La lettre diplomatique

Article – Le renouveau économique de la Russie
La Lettre Diplomatique N°79.1 – Quatrième trimestre 2007

La Russie s’affirme comme l’un des marchés boursiers émergents les plus importants

Par M. Philippe-Henri Latimier Ph.D.,
Président de Montserrat Economic Development Advisory Services (MEDAS), Professeur Associé de Banque/Finance au New York Institute of Finance*

Sans déroger à la règle qui s’impose à peu près partout, en Russie, la transformation de l’environnement des politiques économiques nationales s’accélère du fait de la montée des interdépendances et de l’extension de l’économie de marché à l’échelle planétaire.
Plus de quinze ans après la défaite du communisme, le marché – cet espace économique ou se confrontent librement offre et demande – semble désormais considéré à Moscou comme le plus idoine des systèmes pour l’économie globalisée. En Russie, les marchés financiers et de capitaux sont devenus en quelques années les instruments essentiels d’optimisation économique et leur bon fonctionnement autant que leur élargissement sont, dans le même temps, devenus synonymes de facteurs de progrès économique et social. Moscou a déjà accompli un processus de réformes important même si, en dépit des exhortations occidentales et d’une aide tant américaine qu’européenne de plusieurs milliards de dollars, d’aucuns estiment qu’elle ne dispose pas encore d’une économie de marché fonctionnant normalement, pas plus qu’elle ne dispose encore d’institutions réellement démocratiques. Et l’on s’accorde à penser que la mise en place d’une économie libérale authentique constitue le meilleur rempart contre une Russie que d’aucuns suspectent d’être toujours potentiellement tentée par les démons de l’impérialisme. C’est à partir de 1991, date de la chute de l’URSS et du communisme qui a surpris par sa rapidité et bouleversé l’échiquier politique mondial, que remonte l’orientation de l’économie russe vers une économie de marché. Et, c’est aussi à partir de 1998, date de la fin de la crise financière que remonte la naissance d’un marché financier en Russie, dopé par la forte croissance enregistrée par l’économie russe qui s’ouvre au monde occidental. Précisons ici que la Russie représente plus des trois quarts du territoire de la Communauté des Etats indépendants (CEI), plus de la moitié de sa population et les deux tiers de ses richesses. C’est aussi la Russie qui produit les trois quarts du gaz naturel et plus de 90% du pétrole de la CEI.

