Un siècle d’Entente cordiale
L’Entente cordiale, conclue entre la France et le Royaume-Uni, est en fait une série de conventions signées le 8 avril 1904 par le Secrétaire britannique aux Affaires étrangères, Lord Landsdowne, et l'Ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, apportant un règlement aux questions du Maroc et de l'Egypte, sujets qui avaient fait l'objet d'un affrontement entre les deux grandes puissances "impériales" de l'époque. La déclaration conclue entre les deux pays et la série de documents l'accompagnant portaient également sur le Siam, Madagascar, les Nouvelles-Hébrides, l'Afrique centrale et de l'ouest et Terre-Neuve .
Il s'agissait d'une période ancienne de luttes coloniales et d'ambitions territoriales désormais révolue, mais il devait en demeurer une trace, celle de deux pays qui au lieu de s'affronter ont préféré négocier et transiger, une des grandes leçons qui demeure à la base de l'unification européenne jusqu'à ce jour. Une leçon de courage et de lucidité sur laquelle il convient de méditer et dont il faut s'inspirer.
Le chemin pour parvenir à une telle entente n'avait pas été aisé. Quelques années auparavant, en effet, les deux pays avaient de justesse évité l'affrontement lorsque le commandant Jean-Baptiste Marchand, arrivé en juillet 1898 à Fachoda (aujourd'hui Kodok au Soudan), après un ultimatum anglais, reçut l'ordre de l'évacuer. La France renonçait à son empire est-ouest (Dakar-Djibouti), alors que le Royaume-Uni achevait le sien selon un axe nord-sud (Le Caire-Le Cap), laissant en contrepartie à la France, le Maroc contre l'Egypte. Un fort ressentiment anglophobe se répandit dans l'opinion française qui s'estompa avec le temps du fait de "la montée des antagonismes entre la France et l’Allemagne". C'est parce que les deux puissances ont su éviter la guerre qu’elles innovaient par leur comportement maîtrisé sur la scène européenne. Cette leçon ne sera jamais perdue de vue au cours du siècle suivant. Le francophile Roi Edouard VII venait d’effectuer une visite remarquée à Paris le 1er mai 1903, à la laquelle répondit le Président Emile Loubet en juillet de la même année. On s'est interrogé sur les motivations de l'Angleterre qui s'engageait dans un rapprochement avec la France, alors qu'elle entendait traditionnellement toujours garder les mains libres vis-à-vis des puissances du continent. Etait-ce pour contrer l'alliance franco-russe, vieille d'une décennie, alors que son allié, le Japon, s'apprêtait à attaquer l'Empire des tsars ? Toujours est-il que, quelques années plus tard, la France parviendra à rapprocher le Royaume-Uni et la Russie qui, depuis des lustres, s'affrontaient en Asie centrale -lutte dénommée le "Grand jeu" par Rudyard Kipling dans son roman Kim, appellation qui a resurgi depuis peu pour qualifier les ambitions contradictoires des puissances à propos des ressources pétrolières de la Caspienne et de l'Asie Centrale. France, Royaume-Uni, Russie affrontèrent ensemble les puissances centrales pendant la Grande guerre qui modifia profondément les équilibres mondiaux.
