La lettre diplomatique

Article – Le marché russe l’autre géant à conquérir
La Lettre Diplomatique N°79.1 – Quatrième trimestre 2007

L’investissement en Russie : « le commencement de temps nouveaux » ?

Par M. Emmanuel Caulier,
Directeur des études du Centre d'Etudes diplomatiques et stratégiques (CEDS), Avocat associé de Gabriel & Caulier Avocats à la Cour

Dans sa Guerre du Péloponnèse Thucydide précisait « Nous, Athéniens, savons tout à la fois faire preuve d’une audace extrême et n’entreprendre rien qu’après mûre réflexion. Chez les autres, la hardiesse est un effet de l’ignorance tandis que la réflexion engendre l’indécision ». Pour les investisseurs contemporains la prise de décision d'investir en zone russe relève de cette même alternative stratégique. La Russie possède toujours d'exceptionnels atouts qui la place en principe en position favorable pour attirer les investissements directs étrangers (IDE), le flux réel des échanges est pourtant très en dessous des potentialités qu'elle développe. Pour autant les importations (+ 49% en 2007) stimulées par une forte demande intérieure en bien d'équipement et de consommation et un rouble cher croissent plus rapidement que les exportations (+ 9%). L'hyperdépendance de l'économie aux variations du prix des hydrocarbures se conjugue avec la limite des capacités d'extraction pour conduire à une tendance structurelle à la baisse de l'excédent commercial.
Par l'immensité de son territoire et sa proximité géographique avec l'Europe, le bon niveau de formation et le coût relativement bas de sa main d'œuvre, la Russie constitue un marché naturel pour toutes les entreprises européennes. En outre, les besoins des secteurs en cours de modernisation, le développement rapide de la consommation des ménages dont les revenus sont en hausse, génère un marché très porteur. Même si dans les échanges mondiaux d'IDE la part de la Russie reste faible, les statistiques de la Banque centrale de Russie mettent en lumière que les flux d'IDE entrants (le quart des investissements étrangers) et sortants enregistrent chaque année une progression significative par rapport aux années précédentes. La Banque centrale souligne leur doublement depuis 2000 et leur polarisation géographique (Chypre et Luxembourg) et sectorielle (industrie extractive et de transformation) avec un déséquilibre structurel entre ces deux polarisations. En outre, l'observation de l'évolution du stock d'IDE (statistiques CNUCED) montre une certaine stabilité de la présence des investisseurs en Russie concentrée dans les secteurs du commerce de gros et de détail, des transports et des communications.
L'UE, premier client de la Fédération, absorbe la moitié de ses exportations ; elle est en retour le premier investisseur en Russie (6 pays parmi les 15 premiers fournisseurs) même si les grandes économies asiatiques la talonne désormais (Chine, Japon). La réforme fiscale contribue toujours à créer un environnement favorable (réduction globale de la pression fiscale par l'intermédiaire notamment d'une baisse radicale de l'impôt sur les bénéfices des entreprises, de la diminution de l’impôt sur le revenu des personnes physiques). Les attentes des entreprises étrangères demeurent grandes vis-à-vis d'un environnement des affaires encore perfectible. Il demeure en effet de nombreux obstacles, tels que la multiplicité des autorisations ou licences nécessaires au lancement d'une activité, la complexité des procédures douanières et de certification, les lacunes dans la protection des droits de propriété intellectuelle. La suppression du contrôle des changes applicable au rouble le rendant convertible, ont donné un coup d'accélérateur ; pour autant une grande majorité de flux d'IDE provient selon toute vraisemblance d'actifs russes détenus à l'étranger et réinvestis en Russie (Chypre).
Les IDE entrants sont dirigés essentiellement vers des secteurs non bancaires, se répartissant sous forme de participation au capital de sociétés du secteur de l'extraction, de l'immobilier, de la transformation et du secteur financier. Suivant les estimations de la Banque centrale, le flux serait d'environ 25 milliards de dollars pour 2007. Les flux français d'IDE augmentent régulièrement et se reportent sur le secteur de l'intermédiation financière, les industries extractives pour délaisser les industries manufacturières. La Russie est en 2007 d'après la mission économique de Moscou le 13ème client et le 9ème fournisseur de la France tandis que la France est le 9ème fournisseur et le 14ème client de la Russie. Les exportations de l'Hexagone en forte augmentation (+34%) représentent pour le premier semestre 2007 2,7 milliards d'euros, essentiellement concentrés sur l'industrie civile. Les produits agroalimentaires, les vins et spiritueux, les bateaux, avions, trains, motos (+700%), les métaux et produits métalliques enregistrent de très forts rythmes de croissance. L'intérêt des entreprises qui investissent repose sur la croissance du marché permettant des retours sur investissement de plus en plus rapides et sur l'existence d'une forte dynamique générale. Il existe bien évidemment toujours une multitude de risques réels, en raison de l’existence d’organisations criminelles actives dans le racket des grandes entreprises. Concernant la sécurité, le risque porte toujours sur la protection du patrimoine de l’entreprise, ses actifs matériels et immatériels, ils se double d'un risque politique qui renaît avec la période électorale et les récentes déclarations déroutantes de l'homme fort du régime. Le climat des investissements a par le passé trop subi de dommages irréparables, l'avenir sera-t-il plus radieux ? Depuis les découvertes de Bénard, il faut croire que le désordre et l'ordre, tout en étant ennemis l'un de l'autre coopèrent d'une certaine façon pour organiser l'univers. Aujourd'hui, il s'agit de voir que nous sommes peut-être en Russie, à la fin d'un certain temps et peut-être, espérons le, au commencement de temps nouveaux.


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