La lettre diplomatique

Article – Le renouveau économique de la Russie
La Lettre Diplomatique N°79.1 – Quatrième trimestre 2007

La revanche de l’Etat

Par M. Cédric Durand,
Maître de Conférence à l'IUT A-Lyon 1, Chercheur au Centre d’étude des modes d’industrialisation (CEMI -EHESS) et au Centre d’Économie de Paris Nord (CEPN-CNRS-Paris 13)

Au cours de l'année 2006, de nouveaux termes tels que « Capitalisme d'Etat », « Corporate State » ou « réorientation stratégique » sont apparus sous la plume de commentateurs et d'experts à propos de l'économie Russe. Cette nouvelle terminologie fait suite à un réengagement de l'Etat qui est suffisamment sensible pour être interprété comme un tournant dans la trajectoire post-soviétique. Quelle est l'ampleur de ce tournant ? comment doit-il être interprété ?
Quatre figures économiques de l'Etat peuvent être distinguées : l'État régulateur qui organise et réglemente les marchés ; l'Etat providence qui, notamment à l'aide de la fiscalité, produit des biens collectifs ; l'Etat keynésien qui, à travers sa politique macroéconomique, joue un rôle stabilisateur et influe sur le niveau de l'emploi et des prix ; enfin, l'Etat producteur ou entrepreneur qui est constitué d'un ensemble d'interventions visant au développement de l'appareil productif du pays. Dans l’ensemble des pays ex-socialistes, le repli de cet Etat producteur, à force de privatisations, est l'élément le plus marquant des politiques néolibérales. Or, cette tendance s'est très nettement renversée en Russie depuis le début des années 2000 et, plus encore, depuis le début du second mandat de Vladimir Poutine en 2004. L'Etat s'est doté de nouveaux instruments pour jouer un rôle plus actif dans l'orientation du développement économique. Il s'agit en particulier de la mobilisation de ressources dans le cadre de quatre projets nationaux dans les secteurs de la santé, de l'éducation, du logement et de l'agriculture, mais aussi de privilèges fiscaux attachés à des zones économiques spéciales et de la création d'un fonds d'investissements destiné à soutenir des partenariats publics-privés dans le cadre d'investissements d'infrastructures. Surtout, la propriété publique s'est étendue en raison de la croissance externe de firmes contrôlées par l'Etat et est en cours de réorganisation à travers la consolidation des actifs publics dans des holdings intégrées.
Cette extension du contrôle public s'effectue principalement dans les domaines de l'énergie et de la défense où la reprise en main est spectaculaire. Ces secteurs revêtent en effet aux yeux des dirigeants politiques russes une importance stratégique. Mais d'autres opérations importantes ont eu lieu dans l'aéronautique, la construction navale, l'industrie automobile, les médias, le nucléaire civil ou le transport aérien. Ce retour de l'Etat organisateur de la production s'effectue aux dépens des propriétaires, qu'il s'agisse de firmes multinationales – la plupart des majors pétrolières en ont fait les frais – ou d'oligarques russes – la mise hors jeu vigoureuse du magnat Khodorkovski en est l'exemple le plus connu. La prise de contrôle des actifs s'effectue parfois de manière administrative au prétexte de violations bien réelles des réglementations fiscales ou environnementales. Parfois, la seule menace de telles poursuites conduit les propriétaires à négocier au mieux leur retrait. Mais dans tous les cas, il n'y a pas de nationalisation à proprement parler : formellement, les mécanismes de marché sont respectés. Deux entreprises publiques, Gazprom et Rosoboronexport, sont impliquées dans la plupart des acquisitions et apparaissent comme les instruments privilégiés des autorités sur le territoire national. L'action industrielle publique se développe également à l'étranger. Ainsi, au cours de l'été 2006, la banque publique Vnechtorgbank (VTB) a pris une participation de 7,9 % dans le capital d'EADS, sans que ce mouvement ne soit précédé de discussions avec les dirigeants européens…
Pour tenter d'interpréter correctement le retour de l'Etat producteur, il faut souligner qu'il ne concerne pas uniformément tous les domaines d'activités. Ainsi, la plupart des interventions de l'Etat se situent dans des domaines où des entreprises étrangères sont présentes en Russie. En revanche, là où la concentration d'actifs privés sous contrôle russe a permis la constitution de firmes de taille mondiale, la puissance publique reste en retrait : c'est notamment le cas dans l'industrie chimique, la sidérurgie et l'aluminium.
