Que veut la Russie ?
Par Mme Isabelle Facon,
Chercheur, Fondation pour la Recherche stratégique (FRS)
La Russie a opté, ces derniers temps, pour un ton et une posture de plus en plus abrupts dans ses relations avec les pays occidentaux. Le discours de M. Poutine à Munich lors de la 43ème conférence sur les politiques de sécurité, en février 2007, aura de ce point de vue constitué un tournant. Il sera suivi d’un certain nombre de décisions destinées à démontrer « l’indépendance » de la Russie, sa liberté de choix, sa force aussi – suspension de l’application du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), interrogations ouvertes sur le maintien du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), reprise des patrouilles régulières de bombardiers stratégiques…
Tout se passe aujourd’hui comme si Moscou voulait revenir sur son impuissance des années 1990, quand, dépendante des aides internationales, incapable de financer une politique étrangère active, elle avait dû accepter sur beaucoup de dossiers des conclusions qui n’étaient pas les siennes. Or, qui plus que la communauté euro-atlantique a profité de cette faiblesse momentanée de la Russie ? Aux yeux de Moscou, personne, pas même la Chine, que la Russie de Poutine a pourtant invitée, dès le début des années 2000, à redéfinir dans un sens plus favorable à la partie russe un partenariat jugé trop déséquilibré au profit de Pékin. Il est ainsi intéressant de constater que les nouvelles « lignes rouges » à ne pas franchir récemment fixées par le ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov sont relatives à des enjeux sur lesquels la Russie n’avait pas réussi à faire valoir son point de vue face à l’OTAN ou aux Etats-Unis dans la décennie 1990. Le statut du Kosovo : on ne soulignera jamais assez combien l’opération « Force alliée » a enraciné l’image d’une OTAN agressive et marqué les esprits des stratèges russes, jugeant possible une répétition du même scénario dans l’espace post-soviétique (voire sur le territoire de la Russie) ; ce souvenir n’est certainement pas absent de l’actuel blocage russe sur le Kosovo. Les défenses anti-missiles ? La Russie aura bataillé longuement avant de se résigner à l’abandon par les Etats-Unis du traité ABM, qu’elle considérait comme un « pilier de la stabilité stratégique » et de l’équilibre des forces avec Washington. Les projets actuels sur le déploiement en Europe d’éléments du système antimissiles américain ramènent brutalement à l’esprit des Russes que les années passées à négocier sur la préservation du traité ABM l’ont été en vain. L’élargissement de l’OTAN à des pays de l’ex-URSS ? Moscou consacra une formidable énergie dans la décennie 1990 à tenter de prévenir « l’expansion » de l’Alliance atlantique et son avancée vers ses frontières, là encore sans succès.
Il est donc naturel que la Russie ait choisi ces enjeux pour démontrer la vigueur et la souveraineté aujourd’hui retrouvées de sa diplomatie. Si elle le fait, c’est qu’elle considère que la souplesse dont elle a fait preuve au début des années 2000 (voir sa réaction modérée à l’entrée des pays Baltes dans l’OTAN et au retrait des Etats-Unis du traité ABM, en plus de sa coopération avec les Etats-Unis dans la « riposte » post-11 septembre) n’est pas récompensée à sa juste valeur. Elle suppose que l’absence de reconnaissance dont elle a été payée en retour démontre que ses partenaires occidentaux négligeront toujours ses intérêts propres (cette perception est d’autant plus vigoureuse depuis que la communauté euro-atlantique s’est enrichie de pays européens qui sont d’anciens « satellites » de Moscou, dont leurs positions sont loin d’être toujours très ouvertes concernant la Russie). A l’origine de cette nouvelle déception : l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak et, surtout, les « révolutions de couleur », symptômes, entre autres, d’un pluralisme géopolitique dans son ancien espace impérial qu’elle n’accepte encore qu’avec peine, et imputés largement, en Russie, à des manipulations organisées de l’extérieur. Il faut en outre reconnaître, avec certains connaisseurs de la Russie, que « maintenant que la croissance économique se maintient, que l’Etat s’est réorganisé, que le Kremlin a reconquis des marges de manœuvre diplomatique, on la trouve moins aimable »1 – c’est une réalité dont la Russie a parfaitement conscience, et qui ne l’aide pas à dépassionner ses approches de l’Occident. Dans le même temps, le prix demandé – un rôle leader et une large marge de manœuvre dans l’espace post-soviétique2 – par la Russie en remerciement de son esprit de coopération était quelque peu élevé aux yeux des Etats-Unis et des pays européens, sollicités par beaucoup des pays de la CEI qui souhaitent bénéficier d’un soutien pour consolider leurs positions face à une Russie souvent exigeante, parfois dominatrice.
