L’Allemagne à la recherche de la croissance
Le vaste et courageux programme de réformes structurelles "Agenda 2010" du Chancelier Schröder, présenté le 14 mars 2003, et adopté le 1er juin par 90% des délégués du parti social-démocrate, l'amélioration du climat des affaires, l'anticipation au 1er janvier 2004 des allégements fiscaux prévus pour le 1er janvier 2005 ont changé progressivement le climat économique en Allemagne, avec déjà une révision à la hausse des prévisions de croissance pour l'an prochain. La menace de déflation (baisse des prix et de la valeur des actifs entraînant une chute de la consommation, des investissements et de la demande globale relançant la baisse des prix et des salaires), maintes fois évoquée ces derniers mois, perd de sa crédibilité. Ces signes d'espoir sont d'autant plus prometteurs que l’Allemagne, du fait du poids de son économie, la troisième du monde, qui représente 30% de celle de la zone euro et 23% de celle de l'Union européenne, demeure la locomotive de l’Europe. Or, cette ex-fierté de l'Union européenne, dont elle couvre 26,5% des recettes budgétaires, avec son modèle d’économie sociale de marché, jadis garante de l’orthodoxie budgétaire et de la bonne gestion, traverse une crise structurelle dont elle n'est pas encore sortie. Durant les années 1980, sa croissance moyenne est tombée à 1,8% contre 2,2% pour les autres pays de l'Union européenne. Cette léthargie s’est confirmée : 1,5% contre 2,1% pour l'Union de 1992 à 2001. Ces trois dernières années, l'Allemagne s'est même trouvée en quasi-récession, tirant vers le bas le continent européen, à commencer par son premier partenaire, la France, avec laquelle elle effectue environ 10 % de ses échanges. Ses résultats économiques ont été décevants avec un taux de croissance en 2002 de 0,2% (contre 0,5% en 2001), et se sont détériorés avec un recul de 0,1% de son PIB au deuxième trimestre 2003 après des baisses de 0,2% au premier trimestre et de 0,03% au dernier trimestre 2002. Cette atonie économique n'a pas manqué de se répercuter sur la situation budgétaire : pendant trois années de suite, Berlin n'a pas respecté le critère de 3% de déficit, le "Drei Komma Null" (trois virgule zéro) proféré en son temps avec une régularité de métronome par Theo Waigel, le Ministre des Finances du gouvernement Kohl. Certes, en venant de notifier le 31 août à la Commission européenne un découvert de 3,8% pour 2003, le Ministre des Finances Hans Eichel a entendu limiter les dégâts bien que certaines prévisions effectuées durant l'été tablaient sur un déficit compris entre 90 et 100 milliards d'euros pour un PIB évalué à 2124 milliards d’euros. Les prévisions de l'argentier allemand se fondent en effet sur une croissance annuelle de 0,75% en 2003 et de 2% l'an prochain qu'il sera difficile d'atteindre. Les rentrées fiscales ne seront peut-être pas à la hauteur des espérances : elles n'ont enregistré qu'une progression de 0,6% au cours du premier semestre alors que 2,1% étaient prévus pour l'ensemble de l'année. Quant au nombre de chômeurs, il pourrait dépasser cet hiver le cap symbolique des 5 millions, grevant d'autant le montant des allocations à verser. Pourtant, l'Allemagne n'a pas perdu de son dynamisme commercial, comme l'atteste la hausse constante de ses excédents : 59 milliards d'euros en 2000, 95 milliards en 2001, 126 milliards en 2002. Bien que sa part du marché mondial ait baissé de 10,7% en 1992 à 8,4%, évolution commune à presque tous les pays développés, ses exportations représentent une part importante de son PIB (33,7% en 2001).
Longtemps ce "mal allemand" a été mis sur le compte de la réunification. Il est vrai que treize années après celle-ci, le legs des deux Allemagnes persiste et, ce que l’on croyait à l’origine devoir disparaître en l’espace d’une décennie, mettra près d’une génération à s’estomper. La RDA était une société d'ouvriers qualifiés (20% de la population, contre 6% à l’Ouest), marquée par une forte présence féminine au travail (15,8% de femmes au foyer à l'Ouest pour 1,5% à l'Est). Il y avait également moins de mariages et de naissances à l'Est. Le sentiment d'insécurité (violence, chômage, vol) qui n’existait pratiquement pas du temps de la RDA s’est aujourd’hui emparé des esprits (il explique en partie le vote extrémiste), et l'environnement n'était pas une priorité. Mais le processus de rapprochement des niveaux de vie est en cours même si des divergences demeurent. Le processus de privatisation de 14 000 entreprises et de fermeture de 4 000 d’entre elles a été accompagné d’investissements énormes : de 1991 à 1998, 1250 milliards de DM ont été investis dans les nouveaux Länder, 84% en provenance d’entreprises privées (dont 2 000 sociétés étrangères). Tous ces efforts ne manqueront pas de porter leurs fruits. Le PIB par habitant de l’Allemagne de l’Est est passé de 35% à 61% de celui de l’Ouest, tandis que le PIB réel par salarié employé est passé de 41% à 67%. Les investissements, du fait des nécessités de la reconstruction, sont passés de 63% à 134% du niveau de ceux de l’Ouest alors que les exportations industrielles ont quasiment stagné : de 52% à 53%. Les taux de chômage à l’Est sont de 9 points supérieurs à ceux de l’Ouest (19% contre 10%). Mais au-delà de ce phénomène transitoire, c’est la structure même de l’économie allemande, "Modell Deutschland", qui est en cause. Fondé sur l’industrie métallurgique et mécanique, appuyé sur un réseau de "banques–maisons" (Haus Bank), le modèle rhénan semble avoir fait son temps. L’Allemagne a insuffisamment effectué le tournant des nouvelles technologies, de la flexibilité et de la créativité. D’où l’ardent plaidoyer en faveur d’une réforme du capitalisme allemand, articulé par Roland Berger, le plus célèbre des consultants allemands, et que le gouvernement rouge-vert a repris partiellement à son compte. M. Berger met en exergue la faiblesse des efforts de recherche-développement qui atteignent 1,9% du PIB contre 2, 4% aux Etats-Unis. Il s’en prend aux PME, ce fameux "Mittelstand" jadis la base de la prospérité allemande. Ces entreprises emploient 3,3 millions de personnes (70% des salariés, 80,1% d’apprentis) et réalisent 57% du PIB. Mais le système de l’apprentissage n’est plus du tout adapté à une économie de services, flexible et moderne. Plus préoccupant encore, la structure démographique allemande est caractérisée par le vieillissement. Avec un taux de fécondité de 1,3%, un des plus bas d’Europe avec ceux de l’Italie et de l’Espagne, l’Allemagne, depuis longtemps, n’assure plus son renouveau démographique. La proportion des plus de 60 ans devrait passer de 21% à 37% en 2020. A ce rythme la population allemande devrait passer de 82 millions d’habitants à 70 millions en 2020.
C'est dans cette optique qu'il convient de replacer le paquet de réformes structurelles introduit par le Chancelier qui s'attaque résolument aux causes structurelles du freinage économique. Pour relancer la croissance il se fonde, non sur la demande mais sur l'investissement, en accordant 15 milliards d'euros de prêts bonifiés aux entreprises. Sa stratégie est d'aider les collectivités locales lourdement endettées et obligées de réduire leurs investissements et leurs prestations. Le gouvernement a décidé une réforme de la taxe professionnelle qui, en élargissant l'assiette, devrait leur permettre de lever de nouvelles ressources, de relancer le bâtiment en grave récession et d’aider les PME qui constituent les meilleurs réservoirs de créations d'emplois. Le Chancelier Gerhard Schröder s'attaque aussi avec courage directement aux points sensibles du modèle social. Il autorise les entreprises en difficulté à sortir des accords salariaux de branches, accords qui sont la cause du coût de la main-d’œuvre le plus élevé d’Europe (33 euros de taux horaire contre 22). Il assouplit les règles autorisant les licenciements et diminue les allocations chômage de longue durée pour encourager les chômeurs à trouver du travail. Le gouvernement s'est attaqué, d'autre part, aux prestations d'assurance maladie et a engagé une réforme des retraites, mesures