La lettre diplomatique

Article – Russie
La Lettre Diplomatique N°67 – Troisième trimestre 2004

Le pari de la Russie

Les incertitudes sur la transition russe vers une démocratie ouverte à l’économie de marché ont longtemps joué le rôle de repoussoir auprès des investisseurs occidentaux et particulièrement français, encore méfiants. Installée dans une croissance soutenue depuis quatre années, la Russie n’est plus seulement un terrain d’opportunités d’investissement encore immense à défricher ; être présent sur ce qui constitue l’un des marchés émergents les plus prometteurs relève désormais d’un choix stratégique de long terme, rendu encore plus vérace avec la nouvelle relation de voisinage que partage la Russie et l’Union européenne depuis le 1er mai 2004.

Une priorité du commerce extérieur français

Il aura fallu attendre la sortie de la crise financière de 1998 et de la période chaotique des années Eltsine1 pour que les entrepreneurs français se tournent de nouveau, quoique prudemment, vers la Russie. Plus significativement, la visite du Medef à Moscou au printemps 2001 a favorisé une prise de conscience sur la modestie des relations économiques franco-russes, tant du point de vue des exportations françaises que des investissements directs. Depuis lors, les initiatives de l’Etat se sont multipliées pour tenter d’aiguiser l’intérêt des entrepreneurs de l’Hexagone pour ce marché devenu incontournable. En septembre 2003, le Ministre délégué au Commerce extérieur, François Loos, présentait ainsi un plan d’action commerciale devant le Comité pour l’exportation (mis en place quelques mois plus tôt), faisant de la Russie le troisième marché prioritaire de la France, après les Etats-Unis et la Chine. Depuis l’effondrement de l’URSS, les Français ont en effet perdu du terrain au fil des ans, face à une féroce concurrence étrangère, et notamment européenne, plus audacieuse. Bien que les échanges franco-russes se soient redressés depuis 2000, la France, avec 4% de part de marché, n’arrive en effet, qu’en 7ème position des partenaires commerciaux de la Russie.
Des réussites majeures sont pourtant à souligner, notamment dans le secteur aéronautique et spatial, fleuron de la coopération économique et commerciale franco-russe, bénéficiant du fort soutien des Présidents Jacques Chirac et Vladimir Poutine. Un vaste programme de coopération entre EADS et Rosaviacosmos a été lancé en juillet 2001 qui a donné lieu à une commande d’appareils Airbus par la compagnie aérienne russe Aeroflot et à la création conjointe par Airbus et le groupe russe Kaskol d’un centre d’ingénierie aéronautique. Snecma Moteurs, filiale du groupe Snecma – déjà partenaire depuis 1991 de la société russe Fakel pour le développement de moteurs pour satellites à propulsion plasmique – a su s’imposer sur un marché régional en plein essor, en proposant avec NPO Saturn le moteur SM146 qui équipera le futur avion régional Sukhoï (RRJ). Messier-Dowty, autre filiale du groupe Snecma, a également été sélectionnée pour fournir le système d’atterrissage du RRJ, dont le premier vol d’essai est prévu en 2006. Plus récemment, Jean-Cyril Spinetta, Président-Directeur général d’Air France a signé en mai 2004, l’accord marquant l’entrée d’Aeroflot dans l’alliance de transport aérien Skyteam. Dans le secteur aérospatial, une des grandes réussites franco-russes a été l’installation du lanceur Soyouz sur le site de Kourou dont les tirs devraient débuter en 2006, dans le cadre d’un programme de l’Agence spatiale européenne (ESA) s’élevant à 344 millions d’euros et dans lequel la France assume un financement majoritaire. Impliqué dans le développement du programme spatial russe, Alcatel Space a déjà fourni les charges utiles des trois satellites russes A et des satellites AM11 et AM22. En septembre 2004, la compagnie française remportait un nouveau contrat avec l'opérateur russe RSCC (Russian Satellite Communications Company) pour la réalisation des deux charges utiles des satellites AM33 et AM44 auquel s’est ajoutée la livraison de la charge utile du satellite Express AM2 et AM3. Dans le secteur des hautes technologies, il faut également souligner la signature, fin septembre 2003, d’un contrat de plus de 100 millions d’euros entre Gazprom et Thales Information Systems, filiale du groupe Thales, pour développer et déployer le système IT destiné à la supervision du réseau de gazoducs dans les régions de Saratov et de Samara, qui a déjà été installé dans d’autres régions russes.

Des entrepreneurs français encore hésitants
Encore hésitantes, les entreprises françaises figurent malgré ces grands contrats à la traîne de leurs concurrents allemands qui détiennent 14% de parts de marché mais aussi italiens (4,2%). Le vice-président de l’Union des industriels et des entrepreneurs de Russie, Igor Yourguens ne déplorait-il pas à la sortie du Conseil de coopération bilatéral le 25 mai 2004, la prudence des investisseurs français. Car, c’est surtout à transformer cette réalité que s’attachent les responsables français : cette prudence tient pour beaucoup de la méfiance à l’égard d’un marché jugé incertain et opaque, mais aussi de la méconnaissance en général du pays, que traduisent une certaine arrogance et une mauvaise approche des décideurs économiques. A l’instar des « Journées Russie » organisées tous les ans depuis 2001 par le Centre Français du Commerce extérieur (CFCE devenu UBIFRANCE), les autorités françaises ne tarissent pas d’efforts pour promouvoir l’information sur la Russie et soutenir leur développement, à travers des opérations commerciales comme l’exposition France Tech Russie en novembre 2003.
Ces initiatives visent notamment à favoriser une approche moins réductrice du marché russe où la présence française demeure concentrée pour l’essentiel dans les régions de Moscou et dans une moindre mesure de Saint-Pétersbourg. Lors de son déplacement en Russie en juillet 2004, le Ministre délégué au Commerce extérieur, François Loos, s’est significativement rendu à Nijni Novgorod. Le Sénateur Jacques Chaumont, Président du Groupe d’amitié sénatorial France-Russie s’est entretenu le 14 septembre 2004 avec le Gouverneur de la région
de Novossibirsk, Viktor Tolokonskii, sur les possibilités d’accroissement des investissements français dans cette région. Sensibilisées sur le potentiel du marché russe, les régions françaises se sont également lancées dans la course à l’instar du Limousin dont le Président du Conseil régional Jean Denot a conclu avec le gouverneur de la région de Kalouga, Anatoly Atamonov, une convention de coopération le 7 septembre 2004.
D’une manière générale, les investisseurs occidentaux ont en effet privilégié leur implantation dans l’Ouest du pays, où se situe le marché des consommateurs solvables. Restée durant trois quarts de siècle le seul point d’entrée en Russie, Moscou continue d’exercer une très forte attirance2. