La Révolution cubaine « rassemble toutes les générations »
Entretien avec M. Ricardo Alarcon, Président de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire de Cuba
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Président, compte tenu des relations qu’entretiennent Cuba et l’Union européenne, quelles opportunités pouvez-vous identifier pour une relance du dialogue et de la coopération avec le nouveau gouvernement français ?
M. Ricardo Alarcon : Je ne souhaite pas préjuger de l’évolution de la politique française ou de n’importe quel autre pays. Mais, je peux vous affirmer que les relations entre Cuba et la France demeurent assez solides, malgré les pressions et les efforts des Etats-Unis pour étendre à travers le monde sa politique de blocus économique et d’isolement. Elles remontent aux premières années de la Révolution cubaine. Elles ont traversé de grands moments, à l’époque du général de Gaulle puis du Président François Mitterrand. La France a toujours été capable de déterminer son propre intérêt national, même dans le contexte de la guerre froide et bien qu’étant membre à part entière de l’Alliance atlantique.
J’imagine qu’avec les aspirations de l’Europe à affirmer son indépendance, l’attitude européenne à l’égard de Cuba continuera d’évoluer. La réalité est que l’Europe a, pour l’heure, choisi d’adopter la position américaine. C’est d’ailleurs le Président des Etats-Unis qui l’affirme lui-même, tous les six mois depuis 1996, par le biais d’une lettre qu’il envoie au Congrès et dans laquelle il rappelle que l’Europe a adopté une politique à l’égard de Cuba favorable aux intérêts américains. Les Américains font référence à la « Position commune » qui a été introduite dans l’UE par l’Espagne d’Aznar. L’Espagne a changé. Le gouvernement de José Luis Zapatero a repris une position conforme aux intérêts et à la vision espagnole. La grande question est de savoir si cette nouvelle approche espagnole va être suivie par les autres pays européens comme ils l’avaient fait dans les années 1990, parce qu’ils considéraient l’Espagne comme étant le pays connaissant le mieux Cuba. Je pense que c’est ce qui pourrait se produire. Si le nouveau gouvernement français, comme d’autres en Europe, cherche à défendre les intérêts du peuple français, ceux de ses entrepreneurs et d’une manière plus générale l’intérêt national, il devrait infléchir sa politique sur la fameuse « Position commune ».
Dans le contexte d’une Europe aujourd’hui plus complexe qu’auparavant, avec, par exemple, des pays d’Europe de l’Est qui sont devenus les pays le plus anti-communistes du monde, la question est de savoir s’il convient aux intérêts européens de suivre les inclinaisons de ces pays que M. Rumsfeld [ancien Secrétaire d’Etat américain à la Défense] a défini par opposition à la « vieille Europe » ? En réalité, nous avons maintenu avec la soi-disant « vieille Europe » des rapports normaux sur le plan économique, mais dont les difficultés sur le plan diplomatique, découlent de leur décision de suivre les intérêts des Etats-Unis.
Je voudrais enfin souligner que nous entretenons des relations avec un grand nombre de pays, et, en particulier, avec des acteurs de poids du monde d’aujourd’hui. En d’autres termes, nous pouvons vivre sans la coopération de certains pays qui ne répondent pas à nos intérêts. Et le premier de nos intérêts reste avant tout de développer des rapports amicaux.
L.L.D. : En novembre 2006, l’Assemblée générale des Nations unies a de nouveau massivement voté en faveur de la levée du blocus. Comment expliquez-vous que cette prise de position majoritaire ne soit pas encore prise en considération ?
R.A. : Comme vous le savez, les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies ne sont pas appliquées et ont seulement une valeur de recommandation sur le plan juridique. Ce qui n’empêche pas ces résolutions d’être très importantes parce qu’elles favorisent une prise de conscience et une certaine pression morale, juridique et politique. J’ai moi-même assumé les fonctions d’Ambassadeur de Cuba auprès de l’ONU pendant plusieurs années. Je me rappelle d’un grand nombre de résolutions adoptées année après année, mais sans effet. Combien d’années ont-elles été nécessaires pour finalement rétablir les droits légitimes de la République populaire de Chine à siéger aux Nations unies ? Je me rappelle aussi des dizaines de résolutions contre le colonialisme portugais en Angola, au Mozambique, etc…, mais aussi contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, la Chine occupe une place de poids à l’ONU, l’empire portugais n’existe plus, l’apartheid a disparu. Les débats au sein des Nations unies ont donc, sans aucun doute, joué un certain rôle dans l’évolution de ces processus. Il faut aussi souligner qu’à chaque fois qu’a lieu ce débat, certains milieux de la presse américaine publient des éditoriaux prenant acte de cette décision et critiquant l’attitude de Washington. Tout comme le nombre croissant de visiteurs américains à Cuba, cela joue un rôle pour éclairer l’opinion américaine.
L.L.D. : La visite de cinq représentants du Congrès des Etats-Unis, avec qui vous vous êtes entretenus en mai dernier, témoigne-t-elle d’une volonté d’ouverture ? Les échanges économiques pourraient-ils favoriser l’amorce d’un dialogue politique entre les deux pays ?
R.A. : J’ai reçu bien plus de visiteurs américains, ne serait-ce qu’au cours de ces derniers mois. Trois délégations bipartisanes du Congrès des Etats-Unis sont venues récemment. Parallèlement à ces rencontres, une exposition commerciale a été organisée, avec une réunion entre des représentants de producteurs américains et les autorités cubaines chargées de l’importation de produits agricoles. Nous avons aussi reçus des parlementaires et des membres des gouvernements des Etats d’Alabama, du Mississippi et d’autres encore. Au total, lors du dernier salon commercial, il y avait des représentants de 25 Etats et 265 hommes d’affaires qui représentaient environ 124 entreprises. Or, la plupart de ces hommes d’affaires et de ces hommes politiques sont républicains. Et, tous demandent activement un changement de politique à l’égard de Cuba.
L.L.D. : A l’approche des prochaines élections présidentielles américaines, dans quelle conditions un compromis qui permette la levée de l’embargo est-il envisageable entre votre pays et les Etats-Unis ?
R.A. : Je crois tout d’abord que l’abandon de cette politique est inéluctable. Il semble néanmoins que ce ne soit pas envisageable sous l’administration américaine actuelle. Le Président Bush a affirmé à plusieurs reprises qu’il opposera son veto à toute proposition législative qui vise à changer la politique des Etats-Unis à l’égard de Cuba. De mon point de vue, il existe aujourd’hui une majorité de parlementaires dans les deux chambres du Congrès en faveur de l’abandon de l’embargo économique ou, tout au moins, en faveur d’un assouplissement qui permette de faciliter les échanges commerciaux. Il existe aussi une coalition assez large en faveur de la suppression des restrictions sur les voyages vers Cuba mises en place en 2004. Ces contraintes ont créées des difficultés pour les agriculteurs désireux d’établir des liens commerciaux dans l’île, obligeant les entrepreneurs à faire des démarches administratives lourdes et longues, mais aussi les organisations humanitaires, les universitaires, les Eglises et même la communauté cubaine américaine.
A ce sujet, je voudrais souligner que les discours ressassés sur l’attitude de cette communauté sont erronés. La réalité, c’est que la plupart des Cubains vivant aux Etats-Unis sont opposés à l’embargo et aux interdictions sur les voyages vers Cuba, comme l’a récemment montré un sondage réalisé au cœur de la communauté cubaine de Floride et publié par l’Université internationale de Miami. Ils ont encore des attaches familiales avec notre pays et cette politique les affecte directement. Beaucoup de gens aux Etats-Unis estiment, en outre, que ces restrictions vont à l’encontre de la Constitution américaine.
Je tiens à souligner cet autre point : l’actuel gouvernement américain entretient des liens étroits avec des groupes de l’extrême droite d’origine cubaine, comme l’illustre la libération le 10 avril dernier du terroriste Posada Carriles. C’est pourquoi il maintient aussi en prison cinq Cubains qui cherchaient, après avoir alerté les autorités américaines, à infiltrer un groupe terroriste opérant depuis les Etats-Unis. Pour mieux comprendre l’importance de ces liens, il faut se remémorer les conditions de l’arrêt du recomptage des voix lors de la première élection du Président Bush. La droite cubaine avait alors réussi à influencer la communauté cubaine de Miami qui est, pourtant, une ville traditionnellement démocrate. Pour répondre à votre question, j’ignore comment agira le prochain gouvernement américain, mais cela importe peu. Pour surmonter le veto présidentiel, il est nécessaire de rassembler au Congrès une majorité qualifiée, c’est-à-dire aux deux tiers, ce qui n’est pas encore le cas. Pour des raisons idéologiques, comme elle le fait en Irak, l’administration américaine actuelle va donc poursuivre cette politique. Ce qui compte c’est la prise de conscience de l’opinion publique sur la réalité des relations entre Cuba et les Etats-Unis.
L.L.D. : Le changement du paysage politique en Amérique latine ne risque-t-il pas de durcir la politique des Etats-Unis dans la région ?
R.A. : Tout semble indiquer le contraire. Le Président Bush a par exemple appelé le Président nicaraguayen Daniel Ortega pour le féliciter après son élection. Durant sa tournée en Amérique latine, il a beaucoup parlé de la nécessité de lutter contre la pauvreté et s’est intéressé aux questions de santé et d’éducation. Le nouveau Sous–Secrétaire d’Etat aux Affaires américaines essaye d’employer un langage plus souple, évoquant la nécessité du dialogue, de la compréhension, même en ce qui concerne Hugo Chavez.
Au fond, je crois que les Américains ne savent pas vraiment comment ils vont agir en Amérique latine, pas plus qu’en Irak d’ailleurs. Ils sont surpris par de grands évènements qu’ils n’avaient pas prévus. D’ailleurs, si l’on juge à la tradition de la CIA (Central Intelligence Agency), des plans de déstabilisation devraient être à l’étude ou mis en œuvre à l’heure actuelle contre tel ou tel gouvernement progressiste. Mais les Américains semblent aussi s’interroger sur les grands changements de ces dernières années. Mon impression est qu’ils commencent à réaliser que le modèle économique qu’ils ont imposé en Amérique latine a échoué, qu’une situation nouvelle est en train d’émerger et qu’il leur faut élaborer une nouvelle stratégie.
L.L.D. : Vous avez récemment affirmé que le Président Fidel Castro était pratiquement rétabli. Son âge avancé ainsi que celui du Président intérimaire Raul Castro posent toutefois, à plus long terme, la question du renouvellement des dirigeants cubains. Comment percevez-vous l’avenir de la Révolution cubaine ?
R.A. : Le renouvellement des personnes qui dirigent les institutions de notre pays fonctionne bien depuis le début de la révolution. A vrai dire, ce mécanisme en est une des caractéristiques marquantes. La génération qui s’est battue contre Batista a lancé une révolution qui dure depuis un demi-siècle et qui est appelée à se poursuivre. Bien entendu, la direction de ce processus n’a pas été restreinte à ceux qui ont pris le pouvoir en 1959. C’est une idée superficielle que les médias ont malheureusement répandue. Comme Fidel Castro qui était alors un jeune homme, certains camarades de cette époque sont restés très actifs, tandis que d’autres, nés après la Révolution, sont devenus des responsables expérimentés. Prenez l’Assemblée nationale : la moyenne d’âge de ses membres est aujourd’hui de 35-40 ans, même s’il y a aussi des députés de mon âge et d’autres plus âgés. On peut dresser le même constat au Conseil des ministres, au Comité central du parti, dans les assemblées provinciales et municipales. Dans celle que je préside, qui couvre une partie de la ville de La Havane, il doit y avoir un ou deux responsables de ma génération, les autres étant trentenaires ou quadragénaires. Le problème c’est que ces personnalités sont peu connues à l’étranger. Les journalistes sont toujours étonnés lorsqu’on leur parle de Pedro Suarez Reyes, Délégué chargé des Relations internationales ou Yadira Garcia, Ministre de l’Industrie lourde. Tous deux sont membres du Bureau politique national. Il y a également des responsables de la génération suivante comme Carlos Valenciaga, trente ans, membre du Conseil d’Etat, qui a lu la proclamation annonçant la maladie de Fidel Castro.
Nous ne découvrons pas seulement maintenant la nécessité du renouvellement. Quel est, en fait, l’élément nouveau ? La maladie de Fidel. Mais qui a ouvert le débat sur cette question ? C’est Fidel lui-même, lors d’une réunion à l’Université, devant les étudiants qui seront demain les prochains responsables du pays. Felipe Perez Roque a lui aussi abordé ce sujet devant l’Assemblée nationale. Un sujet très important pour notre avenir, parce qu’il s’inscrit dans un contexte récent particulièrement critique pour nous, marqué par la fin du soi-disant socialisme réel en Europe de l’Est, la période spéciale et l’intensification de l’agressivité américaine. Il faut donc préparer l’avenir. Il est logique que ces réflexions soient débattues.
L.L.D. : Comment interprétez-vous les aspirations de la jeunesse cubaine, notamment dans le contexte de la mondialisation ?
R.A. : Pour comprendre la société cubaine, il faut appréhender les éléments qui nous distinguent très nettement de l’expérience des pays d’Europe de l’Est. Ce point est très important car il n’y a pas eu à Cuba, comme en URSS ou dans ces pays, de rupture entre deux périodes historiques différentes : d’une part, celle de la révolution héroïque contre les régimes autoritaires et d’autre part, celle de la construction économique et pacifique. On ne peut pas parler objectivement à Cuba d’une génération qui ait mené la lutte contre l’impérialisme et des suivantes qui se sont embourgeoisées. Trois cents mille Cubains se sont battus en Angola. Combien d’autres ont vécu et vivent aujourd’hui l’internationalisme, comme médecins ou professeurs, que ce soit au Venezuela, en Afrique, en Amérique latine ou dans les Caraïbes. Des dizaines de milliers de Cubains expérimentent ainsi au jour le jour le capitalisme, ses manifestations les plus dures, les souffrances de la misère. Ils n’apprennent pas ces réalités dans les livres ou à travers les histoires de leurs parents. L’expérience cubaine est une « révolution permanente » si j’ose me référer à Trotski. Elle rassemble toutes les générations.
Pour saisir le contexte actuel, il faut en outre tenir compte des facteurs qui vont à l’encontre de l’esprit révolutionnaire comme la philosophie du marché, la soi-disant mondialisation, autrement dit toute une pensée qui s’efforce de promouvoir dans les sociétés la dépolitisation et le détachement à l’égard des questions sociales. Certes, nous n’y échappons pas. Je ne saurais m’exprimer au nom des jeunes gens de mon pays, mais, je voudrais que l’on me dise quel autre pays dispose d’une jeunesse aussi dynamique que la jeunesse cubaine, engagée dans une vie militante en lutte contre le sous-développement et le capitalisme. De mon point de vue, la combinaison de tous ces facteurs contribuera à ce que les prochaines générations de Cubains continueront à développer un pays indépendant et socialiste, tout en introduisant leur propre style et leur propre vision par rapport à un monde qui change.
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