Reconstruire un nouveau pacte transatlantique axé sur l’extension de la démocratie
Entretien avec M. Pierre Lellouche, Député de Paris, Président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN
La Lettre Diplomatique : Peu avant la tournée du Président George W. Bush en Europe,
la Secrétaire d’Etat américaine Condoleeza Rice a appelé le 8 février dernier,
la France et les Etats-Unis à « ouvrir un nouveau chapitre » de leurs relations. Comment analysez-vous ce discours au regard des difficultés traversées par les relations transatlantiques ces dernières années ?
Pierre Lellouche : Le discours prononcé par Mme Condoleezza Rice était très franchement un discours de réconciliation, qui confirme ce qu’avec beaucoup d’autres observateurs, j’avais constaté depuis la réélection de George W. Bush en novembre 2004. Je me suis rendu à Washington en décembre puis en janvier dernier, et il y avait, de toute évidence, du côté américain la volonté de recoudre les relations transatlantiques. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ont renoncé à l’axe essentiel de leur politique étrangère qui est la démocratisation, notamment du monde arabo-musulman, comme l’a rappelée Mme Condoleezza Rice, parce que c’est la condition de la sécurité internationale et, en particulier, des démocraties, sachant que la dictature et la tyrannie fabriquent le terrorisme. Cette analyse, qui figurait au cœur de la campagne de M. George W. Bush, a été validée par les électeurs américains, avec 4 millions de voix en plus. La lutte contre le terrorisme et l’extension de la démocratie et de la liberté représentent des thèmes auxquels le Président américain croit fondamentalement et qui seront au cœur de la diplomatie américaine dans les années à venir. En revanche, les Américains ont aussi appris en Irak qu’ils ne peuvent pas gouverner la planète tout seuls et qu’il existe même des limites à la puissance américaine. Ils ont donc besoin de leurs alliés et donc de repartir sur d’autres bases avec eux. Le discours de
la Secrétaire d’Etat américaine traduit dès lors une volonté de tendre la main, de refermer la porte aux désaccords d’hier et de reconstruire un nouveau pacte transatlantique, mais sur la base de la vision américaine de l’extension de la liberté. Pour ma part, je fais exactement la même analyse. Mme Condoleezza Rice a d’ailleurs pris soin d’indiquer que la liberté ne s’imposait pas par la force. Lorsqu’elle évoque un nouvel équilibre des puissances, elle désigne la puissance au sens large et pas seulement la puissance militaire. Elle a également affirmé que nous discuterons et nous déciderons ensemble. Il y a donc une rupture avec l’autisme et l’unilatéralisme du premier mandat de George W. Bush. Elle a pris soin d’affirmer que « nous nous respectons ». C’est le discours que voulait entendre les Français, à juste titre d’ailleurs, et les Européens, parce qu’il est vrai que même si, à mon avis, l’analyse géopolitique est exacte, disons qu’il y avait beaucoup de choses à dire sur la façon dont George W. Bush a traité les relations transatlantiques et l’OTAN ces dernières années. Quand on dit, par exemple, « the mission is the coalition », la mission est la coalition, il est bien évident que la raison d’être de l’OTAN disparaît, puisque l’OTAN est d’abord un lieu de consultation et de discussion en commun, un lieu de consensus.
Je crois donc que le gouvernement américain a lancé un signal très fort en faveur d’un nouveau départ des relations transatlantiques et de l’OTAN. Il y a là aussi beaucoup d’attentes sur le devenir de cette alliance qui dépendra beaucoup de la façon dont les Américains vont traiter leurs alliés. Dans la mesure où ils assurent que le dialogue se fera en commun, l’OTAN reprendra toute sa place.
L.L.D. : La crise irakienne n’a-t-elle pas toutefois révélé un changement dans les relations transatlantiques en faisant de l’OTAN une alliance à caractère optionnel ?
