vous le potentiel d’accroissement des liens économiques franco-turcs ? Quelle contribution les entreprises françaises et leur savoir-faire peuvent-elles, selon vous, apporter à la stratégie de montée en gamme de votre pays au plan technologique ?
S.E.M.I.H.M. : Le Président Recep Tayyip Erdogan avait déclaré lors de sa visite en France, en janvier 2018, que le volume du commerce bilatéral entre nos pays était loin d’être satisfaisant, qu’il espérait que ce chiffre atteigne des niveaux beaucoup plus élevés et qu’il pensait que nous allions commencer à nous rapprocher de l’objectif de 20 milliards d’euros que nous avions fixé auparavant.
« La Turquie, qui possède l’atout considérable de sa jeunesse dynamique, continue d’être une destination majeure pour les investisseurs nationaux et étrangers »
À l’époque de cette visite, notre volume d’échanges bilatéraux était d’environ 13,5 milliards de dollars. À la fin de 2018, ce chiffre avait atteint environ 15 milliards dollars selon nos chiffres officiels. Selon les données de 2018, la Turquie se classe au 14ème rang en ce qui concerne les exportations et les importations françaises. Quant à la France, elle se classe au 7ème rang pour les exportations turques et occupe le 9ème rang pour les importations. Ces chiffres démontrent à quel point nos deux pays ont une importance vitale l’un pour l’autre.
En examinant nos échanges bilatéraux sur une base sectorielle, nous pouvons constater que les industries de l’automobile et de l’aérospatiale possèdent une part importante mais que les secteurs de l’électricité, de l’électronique, des machines et de la métallurgie sont également substantiels. D’autre part, nous pensons qu’il serait utile de faire des efforts pour refléter le potentiel des industries chimique, agricole et textile.
La Turquie, qui dispose d’une Union douanière avec l’UE depuis 1996, fait partie du marché européen aussi bien en termes de frontières et de tarifs douaniers qu’en termes de législation technique. De plus, il existe entre notre pays et la France un terrain d’entente qui renforce les bases économiques et commerciales.
À la lumière de ces données, il est clair que, comme l’a indiqué le Président Recep Tayyip Erdogan, nous pouvons amener le volume de nos échanges bilatéraux à la hauteur de nos espérances en réalisant de nouveaux projets ensemble.
Nos deux pays possèdent de solides organisations et entreprises, ce qui constitue une opportunité essentielle pour le développement commercial et économique. En outre, la présence depuis presque un demi-siècle de la communauté turque en France contribue à l’intensification de la coopération économique.
L.L.D. : Représentant une portion clé du South Gas Corridor, le gazoduc transanatolien TANAP a été inauguré le 12 juin 2018. Comment décririez-vous les enjeux de l’affirmation de la Turquie comme plateforme éner-gétique dans la région ? À travers quels autres projets le renforcement de ce rôle est-il envisagé ? Avec l’achèvement du gazoduc transadriatique (TAP) prévu en 2020, en quoi cette montée en puissance est-elle susceptible, selon vous, de modifier les liens entre votre pays et l’Union européenne ?
S.E.M.I.H.M. : La stratégie énergétique de la Turquie vise à répondre à la demande croissante d’énergie en diversifiant les approvisionnements énergétiques et les routes de transport. Notre pays entend aussi contribuer à la sécurité énergétique de l’Europe par le biais de divers projets. À cet égard, nous accordons la priorité au gazoduc transanatolien (TANAP), l’épine dorsale du Corridor Gazier Sud. La livraison par ce biais du gaz azerbaïdjanais à la Turquie a commencé en juin 2018 et le début du transport de ce gaz vers l’Europe est prévu pour 2020.
En d’autres termes, dans un premier temps, ce gaz est destiné à la satisfaction de la consommation intérieure de notre pays, mais dans un deuxième temps, il sera destiné à subvenir aux besoins énergétiques de l’Europe. Pour ce faire, un projet complémentaire au TANAP, baptisé gazoduc transadriatique (TAP), est en cours. À court terme le gazoduc transanatolien va transférer 16 milliards de mètres cubes de gaz naturel dont 6 milliards pour le marché intérieur turc. Le reste, soit 10 milliards de mètres cubes de gaz naturel, sera destiné au marché européen et sera acheminé via le TAP. Nous nous réjouissons de la récente connexion entre TANAP et TAP à la frontière turco-grecque. Ce projet est crucial pour nous comme pour l’Europe.