qui visent à réduire rigoureusement les dépenses gouvernementales et à augmenter celles du consommateur. Un accord est intervenu dans la nuit du 20 au 21 juillet 2003 entre la majorité et l’opposition afin "de préserver la qualité des soins tout en cassant des structures encroûtées". Les coûts croissants (142 milliards d'euros pour l'année 2002, près de 3 milliards de déficit) des caisses d'assurances maladies où sont inscrits 90% des Allemands, ont rendu les réformes inévitables. Celles-ci, par une réduction des prestations, de nouvelles recettes, ainsi qu'un appel plus large aux bénéficiaires, permettront d'économiser 9 milliards d'euros en 2004 et 23 milliards d'ici à 2007. Le dossier des retraites vient de faire l'objet d'un volumineux rapport d'experts. Présidée par un économiste mandaté par la Chancellerie, cette commission préconise un relèvement à terme de l'âge légal de 65 à 67 ans, ce qui équivaut à une véritable révolution dans le pays du "capitalisme rhénan". Prudent, le gouvernement s'est étendu sur les vertus qu'il y aurait d'abord à rapprocher l’âge effectif des départs à la retraite (60,4 ans) de l'âge légal. Dans le même temps, le gouvernement est resté fidèle à sa promesse d'abaissement des impôts qui, prévu pour 2005, entrera en œuvre dès 2004, amputant le Trésor public de 15,6 milliards d'euros de ressources fiscales (O,7% du PIB), dont 7,1 milliards pour le budget fédéral, 6,6 pour les Länder et 2,2 pour les communes. Berlin espère ainsi insuffler du pouvoir d'achat supplémentaire susceptible de relancer la confiance. La hausse de l'indice IFO du climat des affaires, qui est passé de 85 en avril à 90,80 en août, indique qu'il est sur la bonne voie.
La situation économique allemande revêt une importance particulière pour la France. Chacun des deux pays est le premier partenaire économique de l’autre et le PIB combiné de la France et de l'Allemagne représente 52 % de celui de la zone euro. Les chiffres sont éloquents : 11% du volume total des exportations allemandes sont destinées au marché français et à l’inverse, 14,5% du volume total des exportations françaises (46,8 milliards d'euros) prennent la direction de l’Allemagne, autant que pour toutes les Amériques, le double des exportations vers l'Asie et cinq fois celles se dirigeant vers l'Afrique. Le volume du commerce français avec le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie est à lui seul supérieur aux échanges commerciaux de la France avec le Japon, pourtant deuxième puissance économique du monde. Il est impressionnant de voir le nombre croissant d’entreprises françaises et allemandes qui conjuguent leurs forces pour assurer la compétitivité à l’échelle du globe, dans une économie mondialisée. Citons, EADS et Aventis, qui sont les deux plus grandes entreprises franco-allemandes, ainsi que Framatome ANP, fusion de Framatome et du secteur nucléaire de Siemens A.G. Après les échanges commerciaux, viennent dans le même ordre de grandeur, les IDE. En 2002, le montant global des investissements allemands en France s’est élevé à 25 milliards d’euros, contre 30 pour les investissements français en Allemagne qui représentent plus de 1 400 implantations employant 360 000 salariés. Dans les nouveaux Länder, la France a été dès le début l’un des plus gros investisseurs européens et mondiaux. Un autre aspect largement remarqué concerne le développement dans les zones frontalières : plus de cent mille Français et Allemands travaillent chaque jour respectivement en Allemagne et en France. Par ailleurs, il y a 1 500 à 2 000 mariages franco-allemands par an et, cent cinquante mille Allemands environ résident en permanence en France. Quinze millions de touristes allemands visitent la France chaque année alors que dans l’autre sens, les Français ont un goût assez faible pour l’Allemagne comme destination touristique : 1,6 millions seulement. Cette étroite solidarité entre l'Allemagne et la France, et la similitude de certains aspects de leurs situations économique et budgétaire explique le fait que les deux gouvernements plaident pour une "application économiquement raisonnable" du Pacte de stabilité et de croissance, sujet évoqué lors de la rencontre du 3 septembre dernier entre le Président Jacques Chirac et le Chancelier Gerhard Schröder à Dresde. "Sans abandonner l'objectif de la consolidation budgétaire" a indiqué ce dernier, l’Allemagne et la France traversent "une phase pendant laquelle il faut davantage mettre l'accent sur l'objectif de croissance" Pierre Beaumont