P.L. : Quelles sont les priorités dans la gestion multilatérale ? Quelles organisations sont-elles concernées ? Mme Condo-leezza Rice a très habilement, et de façon assez pragmatique, affirmé que l’on fera tout ensemble : parfois dans le cadre de l’ONU, parfois dans le cadre des organisations régionales comme l’OTAN, parfois dans un cadre ad hoc comme on l’a fait, par exemple, pour le tsunami. Cela ne va satisfaire qu’à moitié
la France, laquelle France met en avant l’ONU et toujours l’ONU, ce que je trouve être, pour ma part, un peu exagéré même si je pense qu’il est nécessaire d’avoir une sanction de la communauté internationale et le respect des normes internationales, notamment du chapitre VII de
la Charte des Nations unies. Il faut bien comprendre aussi que l’ONU n’existe que par le consensus. Lorsque ce consensus n’est pas réuni, comme dans le cas de la guerre contre
la Serbie, on a fait la guerre sans mandat de l’ONU, France comprise. Aujourd’hui en Irak, on est tous d’accord, et les Américains aussi, pour que l’ONU revienne, celle-ci étant partie après l’attentat de l’été 2003 contre son siège. Il ne faut donc pas non plus que le recours à l’ONU devienne une forme d’incantation et disons que je me trouve aussi assez en phase avec le pragmatisme manifesté par Mme Rice.
L.L.D. : Au-delà de la formation des forces irakiennes, comment l’Europe peut-elle contribuer aux côtés des Etats-Unis à la pacification et à la reconstruction de l’Irak ?
P.L. : En termes de relations franco-américaines, parce que c’est quand même là qu’est le cœur du dossier entre l’Europe et les Etats-Unis, si l’on regarde l’ensemble des questions majeures, les choses vont beaucoup mieux qu’il n’y paraît. Je rappelle que c’est un général français qui dirige les forces de l’OTAN en Afghanistan. C’est un autre général français qui dirige les forces de l’OTAN au Kosovo. Nous travaillons main dans la main s’agissant du Liban et de
la Syrie, sans parler d’Haïti et de bien d’autres sujets. Il y a aussi une collaboration totale entre nos services sur les problèmes de la lutte contre le terrorisme et il en va de même en matière de lutte contre la prolifération des armes de destruction massives. Donc, le seul dossier qui, en fait, a été la source de beaucoup de problèmes et sur lequel il faut rebâtir autre chose, c’est l’Irak. Sur ce sujet, d’ailleurs, le discours a changé de part et d’autre, notamment du côté français, aussi bien sur la question de la dette que sur la reconnaissance du succès des élections. Le Président Jacques Chirac a d’ailleurs accueilli le Président irakien. Je crois donc que le moment est propice pour qu’en plus de l’amélioration du climat, une initiative vienne conforter ces efforts.
La France a pris en charge la formation de 1 500 gendarmes irakiens. Peut-on aller au-delà et sous qu’elle forme ? C’est aux deux présidents de voir, mais je pense qu’il est probablement possible d’en faire plus du côté français. Il est de notre intérêt d’être présent en Irak, mais en matière d’aide à la reconstruction du pays, notamment de ses administrations, de ses ministères, du fonction-nement de l’Etat irakien. Nous avons une expérience dans ce pays et nous pouvons probablement apporter plus que la formation des gendarmes.
Au-delà de l’Irak, l’affaire du Proche-Orient progresse aussi dans la bonne direction. Dans ce dossier, tout le monde tire dans le sens de la paix, avec des inflexions un peu différentes, mais avec, globalement, l’encouragement aussi bien des Européens que des Américains. Je trouve donc que l’on est en train de repartir sur de bonnes bases, que la volonté existe des deux côtes et que les circonstances internationales soutiennent cette tendance : que ce soit le processus de paix après les élections en Palestine ou la transition après les élections en Irak.