Cette étroite entente franco-britannique se maintint après le Traité de Versailles de 1919, malgré les motivations différentes des deux capitales. Alors que la France s'estimant avoir été la victime principale du conflit qui s'était déroulé entièrement sur son territoire, optait pour une politique dure à l'égard de l'Allemagne, notamment pour ce qui en fut des réparations, la Grande-Bretagne cherchait, sinon à ménager l'Allemagne, mais du moins à atténuer son isolement. Toujours est-il qu'aucun d'entre eux ne sut s'opposer à la montée des périls. La course à la guerre s'accéléra. Les deux grandes démocraties de l'Europe de l'Ouest se trouvèrent côte à côte face aux menaces nazies. L'effondrement de la France en juin 1940 fut une malheureuse surprise pour Londres : la Grande-Bretagne dut supporter seule le poids de la guerre. Elle décida de rapatrier ses forces à Dunkerque à la suite de "la guerre des plages". Le général de Gaulle, nommé Sous-secrétaire d'Etat à la guerre, n'obtint pas gain de cause lorsqu'il se rendit à Londres pour demander le renvoi en France de troupes anglaises et d'une partie de la RAF… Quelques jours plus tard, en pleine déroute, le 16 juin, le général fit accepter par Paul Reynaud le projet d'union franco-britannique présenté par Jean Monnet et accepté par Churchill. Ce texte, aujourd'hui largement oublié, instituait une union d'Etats sans précèdent, en mettant en commun leur diplomatie et leur politique de défense. Puis ce fut l'appel du 18 juin lancé sur la BBC que Churchill ouvrit sans réticence au chef de la France libre. Que n'a-t-on écrit sur les rapports entre ces deux géants, séparés de seize ans. Etrange combinaison d'amitié et d'hostilité, de respect et de colère qui laissa des traces durables dans l'histoire des deux pays jusqu'à nos jours. En incarnant la flamme de la résistance française, de Gaulle, du fait de sa seule présence sur le territoire britannique, démontrait que l'esprit de l'Entente cordiale ne s'était pas éteint. Churchill fut profondément ému en descendant côte à côte avec de Gaulle, les Champs Elysées le 11 novembre 1944, image symbolique rarement égalée dans l'histoire millénaire des relations entre les deux pays, dont des dates clefs jalonnent l'histoire : 1066, Crécy ; 1346, Jeanne d'Arc ; 1431 ; 1763, Traité de Paris, achevant la guerre de Sept Ans ; 1789 ; 1802, Paix d'Amiens ; 1814 ; Guerre de Crimée ( 1854-55) ; 1914 ; 1939…
Durant l'occupation, le régime de Vichy déchaîna une anglophobie sans limite, entamant le capital de sympathie existant entre Français et Britanniques. Bon nombre de ceux-ci admiraient sincèrement la France, sa civilisation, sa littérature, son art de vivre, sa cuisine, ses vins. La défaite française fut suivie du départ de France des Britanniques qui y disposaient de résidences. Leur retour après 1945 ne sera pas aisé compte tenu des difficultés économiques, des restrictions aux échanges financiers… Cette rupture des liens humains, affectifs, culturels, a certainement joué un rôle dans l'évolution des rapports entre les deux pays qui mettront des années à se rapprocher et à mieux se comprendre. Il faudra attendre des années pour que cette inclination des voisins d'outre-Manche puisse à nouveau s'exprimer. Un phénomène qui a revêtu un retentissement mondial avec le best seller de Peter Mayle "Une année en Provence", suivi de "Toujours Provence". L'intérêt des Britanniques pour la France n'a guère laissé apparaître des signes de faiblesse. L'expérience de la IVème République fut ardemment débattue, comme le fut le succès de la Vème République. L'intérêt pour la France, sa culture et sa société n'a pas faibli. Il ne semble pas qu'il en fût ainsi du côté français, en dehors de l'engouement durable de la jeunesse pour les Beatles, le pop, ou le cinéma anglais.
Alors que les relations franco-allemandes se développèrent de manière sensationnelle durant le demi-siècle qui succéda à la Seconde Guerre mondiale, donnant libre cours aux diverses expressions fort connues de couple, moteur ou relation franco-allemande, il n'en fut pas de même entre la Grande-Bretagne et la France, en dehors de quelques réalisations sectorielles. Pourtant les choses avaient bien commencé après 1945. Londres et Paris restaient fidèles à l'esprit de l'Entente cordiale en signant le Traité de Dunkerque de mars 1947, alliance militaire qui se mua par étapes, en l'Union de l'Europe occidentale (UEO). Mais l'approche des problèmes européens fit apparaître des divergences entre les deux pays. Malgré le discours de Churchill d'Aix-la-Chapelle, la Grande-Bretagne, qui imposa sa marque lors de la création en mai 1949 du Conseil de l'Europe, ne se joignit pas aux efforts qui menèrent à la création de la CECA, puis de la CEE. Elle restait fidèle à ses relations privilégiées avec le Commonwealth et celles "spéciales" avec les Etats-Unis. Du fait de sa volonté de maintenir l'unité du camp occidental, elle mettait l'OTAN au premier plan. Ce n'est pas avant l'été 1961 que le gouvernement britannique posa sa candidature à l’entrée dans la CEE, demande rejetée par la France, à deux reprises, en 1963 et 1967.