Quelle évolution des marchés financiers russes depuis 1991 ?
La structure actuelle de l’économie russe, est encore aujourd’hui dominée par de grands groupes dont l’Etat est le principal actionnaire.
Et comme partout ailleurs, la fonction primordiale du marché financier est de faciliter l’allocation efficace des ressources, à la fois dans le temps et dans l’espace, et leur mise en œuvre dans un environnement incertain. Compte tenu de la structure de l’économie russe et de l’omniprésence de l’Exécutif toujours très sensible quant il s’agit de remettre en cause son droit de contrôle, l’arbitrage quant à la levée de fonds sur le marché obligataire ou le marché des actions prend une importance cardinale tant il est vrai que le choix se situe entre la privatisation partielle ou totale et le recours à l’endettement.
C’est ainsi que Gazprom ou Rosneft, avec un endettement de l’ordre de 40 milliards de dollars (USD) chacune, ces deux entreprises s’efforcent de recourir à la dette classique pour éviter tout risque de dilution du capital, tout en capitalisant sur l’effet de levier financier qui rend compte de la déductibilité fiscale des intérêts de la dette, fut-elle bancaire ou obligataire.
Rappelons ici, le développement spectaculaire de la dette de marché de l’Etat et des collectivités territoriales au début des années 1990. Ajoutons aussi, à quel point le développement du marché boursier russe à l’occasion des privatisations de 1994, quatre ans seulement avant qu’il ne s’effondre lors de la crise financière de 1998 dont les implications révélèrent une corruption massive, fut également impressionnant. Pour autant, le marché obligataire au début des années 2000 ne représentait pas plus de 3% du PIB de la Russie, alors que le marché des actions en représentait moins de 20%, ce qui fait dire aux observateurs que depuis 2003, les marchés financiers russes sont entrés dans une période de forte progression. En effet, le marché obligataire a enregistré entre 2003-2006, un taux de croissance moyen annuel de 60% ce qui correspond à près de 8% du PIB.
S’agissant du marché boursier russe, il n’est pas déraisonnable d’affirmer qu’il a littéralement explosé depuis la fin 2005, avec notamment en point d’orgue en 2006, un taux de croissance de l’ordre de 90% et une capitalisation boursière qui excède désormais 100% du PIB, contre 70% en Chine, 108% au Japon et 101% en France.
Naturellement la croissance des marchés financiers russes s’est largement nourrie du développement économique du pays. Si le marché de la dette extérieure de la Russie s’est considérablement développé dans les années 1990 jusqu’à atteindre plus de 80% du PIB en 1998, alors que se développait concomitamment jusqu’en 2005 le marché des actions russes, force est de constater, aujourd’hui, la forte progression des marchés financiers russes sur un plan purement domestique. Depuis 2003, les émissions obligataires internationales émises par les entreprises russes à l’étranger, sous l’égide du gouvernement, se voient désormais remplacées par des emprunts sur le marché intérieur russe.
A preuve, ces emprunts domestiques représentent aujourd’hui plus de 4% du PIB contre un peu plus de 5% pour ce qui est de la dette extérieure. Ce qui se traduit naturellement par un éventail de plus en plus large s’agissant des échéances et termes ainsi que des conditions des emprunts dont les spécialistes comme les investisseurs saluent le surcroît de liquidité.
Il convient de noter, dans le même temps, que le marché des actions russes s’est pour sa part, résolument recentré sur les marchés domestiques depuis 2005-2006, grâce d’une part, à l’effet de portance de l’économie russe largement dopée par les apports en liquidités pléthoriques liées aux activités gazières et pétrolières, la libéralisation des actions de Gazprom sur le marché intérieur, d’autre part, et enfin, l’amélioration significative du cadre institutionnel et réglementaire de l’appel public à l’épargne et des introductions en bourse. En Russie, la dette est largement placée sous l’égide du secteur privé, car au global, l’Etat russe est désormais structurellement peu emprunteur en dépit de sa politique d’internalisation de son endettement, au demeurant, l’un des plus faibles du monde avec 9% du PIB. En effet, le secteur privé russe contribue à plus de 46% du marché de la dette comparé à 32% en Chine, 23% au Brésil et 5,6% en Inde.* S’agissant des marchés boursiers en Russie, le prestige et l’amélioration de l’image de marque des entreprises d’Etat, le nécessaire soutien à leur programme de rénovation et de développement, l’impérieuse nécessité de renforcer la liquidité de leurs titres, les énormes besoins en fonds de roulement et la protection vis-à-vis de repreneurs potentiels étrangers, sont autant de facteurs qui justifient le spectaculaire taux de croissance des introductions en bourse. Nonobstant que la valeur d’une entreprise dépend de sa structure financière et que la clé de répartition entre capitaux propres et dettes se doit d’être optimisée afin de maximiser la valeur de l’entreprise, la bourse est devenue à Moscou un formidable accélérateur de la capitalisation plaçant la Russie au 5ème rang des fonds d’investissements qui sévissent sur les marchés d’actions avec près de 20 milliards de dollars d’actifs dont plus de 40% sur le marché intérieur à fin 2006. Force est de constater que cette tendance se poursuit en 2007 avec notamment l’introduction en bourse de la VTB, la deuxième banque d’Etat qui, au cours du premier semestre 2007, aura attiré rien qu’à elle quelque 8 milliards de dollars.
Cette tendance paraît d’autant plus lourde qu’elle concerne désormais l’introduction en bourse de pans entiers de l’économie russe jusqu’à présent en retrait et notamment les secteurs de l’assurance et de l’électronique. La maximisation de la richesse actionnariale étant considérée comme le triomphe de la pensée et du mode de gestion anglo-saxon, conceptions auxquelles semble se conformer de plus en plus le gouvernement russe, sans pour autant risquer de menacer la prédominance de l’Etat qui détient aujourd’hui 35% des actions russes, l’on peut supputer qu’à Moscou, la croissance des marchés financiers devrait durablement s’intensifier, tirée vers le haut par une croissance de l’ensemble de l’économie du pays. Les marchés financiers russes devraient continuer à s’élargir sous l’effet cumulé et progressif de la dérégulation, de la globalisation, de la titrisation et autres innovations financières qui comme sur la quasi totalité des places financières avancées ont rendu plus floue la frontière entre le marché monétaire réservé aux opérations de courte durée, généralement à moins d’un an et le marché financier pour les opérations à moyen et long terme. En outre, il est légitime de penser qu’à terme, la croissance externe qui constitue l’alternative incontournable de la croissance interne comme moyen d’accroître le potentiel industriel et commercial des entreprises par acquisition ou regroupement avec d’autres sociétés sera bientôt en vogue à Moscou et que ce mouvement affectera l’ensemble des secteurs de l’économie. La mise en pratique graduelle en Russie des prémisses d’une organisation « capitaliste » a été source de très forte croissance économique même s’il est clairement établi que les marchés financiers n’ont pas joué à fond leur rôle d’intermédiaire financier dans l’économie russe. Avec moins de 7% du PIB, le marché de la dette russe reste très modeste comparé aux 20% en moyenne s’agissant des économies en transition.
Si, en revanche, le marché boursier s’impose par sa taille en comparaison, il n’en demeure pas moins très concentré et largement contrôlé par les dix plus grandes entreprises du pays, notamment celles de l’industrie gazière et pétrolière qui contribuent à hauteur de 64% de la capitalisation boursière. Avec 106 milliards de dollars contre 75 milliards, le marché extérieur de la dette russe est toujours plus important que celui du marché domestique et les introductions en bourse de sociétés étrangères drainent encore à ce jour l’essentiel des capitaux apportés par les investisseurs avec plus de 10 milliards de dollars sur un total de 17 milliards en 2006. Ce constat s’explique principalement par la toute jeunesse des marchés financiers russes qui sont tentés de privilégier l’accueil des titres de sociétés étrangères souvent connues au plan planétaire et dont la bonne tenue des titres en bourse semble plus évidente que celle d’entreprises russes. Ajoutons à cela que les besoins de financement du pays sont à la mesure du taux de croissance de l’économie, et qu’ils ne peuvent être complètement satisfaits que par recours à la dette extérieure. Il n’est donc pas, faute de prétendre que pour l’heure les conditions de la rencontre entre capacité d’épargne et des besoins de financement des opérateurs économiques ne sont pas encore réunies en Russie.
En effet, la capacité d’autofinancement des entreprises russes contribuent à 45% des besoins, 34% sont satisfaits grâce à l’octroi des crédits domestiques et aux transferts publics, alors que seuls 3% des besoins des entreprises sont financés par recours aux marchés financiers domestiques sous forme d’emprunts obligataires et d’émissions d’actions.
Il reste donc le différentiel à financer soit 18% qui proviennent encore de financements extérieurs. L’épargne russe est encore trop embryonnaire pour ce qui est de sa contribution au financement de l’économie réelle par l’entremise des marchés financiers.
Et les grands travaux d’infrastructure destinés à créer les conditions d’une meilleure activité économique sont très gourmands en capitaux. Aujourd’hui, seuls les investisseurs Institutionnels qui collectent l’épargne des ménages pour la replacer ensuite en valeurs mobilières et titres de placement peuvent prétendre jouer un rôle réel bien que globalement modique, puisqu’ils ne détiennent que 3% du PIB du pays. Curieusement, l’épargne nationale russe est toujours principalement « trustée » par les fonds de retraite d’Etat quand ils ne sont pas tout simplement placés sur des comptes bancaires.