Je fais partie de ceux qui pensent que le besoin de démocratie est plutôt la voie de l’avenir et que les signes les plus récents l’encouragent. C’est vrai en Irak et en Palestine, c’est vrai aussi en Géorgie, en Ukraine, en Afghanistan. Au contraire de ce qu’on a trop souvent entendu en France notamment, mais aussi en Europe, je pense qu’il n’y a aucune limite biologique a l’introduction de la démocratie dans le monde arabe. Je ne vois pas au nom de quoi on peut dire a priori que la démocratie est impossible parce qu’ils sont arabes ou parce qu’ils sont musulmans, ce qui est très grave. C’est d’ailleurs pour cela que je soutiens le Président Chirac dans le dossier de l’adhésion de
la Turquie à l’Europe.
L.L.D. : Il existe tout de même une divergence de vue entre Américains et Européens dans l’approche et dans la méthode…
P.L. : Oui, encore que Mme Condoleezza Rice a beaucoup mis d’eau dans le vin américain, en affirmant que la démocratisation ne se limitait pas à l’aspect militaire. Il est vrai que dans la méthode, on peut et on doit discuter. Nous sommes tout autant des vendeurs de libertés que les Etats-Unis. Nous sommes aussi des ambassadeurs de la démocratie. Nous ne sommes pas là pour nécessairement tolérer ou accepter tous les statuts quo parce que c’est plus pratique. Il s’agit pour moi d’un point absolument essentiel. Il faut arrêter de dire que la démocratie est à géométrie variable selon les religions et les régions. Et c’est vrai aussi pour
la Russie, dossier qui est rarement évoqué et qui d’ailleurs ne fait pas vraiment l’objet de divergences entre Paris et Washington. Je trouve que l’on est généralement trop poli des deux cotés de l’Atlantique avec
la Russie de Poutine et qu’on ne rend pas service au peuple russe. Il n’y a aucune fatalité historique qui le condamnerait à vivre sous l’empire de tsars ou de régimes autoritaires qui limitent la liberté de la presse, suppriment les élections, mènent des guerres coloniales extrêmement rudes en Tchétchénie, mettent le feu à des enclaves en Georgie, essayent d’intervenir ouvertement dans des pays souverains comme l’Ukraine. Au nom de quoi devrait-on se taire ? Je n’ai rien contre M. Poutine, mais je trouve que les dérives autoritaires de son régime ne sont pas une bonne nouvelle pour la démocratie en Russie, pour le peuple russe et pour la stabilité du continent. La stabilité passe par la démocratie, par l’élargissement de la sphère démocratique et de prospérité. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a élargi l’Europe et l’OTAN. C’est pour cela que des pays viennent vers nous.
L.L.D. : Quel rôle l’OTAN est-il en mesure de jouer au Proche-Orient dans l’hypothèse d’une reprise effective du processus de paix ?
P.L. : Je crois profondément au rôle de l’OTAN au Proche-Orient. Je ferai une visite officielle au mois de mai auprès de
la Knesset et du Conseil législatif palestinien, avec le bureau de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Le Secrétaire général de l’OTAN a déjà bien posé le problème. Si le processus de paix abouti à un accord, si les deux parties sont d’accord pour que l’OTAN participe à la phase de construction de la confiance, c’est-à-dire essentiellement à la surveillance et à la sécurisation des frontières, jusqu’à ce que des relations absolument normales se nouent entre les deux pays, l’arrivée de forces de l’OTAN sous mandat de l’ONU aurait tout son sens dans le règlement définitif de cette question. Ce serait une excellente nouvelle pour le monde entier. Cette force aurait d’ailleurs l’avantage de comprendre à la fois des Européens et des Américains et pourrait constituer une solution optimale. Il peut y en avoir d’autres. Il faut donc d’abord écouter ce que souhaitent les deux parties, israélienne et palestinienne, c’est le but de ma mission au mois de mai, en accord avec l’ensemble des vingt-six délégations de l’OTAN. Donc, si nous pouvons être utile à la sécurisation d’un accord définitif, naturellement à la demande des deux parties, il faut encourager cette tendance. Je suis, sur ce point, tout à fait en phase avec M. Japp de Hoop Scheffer.
L.L.D. : Plus largement, comment définiriez-vous le rôle de l’OTAN près de quinze ans après la chute du mur de Berlin et comment cette organisation s’adapte-t-elle aux nouvelles menaces que sont le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive ?
