Enjeux et défis des relations entre la Russie et l’Europe dans le domaine de la sécurité
Par M. Bruno Gruselle,
Chargé de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique
La récente offre des Etats-Unis à la République tchèque et à la Pologne de déployer sur leur territoire des composantes de leur système de défense antimissiles, a été accueillie par les responsables russes avec une hostilité non dissimulée. Ailleurs en Europe, la réaction de Moscou a amené certains à demander que Washington et Moscou réfléchissent ensemble et avec les pays concernés aux moyens d’éviter une escalade au moins verbale.
De façon inquiétante, les déclarations du Kremlin sur le ciblage des sites concernés par ses forces stratégiques, sa dénonciation unilatérale du traité sur les forces conventionnelles en Europe, sont venues envenimer le débat alors même qu’au sein de l’Alliance atlantique étaient examinés des solutions aux préoccupations russes.
Mais au fond, la question est-elle bien de savoir si les moyens que Washington compte installer en Europe peuvent menacer les capacités stratégiques russes ? En toute rigueur, cela paraît assez peu vraisemblable, tout comme il paraît peu réaliste de penser qu’ils constituent l’avant-garde de projets plus offensifs. Même si certains en Russie peuvent soupçonner des arrières-pensées américaines, tout porte à croire que Washington n’a ni les moyens, ni la volonté de poursuivre un projet de la dimension de l’initiative de défense stratégique du Président Reagan, qui pourrait, si elle était effectivement mise en place, avoir un impact sur la capacité nucléaire russe. Celle-ci, ayant été fortement restructurée depuis la fin de l’Union soviétique, ne saurait atteindre les niveaux quantitatifs qu’elle possédait à l’époque, mais reste largement suffisante pour conserver un rôle dissuasif majeur.
La question n’est-elle pas plutôt pour Moscou de trouver sa place dans le continent européen et de rebâtir sa relation avec Washington. En définitive, l’une des questions que peuvent légitimement se poser les responsables européens concerne le rôle que la puissance russe souhaite jouer dans les relations internationales et, plus spécifiquement, vis-à-vis de l’Europe.
Or, l’impression que l’on peut retirer des déclarations des responsables politiques russes est que le Kremlin se place sur un terrain de compétition et d’affrontement plutôt que dans une logique de coopération de sécurité.
Pourtant, la prolifération au Moyen-Orient concerne tout autant – voir plus – la Russie que l’Allemagne, la France ou encore la République tchèque. Au reste, dans le traitement du programme nucléaire iranien, la Russie s’est rallié à l’objectif européen d’obtenir une renonciation de Téhéran à ses projets militaires (ou du moins à ceux qui s’avèrent suffisamment duaux pour pouvoir alimenter un programme d’arme nucléaire). De la même façon, les responsables russes ont soutenu l’initiative de sécurité contre la prolifération (Proliferation Security Initiative – PSI) et les forces russes participent aux exercices qui sont menés dans ce cadre. Par ailleurs, au sein du conseil OTAN-Russie, les spécialistes russes sont les avocats d’une coopération en matière de défense antimissiles et Vladimir Poutine lui-même a proposé l’utilisation de moyens d’alerte russes pour collaborer à la protection de l’Europe. Enfin, la Russie a pris part aux négociations avec Pyongyang pour l’arrêt du réacteur de Yongbyong et la suspension de son programme nucléaire, y compris en participant au règlement de la crise concernant le gel des avoirs nord-coréens placés à la Banco Delta Asia de Macao.
L’ambiguïté de la position de la Russie en matière de sécurité européenne comme internationale apparaît d’autant plus difficile à saisir que son intégration économique se poursuit, portée par les ressources naturelles dont regorgent son sous-sol, la restructuration progressive de son économie et une politique d’exportation d’armement agressive. Le redressement de ses finances permet du reste à la Russie de réinvestir dans son outil de défense et ses forces stratégiques et ainsi de les restructurer.
En définitive, les réactions enregistrées à Moscou paraissent davantage être le résultat d’une méfiance des responsables russes vis-à-vis des motivations des pays occidentaux plutôt que d’une analyse sereine de la situation.
Quelles que soient les raisons qui peuvent expliquer cette méfiance, ces conséquences sur le plan stratégique sont très préoccupantes pour l’Europe. En effet, la Russie fait reposer de plus en plus sa sécurité sur son outil nucléaire, comme l’indique les deux documents doctrinaux approuvés par le Président Poutine en 2000, la stratégie nationale de sécurité et la doctrine militaire, et dont les grandes lignes ont été confirmées par le ministre de la défense en 2003 : « la Russie doit disposer de forces nucléaires suffisantes pour infliger un niveau de dégâts prédéfini à tout agresseur – Etat ou coalition d’Etats – dans toutes les circonstances possibles ». Ainsi, les capacités nucléaires de la Russie doivent être en mesure de répondre à des attaques qu’elles soient nucléaires ou conventionnelles. L’extension du rôle de la dissuasion russe aux conflits conventionnels est d’autant plus inquiétante que l’unique outil permettant d’assurer un minimum de transparence sur les arsenaux des deux principaux Etats dotés (Etats-Unis et Russie), à savoir le traité START, arrive à expiration en décembre 2009. La définition d’un cadre renouvelé d’échanges sur les questions nucléaires et de vérification des engagements de réduction des arsenaux constitue un défi de sécurité majeur. Lors de leur rencontre cet été, les présidents Poutine et Bush, se sont d’ailleurs engagés à initier la négociation d’un tel accord.
Dans une certaine mesure, un remodelage de la relation stratégique entre d’un côté les Etats-Unis et l’Europe, et de l’autre la Russie constitue le principal défi auquel nous aurons à faire face dans l’avenir. Il s’agit tout particulièrement de sortir définitivement de l’esprit de la guerre froide pour trouver les moyens de répondre à des préoccupations de sécurité qui, pour l’essentiel, sont partagées par la Russie. Le changement d’administration qui devrait avoir lieu aux Etats-Unis l’année prochaine sera sans doute propice à une reprise du dialogue sur la question du contrôle des armements, mais il apparaît assez peu vraisemblable que les nouveaux responsables américains remettent en cause les grandes orientations de sécurité choisies par l’équipe actuelle, en particulier en matière de défense contre les missiles balistiques ou de lutte contre la prolifération.