Nous évaluons également toutes les sources énergétiques possibles et les itinéraires alternatifs tant dans notre région immédiate que dans d’autres régions. L’approvisionnement durable, rapide et sans interruption des ressources énergétiques du Moyen-Orient, de la Méditerranée orientale, du Caucase, de la Fédération de Russie et de l’Asie centrale, est primordial pour la sécurité énergétique de l’Europe ainsi que pour celle de la Turquie.

L.L.D. : En février 2019, le Président Recep Tayyip Erdogan a accueilli à Ankara le Premier Ministre grec Alexis Tsipras. Comment qualifieriez-vous les retombées de cette visite en vue de l’apaisement des relations entre les deux pays ? Dans ce contexte, quelle nouvelle impulsion pourrait être donnée au règlement de la question chypriote ? Plus largement, comment la découverte de ressources d’hydrocarbures dans la région est-elle susceptible de devenir un moteur de coopération régionale ?
S.E.M.I.H.M. : La Turquie entend renforcer ses relations bilatérales avec la Grèce. Après les élections générales qui se tiendront en Grèce le 7 juillet 2019, nous pensons qu’il serait bénéfique de déployer les efforts nécessaires pour activer nos mécanismes de coopération bilatéraux existants.
La Turquie croit sincèrement que les ressources en hydrocarbures de la Méditerranée orientale peuvent constituer un élément de coopération pour les pays de la région. Pourtant, l’exploration unilatérale et illégale des ressources d’hydrocarbures autour de l’île de Chypre par l’administration chypriote grecque au mépris des chypriotes turcs, ne constitue pas une approche constructive. Les activités menées dans la prétendue zone économique exclusive, déclarée de façon unilatérale et illégale par l’administration chypriote grecque, menacent la paix et la stabilité régionales.
La Turquie est déterminée à défendre ses droits de souveraineté et les intérêts des chypriotes turcs. Notre pays, qui possède le plus long littoral de la Méditerranée, suit de près tous les développements dans la région. Dans ce cadre, nous poursuivons nos travaux d’exploration d’hydrocarbures en Méditerranée orientale.
L.L.D. : Partageant avec la Syrie une frontière de près de 900 km, votre pays plaide pour l’instauration d’une « zone de sécurité » dans la province d’Idlib. Comment analysez-vous les récentes initiatives militaires du gouvernement syrien à cet égard ? Au regard de la participation de la Turquie au processus d’Astana, comment envisagez-vous la construction d’une issue durable à la crise syrienne ? Dans ce cadre, quelles perspectives de dialogue vous semblent envisageables avec les forces kurdes présentes sur le terrain ?
S.E.M.I.H.M. : Nous accordons de l’importance au maintien du statut de zone de réduction de tension d’Idlib. À cette fin, nous sommes attachés à l’accord de Sotchi signé avec la Russie, le 17 septembre 2018 et qui a aussi recueilli l’approbation du Sommet quadrilatéral réunissant les présidents turc, français, russe et allemand à Istanbul le 27 octobre 2018.
Cependant, le régime a multiplié ses attaques contre Idlib depuis le début du mois de mai 2019, en violant de façon flagrante l’accord de Sotchi. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées et des centaines de milliers d’autres ont été déplacées suite aux violations du cessez-le-feu par le régime. Il est inacceptable que les forces du régime prennent pour cibles les civils et les infrastructures en prétextant la lutte contre le terrorisme. Le régime essaye de miner le processus de paix en s’attaquant non seulement aux civils mais aussi aux écoles, hôpitaux et en faisant des centaines de morts et de centaines de milliers de déplacés. Les attaques du régime font craindre un nouvel afflux de réfugiés dans notre pays et au-delà en Europe, ainsi que le risque d’échec du processus de règlement politique.
La Turquie poursuivra ses efforts dans la période à venir pour assurer une paix durable à Idlib. Nous espérons que l’ensemble de la communauté internationale, y compris la France, assumera sa responsabilité pour éviter une autre tragédie humanitaire en Syrie.