Le choix des « arguments militaires » pour dissuader les pays occidentaux de franchir les nouvelles lignes rouges est également une réponse à la politique des Etats-Unis et de l’OTAN, accusés d’avoir recours trop facilement à la force militaire pour imposer leurs options au reste de la communauté internationale. Pendant des années, la Russie a déploré la « remilitarisation des relations internationales » ainsi enclenchée par les Occidentaux sans pouvoir y répondre véritablement (voir la crise de son appareil militaire dans les années 1990) – ce qui explique, à son sens, qu’on n’ait guère entendu ou écouté son point de vue dans la décennie 1990. Se considérant désormais en mesure de le faire (son budget de défense est passé de 7 à 30 milliards de dollars entre 2000 et 20073), la Russie s’empresse d’entourer d’une large publicité son effort de rééquipement de ses forces ainsi que ses essais de missiles. Même les outils économiques de la puissance sont utilisés avec une certaine rudesse (cf. les pressions énergétiques ou les embargos commerciaux à l’encontre de certains de ses voisins) – comme si la Russie devait aujourd’hui montrer à tous, et constamment,
sa puissance et sa détermination retrouvées.
Serait-ce qu’elle doute, dans le fond, de la solidité de cette puissance – après tout, le tissu économique, industriel et humain russe souffre encore de profondes et nombreuses failles ? Quoi qu’il en soit, la forme de sa revendication du respect de ses intérêts tendrait plutôt à affaiblir ses positions. Car en usant abondamment de propos menaçants (par exemple celui sur le possible déploiement d’armes nucléaires à Kaliningrad ou celui sur l’éventuel ciblage de missiles sur l’Europe en cas de déploiement des systèmes antimissiles américains en Europe), elle rebute ceux, qui, dans certains pays européens, marquent pourtant une certaine sensibilité à ses préoccupations, voire une proximité sur certains de ses positionnements (notamment quant à l’influence déstabilisatrice de l’actuelle politique américaine dans la vie internationale et le besoin de l’équilibrer). Faisant écho à sa tendance marquée, au cours des dernières années, à faire rudement pression sur ceux de ses voisins les plus récalcitrants, ces discours agressifs inquiètent et contribuent à une image négative de la Russie, ce qui porte ombrage à ses efforts par ailleurs réels pour proposer des solutions intéressantes en vue de contribuer au règlement de certains problèmes de sécurité internationaux. De même, il paraît regrettable que la promotion par la Russie de diverses structures multilatérales dépourvues de toute présence américaine et européenne (OTSC4, OCS5…) donne l’impression, au moins sur le plan de l’affichage politique, d’avoir pour principale motivation la volonté de faire contrepoids aux « unions » occidentales (OTAN, UE, etc.) – alors qu’elle correspond par ailleurs à de vrais enjeux (économiques, sécuritaires) pour la Russie, enjeux sur lesquels des coopérations avec les pays occidentaux, d’ailleurs un temps proposées par les deux parties, devraient pouvoir être possibles.
Désormais, Moscou l’affirme, la politique étrangère russe sera motivée en premier lieu par ses intérêts propres, même si ceux-ci doivent entrer en contradiction avec ceux de l’Occident. Cela est déjà visible, par exemple, dans les choix de la Russie en matière d’exportations d’armement, qui ne suivent pas toujours l’évaluation des risques que font les pays occidentaux (Iran, Syrie, Chine, etc.). Et cette politique, souligne le Kremlin, sera vraiment « multivectorielle ». De fait, la Russie s’ouvre de plus en plus aux puissances asiatiques, et exprime le souci de reprendre sa place en Asie orientale et Pacifique. Elle tente un retour au Moyen-Orient, et développe des intérêts en Amérique latine, en Afrique. Cette réorientation n’est certainement pas à analyser uniquement en termes négatifs pour les intérêts des pays occidentaux. Surtout si elle conduit à un meilleur équilibre dans la politique extérieure de la Russie, trop longtemps centrée sur les relations avec l’Occident et les attentes à cet égard – sans que cet ordre de priorités fasse l’objet d’un consensus en Russie, sans que ce pays ait envie d’accepter toutes les contraintes d’une éventuelle intégration étroite avec les pays industrialisés occidentaux. Cela permettrait sans aucun doute d’établir des bases plus saines pour des coopérations concrètes entre la Russie et la communauté euro-atlantique, susceptibles à terme de faire renaître la confiance et la compréhension mutuelles. Encore faut-il que Moscou assume ce choix – l’âpreté de certains de ses actes et de certaines de ses paroles vis-à-vis de l’Europe laisse entendre que ce n’est pas encore le cas. Telle est la clef d’une diplomatie russe indépendante, certes, mais aussi constructive.
1 – « La Russie de Vladimir Poutine n’est pas en mesure de réaliser les performances économiques du Brésil ou de la Chine », entretien avec Dominique David, IFRI, Le Monde Economie, 12 septembre 2007.
2 – Pour beaucoup d’experts, il est plus que probable que Moscou « était prête à échanger l’acceptation du leadership global des Etats-Unis contre la reconnaissance par ces derniers de son rôle d’alliée majeure, douée d’une responsabilité spéciale (c’est-à-dire hégémonique) pour l’espace post-soviétique » (Dmitri Trenin, « Russia Leaves the West », Foreign Affairs, Vol. 85, n° 4, p. 90).
3 – Présentation d’Ilia Boulavinov, journaliste à Kommersant, Fondation pour la recherche stratégique, 20 juin 2007.
4 – Organisation du Traité de sécurité collective, rassemblant Russie, Biélorussie, Arménie, Tadjikistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan.
5 – Chine, Russie, Tadjikistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan. Inde, Mongolie, Pakistan et Iran sont membres observateurs.
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