Le retour de l'Etat industriel correspond à une volonté politique de reprendre en main le développement du pays. La décennie 1990 a en effet donné lieu à un processus de régression économique qui s'est traduit par une chute d'environ 50% du PIB et d'un repli de l'activité sur des secteurs rentiers tels que les hydrocarbures ou la métallurgie tandis que d'autres savoir-faire industriels disparaissaient. Cette catastrophe économique et le déclassement géopolitique qui l'accompagne sont perçus, à juste titre, comme résultant en grande partie de politiques façonnées par les puissances occidentales. C'est dans ce contexte que s'impose le pouvoir poutinien avec pour objectif affiché de redonner à la Russie son rang de puissance, ce qui lui vaut un large soutien de la population. Pour l'économie, il s'agit d'un côté de permettre à l'Etat de renforcer le contrôle du secteur des hydrocarbures considéré comme stratégique en raison des flux considérables de revenus qu'il génère et des implications géopolitiques de la répartition des exportations. D'un autre côté, la consolidation des actifs industriels avec ou sans la participation directe de l'Etat, s'inscrit dans le cadre d'une volonté de préserver un appareil productif national autonome face à ce que les autorités interprètent comme une menace de subordination par rapport aux firmes étrangères.
Cette inflexion de la trajectoire russe post-soviétique s'effectue cependant sans ruptures institutionnelles majeures par rapport au processus de « transition vers l'économie de marché ». La libéralisation de l'économie n'est pas remise en cause et se poursuit même dans une série de domaines. D'ailleurs, le fait que l'extension de la propriété publique respecte le cadre de transactions de marché rend le processus en cours largement réversible ; de plus, aucune dynamique populaire ne vient nourrir une dynamique politique de transformation sociale du même type que celles que connaissent actuellement plusieurs pays d'Amérique latine (Bolivie, Vénézuela, Equateur). Certes, le mouvement de réorganisation de la propriété se présente comme une inflexion par rapport à l'orientation libérale de la période précédente, mais il relève aussi partiellement d'un processus de redistribution des richesses. En effet, le retour de l'Etat s'est traduit par une redistribution du pouvoir économique et des flux de richesses en direction du pouvoir politique et de ses alliés : au nationalisme « développementaliste » se mêle ainsi une logique de recomposition oligarchique du contrôle de l'économie.
En fin de compte, le retour de l'Etat industriel a contribué à redynamiser une activité économique par ailleurs largement soutenue par la hausse des prix des hydrocarbures et des métaux. Des contradictions socio-économiques majeures et immédiates sont néanmoins à l'œuvre. D'abord, alors que les infrastructures et l'outil de production hérité de l'époque soviétique sont de plus en plus obsolètes, le sous-investissement chronique menace à brève échéance la croissance russe. Ensuite, l'extension rapide de la propriété publique pose des problèmes de coordination : la prise de contrôle d'actifs industriels clés est un point d'appui pour le développement d'une politique industrielle, mais celle-ci reste pour l'essentiel à construire. Sur un autre plan, l'accent mis sur la compétition avec les économies occidentales et la montée en puissance du nationalisme sont en partie contradictoires avec une orientation du développement économique tournée vers la satisfaction des immenses besoins sociaux du pays, la résolution de la crise démographique et la diminution des tensions régionales. Enfin, la réduction de l'espace public qui accompagne le durcissement autoritaire du régime affaiblit la reconstruction du pays : la reprise en main des médias et les entraves mises aux mouvements sociaux et aux organisations politiques appauvrissent le débat public, restreignent les ressources cognitives mobilisées et diminuent la légitimité des décisions prises.

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