La stabilité et la prospérité de la Syrie sont vitales pour notre pays. Nous allons continuer à travailler avec la communauté internationale pour une solution durable et concrète. Nous pensons que l’avenir de ce pays doit être déterminé sous l’autorité et le contrôle du peuple syrien, sur la base de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans ce contexte, nous encourageons les Kurdes syriens à jouer un rôle actif et constructif dans le processus de transition et exprimons à chaque occasion la nécessité de garantir constitutionnellement leurs droits sur un pied d’égalité avec tous les autres groupes ethniques et religieux, dans le cadre du système démocratique qui sera établi en Syrie à la suite du processus de résolution politique.
La Turquie n’est pas contre la communauté kurde en Syrie, mais contre les organisations terroristes qui prétendent agir au nom de cette communauté. Le PYD/YPG est la branche syrienne de l’organisation terroriste du PKK. Les prétendues « forces démocratiques syriennes » ne sont ni démocratiques ni syriennes. C’est une composante terroriste formée par le PYD/YPG. Cette organisation terroriste tyrannise les Kurdes qui ne la soutiennent pas et elle ne peut pas être considérée comme représentant la communauté kurde. Elle menace l’unité politique et l’intégrité territoriale de la Syrie, ainsi que la sécurité nationale de ses voisins, mettant également en danger l’avenir de la communauté kurde en Syrie avec les actions séparatistes qu’elle mène. La Turquie poursuivra sa lutte contre le PYD/YPG jusqu’à ce que cette organisation terroriste soit complétement éliminée.
L.L.D. : Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a fait le choix de se doter d’un système de défense aérien russe. Quels facteurs l’ont motivé et comment en appréhendez-vous les conséquences sur le partenariat entre votre pays et les Etats-Unis ? Compte tenu du regain de tensions lié au retrait américain de l’accord sur le programme nucléaire iranien, comment la stratégie de défense turque vous semble-t-elle appelée à évoluer au Proche et Moyen-Orient ? Quelle place pourrait y occuper la coopération avec Israël ?
S.E.M.I.H.M. : En tant qu’alliés au sein de l’OTAN, la Turquie et les États-Unis développent leurs relations bilatérales sur la base de valeurs universelles, notamment la démocratie, les libertés et le respect des droits de l’homme. La dimension de sécurité et de défense de nos relations reste le fondement de notre partenariat depuis de nombreuses décennies. Les États-Unis sont de loin notre principal partenaire commercial dans le secteur de la défense, à la fois en termes d’exportations et d’importations.
Nous avons essayé d’acheter le système « Patriot » pendant des années. Quand nous avons compris que nous ne pourrions pas nous doter de ce système en temps voulu, nous nous sommes tournés vers d’autres solutions. Notre décision de finalement acheter le système de défense aérien russe a été influencée par des facteurs tels que le prix favorable, le calendrier de paiement convenable et l’option de transfert de technologie. Il faut bien comprendre que notre pays se trouve dans une région qui traverse une période extrêmement tumultueuse, et qu’il a besoin de se protéger.
Il ne faut pas oublier que la Turquie et les États-Unis sont des alliés et des partenaires indispensables. Notre coopération revêt une importance cruciale non seulement sur le plan bilatéral mais également en ce qui concerne la paix et la sécurité régionales et internationales. La Turquie et les États-Unis peuvent parfois être en désaccord sur la manière de relever un défi donné. Pouvoir se mettre d’accord sur des stratégies globales qui apportent des solutions intégrées aux menaces de notre époque est un enjeu crucial.

L.L.D. : Membre du G20 et du groupe informel de pays émergents MEKTI, votre pays cherche à promouvoir une réforme de la gouvernance mondiale. Considérant la présence croissante de la Turquie en Afrique et en Amérique du Sud, quelles initiatives sont préconisées par votre pays dans cette optique ? Quelle approche spécifique du dialogue entre les civilisations privilégie-telle ? Comment la réconciliation turco-arménienne pourrait-elle en devenir l’expression ?
S.E.M.I.H.M. : La Turquie est un grand partisan du multilatéralisme. Elle joue un rôle pionnier dans plusieurs activités comme la médiation, les opérations de protection de la paix, la lutte contre le terrorisme, les aides humanitaires et au développement, la question de la migration et des réfugiés ainsi que l’initiative de l’Alliance des civilisations.