Aussi, la période 1969-1973, qui fut marquée par une entente profonde entre le président Georges Pompidou et le Premier ministre Edward Heath, apparaît comme une époque particulièrement faste, marquée par l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. Différentes péripéties, voire des querelles, marquèrent la participation britannique au Marché commun. Demande de renégociation en 1975, rabais budgétaire demandé par Margaret Thatcher et accordé par le Conseil européen de Fontainebleau (juin 1984), critique de la politique agricole commune que les Britanniques n'ont jamais cessé de considérer comme coûteuse, bureaucratique et inefficace, système monétaire européen.
Il peut paraître aujourd'hui étrange que les deux pays n'aient décidé qu'en juin 1976, à l'occasion d'une visite de Valéry Giscard d'Estaing à Londres, de tenir des consultations annuelles dont les premières se déroulèrent en novembre à Rambouillet. Pourtant les domaines de coopération s’étaient multipliés entre les deux pays qui s'associèrent pour construire le supersonique Concorde, remarquable réussite technique, dont les succès commerciaux ne furent pas à la hauteur des espérances bien qu’ayant conduit à un bien réel succès grâce à ses retombées technologiques et à l’avènement d’Airbus. Lors des heures décisives, la France n'a pas ménagé sa solidarité à l'égard de la Grande-Bretagne comme lors de l'invasion des îles Falklands/Malouines par l’Argentine le 2 avril 1982. Alors que Claude Cheysson, le Ministre des Affaires étrangères penchait vers l'Argentine, au motif qu'il s'agissait d'une action anticolonialiste, François Mitterrand répliqua : "Nous sommes alliés de la Grande-Bretagne et non de l'Argentine". La France suspendit immédiatement ses livraisons d'armes à l'Argentine dont les missiles Exocet.
La décision de construire le tunnel sous la Manche restera l'un des grands témoignages de ce rapprochement et de cette coopération étroite entre les deux voisins. Cet exploit technologique met l'accent sur les profondes similarités géographiques entre les deux pays. Bien que la France soit presque deux fois plus étendue que la Grande-Bretagne (551 602 km2 contre 242 530 km2), la morphologie des deux pays est fort semblable, ceux-ci ayant fait partie d'une même masse terrestre il y a 40 millions d'années. Le fossé Colbart, dans la Manche, entre Dungenesse et le Cap Gris-Nez, en certains endroits, n'a que trois mètres de profondeur à marée basse. En juin 1992, la reine accompagnée du duc d'Edimbourg, effectua une visite d'Etat en France. La République déploya tous ses fastes en l'honneur de la souveraine saluée par Libération par un "Chapeau la Reine" et par le Figaro d’un "Vive la Reine". En juin 1993, elle inaugura une statue du général de Gaulle à Carlton Gardens où il avait ses quartiers durant la guerre. L'année 1994, celle de l'inauguration du Tunnel sous la Manche par la Reine Elizabeth II et le Président François Mitterrand en mai, fut une année faste pour les relations franco-britanniques. Le 90ème anniversaire de l'Entente cordiale, fut aussi le 50ème anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie. Elizabeth II se rendit à nouveau en France, accompagnée de centaines de vétérans et de leurs familles. Ce fut l'occasion d'une chaude effusion d'amitié et de remerciements. Lorsque Jacques Chirac se rendit au Royaume-Uni en mai 1996 en visite d'Etat, il eut l'occasion de mettre l'accent sur les liens qui unissaient les deux pays : "Tout au long du XXème siècle, les différences se sont effacées lorsque Britanniques et Français ont dû combattre ensemble pour défendre ces valeurs essentielles auxquelles ils croient : l'homme, sa liberté, sa dignité". Avec le tunnel sous la Manche ajouta-t-il, "la France et le Royaume-Uni ne se font plus face, ils sont devenus des partenaires naturels".
