La lettre diplomatique

Article – Espagne
La Lettre Diplomatique N°70 – Deuxième trimestre 2005

Une plateforme des cultures latines

Par M. José Jiménez, Directeur de l’Instituto Cervantes en France

 

L’Instituto Cervantes est une institution publique créée par l’Espagne en 1991 pour la promotion et l’enseignement de l’espagnol, ainsi que pour la diffusion de la culture espagnole et latino-américaine. Le siège central se trouve à Madrid, à Alcalá de Henares, lieu de naissance de l’écrivain Miguel de Cervantes. L’Instituto Cervantes possède actuellement un réseau de cinquante centres répartis dans quatre continents : Europe (24), Afrique (8), Asie (6) et Amérique (12). Les quatre centres qu’accueille la France se trouvent à Bordeaux, Lyon, Toulouse et Paris.

Depuis sa création, l’Instituto Cervantes a manifesté sa « volonté panhispanique », en défendant et appuyant l’universalité, la richesse et la variété des cultures hispaniques qui ne peuvent, en aucun cas, être réduites aux frontières qui constituent aujourd’hui l’Espagne.

Dans le sens de cette vocation, j’ai lancé depuis ma prise de fonction en qualité de Directeur du Centre de Paris, le 1er octobre 2004, un programme qui s’articule autour de deux axes principaux : l’un se réfère au processus en cours de construction culturelle de l’Europe ; l’autre cherche à établir des passerelles de communication et de dialogue avec les cultures latines dans le monde, et avec les commu-nautés d’Amérique latine en particulier.

Cette double perspective forme le socle de notre travail en faveur de la diffusion internationale de notre langue, l’espagnol, en tant qu’expression et vecteur de culture, faisant valoir également l’important dynamisme artistique et culturel qui a vu jour dans l’Espagne démocratique, au cours de la période qui s’est ouverte après la mort du général Franco en 1975.

La revendication de l’importance des traditions culturelles latines dans le monde actuel, associée à la revendication de l’exception culturelle face à l’uniformisme dominant dans l’univers global des réseaux de communication culturelle de notre temps, est un horizon de grande importance anthropologique et morale. Fort de la reconnaissance de la grande diversité des traditions culturelles, qui ont existé et existent aujourd’hui encore, et qui constituent le grand patrimoine spirituel de l’humanité, je considère qu’il est très important d’attirer notre attention sur la longue densité, sur le développement des cultures latines, et sur le rôle d’enrichissement des civilisations actuelles que l’on peut atteindre depuis une perspective latine.

Il existe des raisons généalogiques. Si nous remontons dans le temps, c’est dans la Grèce classique précisement où a lieu la mise en valeur de l’univers de la représentation, de la mimesis, des images en tant que telles, ce qui suppose, en synthèse, la naissance de l’art dans le sens où nous le concevons aujourd’hui. Ce que la latinité a reçu comme un grand héritage culturel et a transmis tout au long des siècles. Ce que nous appelons aujourd’hui culture, et son association avec les institutions poli-tiques démocratiques, est née là-bas, dans cet univers de l’Antiquité classique qui, à travers les siècles, s’est répandu de façon universelle dans la vie des différentes communautés latines.

Mais il ne s’agit pas uniquement de se tourner sur le passé. Deux des aspects les plus importants de notre monde sont le processus de construction de l’Europe, – qui se doit de chiffrer chaque fois plus ses objectifs dans des conceptions culturelles -, ainsi que le nouveau rôle que les cultures latines d’Amérique revendiquent sur la scène internationale. L’Europe, avec la grande diversité de traditions culturelles qui caractérisent son histoire, agit chaque fois davantage comme une passerelle, comme une instance de dialogue et de communication avec les cultures latines d’Amérique.

Il s’agit donc d’attirer l’attention sur le nouveau dynamisme des cultures européennes et latino-américaines, sur le besoin d’approfondir des travaux et des concepts qui permet-tront d’atteindre une meilleure reconnaissance, une reconnaissance plus précise de l’intérêt des propositions et de l’importance des processus de création culturelle européens et latino-américains.

Ceci doit être amené sans confrontation ni en rupture avec les instances critiques et créatives du monde culturel anglo-saxon, mais dans la perspective d’un surpassement de l’uniformisme en vigueur dans les travaux et les propositions artistiques et culturelles, de leur soumission à une culture du spectacle, exigeant le besoin de reconnaissance du pluralisme esthétique et culturel, plus nécessaire que jamais dans un monde comme celui où nous vivons, chaque fois plus métissé, chaque fois plus caractérisé par des processus de syncrétisme et de mélange de populations et de traditions culturelles. L’histoire, tortueuse et tourmentée, tantôt de l’Europe, tantôt de l’Amérique latine, territoires par antonomase du métissage et du mélange, facilite cette action de façon particulière.

Il ne s’agit pas, cependant, de défendre le « localisme » ni la fragmentation culturelle. Dans un monde où nous allons de manière irréversible vers un processus de globalisation économique et politique, il s’agit d’affirmer le sens de la communication entre les cultures en des termes d’égalité, l’importance de la capacité de synthèse et de la volonté d’intégration de l’autre.