Nous sommes confrontés aujourd’hui à des épreuves très difficiles au spectre large, du changement climatique au terrorisme, de la xénophobie à l’injustice sociale. Aucun pays ne peut résister tout seul à ces épreuves qui menacent l’avenir commun de l’Humanité. Nous pensons que l’ONU est encore la plateforme la plus importante, qui pourra apporter des solutions durables à ces questions communes. Cependant, le besoin d’une réforme de l’ONU, en particulier de son Conseil de Sécurité, est clair. L’utilisation ou la possibilité d’utilisation du droit de veto le paralyse souvent. Pour mieux répondre aux besoins actuels du monde, la Turquie préconise la réforme des Nations unies et du Conseil de sécurité de l’ONU, sous la devise « Le monde est plus grand que cinq » lancée par notre Président Recep Tayyip Erdogan. Derrière cette formule, il y a le souhait que le
Conseil de Sécurité soit une structure plus compréhensive, plus juste, plus démocratique et transparente.
En outre, nous pensons que la coopération étroite entre les pays est très importante pour renforcer la paix et la stabilité. Notre pays a développé un vaste réseau de coopération comprenant des Conseils de Coopération de Haut Niveau, ainsi que des formations régionales trilatérales ou multilatérales. Il a aussi approfondi sa politique de partenariat avec l’Afrique et il a élargi la portée de ses politiques d’ouverture en Amérique latine, dans les Caraïbes et en Asie Pacifique.
En ce qui concerne votre question relative à nos relations avec l’Arménie, à la suite du processus engagé dans le cadre de notre volonté de normaliser les relations entre les deux pays, le protocole sur l’établissement des relations diplomatiques et celui sur le développement des relations bilatérales avaient été signés le 10 octobre 2009, à Zurich. En février 2015, l’Arménie a retiré ces protocoles de son Parlement. Cependant, ils ont continué de figurer à l’ordre du jour de la Commission des Affaires étrangères de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Ces protocoles ont été déclarés nuls et non avenus par le Président de l’Arménie le 1er mars 2018. Il est clair que cette décision
ne contribue ni à la normalisation de nos relations bilatérales, ni aux efforts en cours pour la paix, la sécurité et la stabilité du Caucase du Sud.
Les peuples turc et arménien partagent une histoire et une géographie communes, ils ont vécu ensemble pendant une longue période. Ce n’est pas un secret que nous avons des interprétations divergentes d’événements qui se sont déroulés à un moment donné de notre histoire commune. Le passé ne peut être pleinement compris qu’à travers un compromis entre les turcs et les arméniens. C’est le sens de la proposition que le Président Erdogan, alors Premier Ministre, a faite en 2005 à Robert Kocharian : confier à une commission mixte composée d’historiens et d’autres experts arméniens, turcs, internationaux, le soin de déterminer, dans toute la mesure du possible, la vérité historique sur les événements de 1915. Nous nous engageons à donner à cette commission tous les moyens souhaitables d’investigation, de lui ouvrir toutes nos archives. Nous nous engageons également à respecter toutes les conclusions, quelles qu’elles soient, que cette commission tirera. Mais, malheureusement cette proposition est restée jusqu’à ce jour sans réponse.
L.L.D. : En 2021, les relations diplomatiques franco-turques célébreront le 100ème anniversaire de leur établissement. Quel message souhaiteriez-vous adresser en faveur du renforcement de l’amitié franco-turque ?
S.E.M.I.H.M. : L’histoire des relations entre la Turquie et la France remonte bien plus loin que 1921, précisément à l’année 1483, date à laquelle le premier ambassadeur ottoman est venu en France. Les relations politiques des deux pays connaissent des hauts et des bas, en fonction des alliances et des guerres. De nos jours, sur la base de relations profondes datant de plus de cinq siècles, la France reste un partenaire commercial et économique essentiel et un allié qui accueille plus de 700 000 ressortissants turcs.
Face aux nombreux défis régionaux, le renforcement de la coopération entre la Turquie et la France s’impose de toute urgence. Plus que jamais, nous devons agir ensemble car ce n’est qu’en travaillant en synergie que les perspectives de réussite sont les plus fortes.