Certes pour la première fois depuis cent ans, lors du conflit irakien, le Royaume-Uni et la France ne se sont pas retrouvés côte à côte durant une grave crise internationale. Mais ces divergences appartiennent désormais au passé, comme l'a montré le récent sommet franco-britannique du 24 novembre qui s'est tenu sous les ors de Lancaster House. La normalisation a eu lieu et a marqué pleinement ses effets a reconnu Anthony Blair. La retenue française à propos de l'évolution en Irak a été remarquée à Londres. Les deux capitales ont retrouvé pleinement des raisons de s'accorder et d'agir ensemble. La démarche commune effectuée par Dominique de Villepin, Jack Straw et Joschka Fischer à Téhéran pour persuader les autorités iraniennes de mieux coopérer avec l'AIEA en fut une première démonstration. Sur maints dossiers d'importance la position des deux pays apparaît très proche, sinon semblable. Il en est ainsi du rôle et de la réforme de l'ONU, de l'avenir des Balkans, de la question de la prolifération des armes nucléaires, de la résolution du conflit israélo-arabe, du développement de l'Afrique, de la Constitution européenne.
La densité des échanges économiques, touristiques et humains témoigne par ailleurs de l'étroitesse des relations entre les deux pays. Le Royaume-Uni est le 2ème client de la France – qui y détient 8,5% des parts du marché-, le 4ème fournisseur et le 1er excédent commercial bilatéral français (9,2 milliards d'euros en 2002). En matière d'investissement, le Royaume-Uni est la 4ème destination des investissements français à l'étranger (1 500 filiales représentant 250 000 salariés). L'année 1998 a vu l'arrivée d'EDF sur le marché britannique de l'énergie. En juin 1999, Vivendi a fait son entrée sur celui de l'audiovisuel. L'OPE lancée en septembre 2003 par France Télécom sur Orange avait pour but de créer un des plus grands opérateurs mondiaux en matière de télécommunications. Dans le domaine des services la SSII française, Cap Gemini Ernst&Young, associée à Fujitsu Services et BT, a remporté un contrat de 4,3 milliards d’euros sur 10 ans auprès de l’administration fiscale britannique pour l’externalisation de ses ressources informatiques. Quant aux investissements britanniques en France – 16,7% du total des investissements étrangers en France -, ils concernent essentiellement les services.
70% des Britanniques apprennent le français dans le secondaire et 90% des Français, l'anglais. La communauté française outre-Manche est forte de quelque 230 000 personnes.
Chaque année, alors que 3 millions de Français se rendent au Royaume-Uni, 12 millions de Britanniques visitent la France où un demi-million d'entre eux disposent d'une résidence. Ces échanges sont appelés à s'intensifier avec la multiplication des tarifs à bas coûts, et l'ouverture de nouvelles lignes entre les aéroports secondaires (Bournemouth, Cardiff, Glasgow, Dinard, Bergerac et Montpellier).
La célébration du centenaire de l’Entente cordiale
Comme l'a promis Anthony Blair, elle débutera "en fanfare". La reine accompagnée du prince Philip effectuera une visite d'Etat en France du 5 au 7 avril 2004, "coup d'envoi officiel" des commémorations. Elizabeth II, reviendra en France, en juin, avec M. Blair pour participer aux cérémonies du 60ème anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie. De nombreuses manifestations jalonneront cette célébration. Rencontre entre l’Assemblée nationale et la Chambre des Communes, réceptions de jeunes à l'occasion de la journée de l’Europe, émission d'un timbre conjoint, participation d'un contingent britannique au défilé du 14 juillet, avec la démonstration de la patrouille aérienne "Red Arrows" avec la patrouille de France, escale du porte-avions Charles de Gaulle à Portsmouth en juin, nombreux colloques universitaires, de rencontres sportives, de concerts, course cycliste de bienfaisance "Paris-Londres", expositions d'art de David Hockney, Turner et Monet, François Boucher, initiatives en faveur des PME, de la mode, coopération dans la lutte contre le cancer et les maladies tropicales, émissions conjointes, festivals de cinéma. Une visite d’Etat de Jacques Chirac en novembre clôturera ce riche programme. Pierre Beaumont