Les enjeux du développement des marchés financiers russes
On ne saurait, ici trop répéter qu’il est impossible d’échapper à la nécessité d’instaurer un véritable climat de confiance dans les institutions financières et que, plus on attendra pour la réaliser, plus les effets seront redoutables. Sur ce plan, ce sont majoritairement les banques russes et étrangères par le truchement de leurs filiales qui constituent les acteurs clés des marchés financiers russes, et notamment jusqu’à 60% pour ce qui concerne le marché de la dette. Les principaux enjeux pour ce qui est du développement futur des marchés financiers russes résident d’une part, dans la mise en place de conditions d’accès élargies au profit de l’ensemble du secteur privé et, d’autre part, dans la capacité du marché à accueillir davantage d’investisseurs institutionnels qui se verraient autorisés à diversifier leur portefeuille au-delà des obligations d’Etat afin de participer plus directement au financement de l’économie réelle. En outre, n’oublions jamais qu’entre le développement des marchés financiers d’une société évoluée et la croissance économique, il est cependant un chaînon indispensable : la confiance irréfragable dans les institutions bancaires, de crédit et de placements ! C’est le rôle des autorités de marchés de contribuer avec compétence et efficacité à améliorer leur gestion et prévenir les investisseurs de tout risque de défaillance. L’épisode MMM, en 1994 qui a entraîné la ruine de milliers de petits épargnants a révélé à l’opinion qu’il faut un grand degré de lucidité et de courage politique pour prendre en compte les réalités économiques, l’aspiration au mouvement des reformes des structures de l’ensemble d’une nation et les possibilités de l’action publique.
S’il est exact de dire que le marché boursier russe – fort d’une capitalisation de près de 1 000 milliards de dollars pour plus de 300 titres russes cotés -, fait aujourd’hui figure à l’échelle planétaire de l’un des plus importants marchés boursiers émergents, il est essentiel d’ajouter que « pour jouer dans la cour des grands » il doit afficher avec force sa volonté d’adopter le concept d’efficience informationnelle afin que les cours boursiers des titres qui s’y échangent reflètent scrupuleusement toute l’information pertinente et disponible. Plus fondamentalement, c’est à cette condition, que le marché boursier russe qui a connu ces dernières années une véritable explosion tant pour ce qui est des volumes de transactions, l’évolution des indices de cours et la capitalisation boursière, réussira à s’imposer parmi les plus grands. Et pour autant aussi, que les directives les plus récentes du Fonds monétaire international (FMI) soient suivies à la lettre par l’Exécutif russe s’agissant notamment d’un surcroît de rigueur dans la maîtrise du risque inflationniste et d’un nécessaire réalignement des politiques fiscale et de taux de change.

* M. Philippe-Henri Latimier est également professeur au KAIST Graduate School of Finance (Korea Advanced Institute of Science & Technology) et “Visiting Research Fellow” à la TRENT (Nottingham Business School ). Il est par ailleurs Président-Fondateur d’Euro Raid Export Academia (EREA) et membre de la Société de Géographie de Paris.
 
* Mission économique française de Moscou, “Les marchés financiers en Russie”, Ubifrance, Août 2007.

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