P.L. : L’OTAN était une alliance défensive, territorialement limitée, face à une menace physique tangible qui était celle des 20 divisons de l’Armée rouge basées en Allemagne de l’Est et des 200 divisions qui étaient derrière, auxquelles il faut également ajouter les 20 ou 25 000 armes nucléaires soviétiques. Il était donc fondamental d’installer cette idée de couplage stratégique, selon le terme de l’époque, entre la sécurité des Européens et celle des Américains. Une attaque contre l’Europe équivalait à une attaque contre les Etats-Unis. C’est ce qu’a fait l’OTAN pendant cinquante ans. Il est bien évident qu’avec la disparition du mur de Berlin, la démocratisation des anciens satellites de l’URSS et même de certaines de ses parties, comme les Etats baltes ou maintenant l’Ukraine et le Caucase, cette alliance défensive physique proprement dite n’a plus aucun sens. Ce qui a du sens par contre, c’est qu’elle est une boîte à outils militaire avec des mécanismes qui sont absolument bien huilés de fonctionnement en commun des armées dans des opérations militaires, avec des systèmes de commandement, de transmission, de logistique et de transport qui restent d’actualité et sans égal, puisqu’il n’existe pas d’autre système de coopération militaire organisé, mobilisable immédiatement entre l’Europe et les Etats-Unis. Il n’y a pas d’autre exemple. L’OTAN reste également un mécanisme de transformation, de modernisation et de démocratisation des armées et des pays qui sont venus vers nous, les pays d’Europe de l’Est. Elle reste aussi le seul lieu de consensus et de discussion entre les Etats-Unis et le Canada d’un côté et l’ensemble des nations européennes de l’autre. L’OTAN constitue donc une organisation très importante et cette structure reste extrêmement utile. Elle sert aux missions de sécurisation de la paix en Europe même, ce que nous faisons dans les Balkans depuis 15 ans. Je vous rappelle qu’il y a dix ou douze ans, on tuait encore des enfants dans les rues de Sarajevo. Qui a mis fin à cela ? Ce sont les forces de l’OTAN, aujourd’hui en relais avec les forces de l’Europe en Bosnie, mais elles continuent d’être présentes au Kosovo et ailleurs. Elle sert également là où on peut apporter de la stabilité, reconstruire des régimes à la place de régimes terroristes comme c’est le cas en Afghanistan. Là encore c’est l’OTAN qui est le cœur de la force internationale de sécurisation, cette force étant pilotée par un général français. L’OTAN s’occupe donc aujourd’hui de stabilisation, de promotion de la démocratie, de contact avec le monde arabo-musulman, ce qui est vrai aussi au niveau de l’Assemblée parlementaire, dont les députés et les sénateurs ont ouvert un dialogue avec de nombreux pays arabes du Maghreb. J’ai, par exemple, reçu une demande officielle du Président de l’Assemblée nationale algérienne, de faire partie comme observateur, de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Nous commençons donc à avoir un nombre important de pays observateurs, au moins une quinzaine, dont beaucoup viennent du Proche-Orient. Bien sûr, nous avons une relation particulière avec l’Ukraine et
la Russie. Mais on a maintenant des pays observateurs qui participent à nos travaux et qui participent au dialogue politique avec nos parlementaires. L’OTAN est donc aussi extrêmement utile à ce niveau, parce qu’elle constitue, en soit, une voie de stabilisation et de démocratisation de ces pays, ce que j’encourage beaucoup. Nous allons multiplier les activités dans ce domaine. Je vous ai parlé tout à l’heure de la mission que je vais faire en Israël et en Palestine. Il est prévu un exercice du même ordre en Jordanie et dans le Golfe. L’OTAN sert donc à promouvoir la démocratie et à promouvoir la sécurité et la stabilité dans les zones en crise, où il faut reconstruire. C’est important qu’il y ait des médecins pour le faire mais il faut souvent aussi des soldats et souvent pour de longues périodes. Dans le cas des Balkans, nous y sommes depuis une quinzaine d’années et ce n’est pas fini.