La position dominante en matière de politiques culturelles tend à situer la globalisation culturelle comme une corrélation de la globalisation économique et politique, tout au plus corrigée avec ce que l’on appelle multiculturalisme, qui n’est qu’une forme d’articulation hiérarchique des différences culturelles dans le cadre d’une structure hégémonique. En effet, à partir de la fin de la Deuxième guerre mondiale, la structure et les modèles de production culturelle ont toujours été les mêmes : Hollywood comme un miroir de la vie, l’américanisation du monde. Un processus qui explique l’expansion continue, incessante, de l’hégémonie culturelle et de communication des Etats-Unis à l’échelle planétaire.

L’hégémonie économique, politique et militaire est en corrélation avec un processus de dissémination des règles de la culture qui constituent le style de vie américain (american way of life). Un processus qui prend appui, en même temps, dans la supériorité et l’expansionnisme technologique et dans les très fortes conditions mercantiles qui structurent la consommation mondiale de culture. C’est un phénomène qui tend à convertir tout processus de culture en image médiatique, apte par sa simplicité structurelle et son imprégnation « auratique » (le glamour !) pour être consommé par les grandes masses d’un extrême à l’autre de la planète. Un phénomène qui eut son premier et son plus intense support dans le cinéma, et qui continua et fut approfondi ensuite par la télévision, laquelle produit aujourd’hui pour toute la planète ce que l’on appelle de façon générique des séries, en plus des chaînes d’information globale. Nous ne devons pas oublier pour autant la musique pop qui à partir des années soixante du siècle dernier rendit possible la formation et le développement de vastes et jeunes masses de consommation de modèles et de règles de comportement uniformes, pratiquement dans toute la planète. La dernière trouvaille est l’exploitation domestique des dvd : aucune maison ou appartement de la planète n’est en marge de ce phénomène.

L’uniformisme culturel est équivalent à l’imposition mondiale de la culture du spectacle comme seul registre, grâce à un type de dynamique culturelle dans laquelle l’ensemble des relations sociales est remplacé par la représentation, par l’image médiatique, dans le sens purement externe de l’apparence, de l’aspect… Tout est pareil partout. Il en résulte un monde uniforme, ce que tous les empires ont essayé de configurer de manière plus ou moins violente.

De fait, notre idée de « l’universalité », apparemment neutre, porte également de façon implicite cette volonté de reconduire ce qui est différent, distinct, à une ligne unique. Le terme universum, qui implique une vision du monde en tant qu’unité, se forge précisement à l’époque dans laquelle la cité/république de Rome se transforme en « Empire », et devient ainsi ce que les anciens romains considéraient « leur » destin : dominer, unifier le monde.

La revendication de la différence, de l’exception cultu-relle demande d’attirer l’attention sur la pluralité des traditions culturelles : « le » monde, les scénari de la vie humaine, comporte une grande diversité de situations, formes de représentation symbolique et valeurs. L’unité ne peut pas être imposée à partir d’une force de constriction (à travers des procédés économiques, politiques ou militaires), sinon seulement à travers des voies de synthèse et de dialogue qui favorisent la réalisation de l’unité dans la diversité.

D’un point de vue philosophique, nous pourrions utiliser la belle formule employée par le philosophe italien Remo Bodei pour faire référence à la philosophie du temps historique d’Ernst Bloch : au lieu de l’univers, multiversum. Une formule qui dialogue avec la categorie de l’Ungleichzeitgkeit, pas de contemporanéité, pas de simultanéité, expression de Bloch, avec laquelle le penseur allemand faisait allusion à la différence entre les sens quantitatif et qualitatif de la temporalité. Compter le temps, nombrer les années, peut être homogène parce qu’il s’agit d’un fait quantitatif. Mais du point de vue de l’expérience humaine tous ce qui vivent dans les mêmes années ne vivent pas dans le même temps… La vie humaine implique la diversité, aussi bien sur un plan individuel que d’un point de vue social, et, en tout état de cause, cette diversité constitutive est ce qui fait le biais différenciel dans les traditions de culture.

Ceci est la lutte humaine, pour l’humanité, qui constitue le noyau d’une culture créative, la recherche d’un temps distinct, unique, différent. Ce temps de plénitude qui implique d’effacer la sensation d’un processus ou d’une continuité et demande de s’installer dans le maintenant, dans l’instant. Un autre penseur allemand, Walter Benjamin, en parlait avec son expression « Jeztzeit », temps de plénitude.

Les différents espaces de création artistique et culturelle, dans la mesure où ils jaillissent du monde existant et le questionnent en même temps, se confrontent à celui-ci, permettent mieux que n’importe quel autre domaine de l’expérience, l’affirmation de la valeur de la différence, de la singularité, sans jamais perdre pour autant la communication avec l’altérité, la synthèse avec ce qui est différent… dans une perspec-tive universaliste, mais non constrictive. Vivre dans l’art et dans la création culturelle, si la demande est vraiment assumée, suppose de visualiser ce qui est alternatif dans nos existences quotidiennes, assumer l’exercice de la différence : vivre l’unité des propositions créatives et culturelles depuis le respect et la persistance de la diversité.       


Tous droits réservés ® La Lettre Diplomatique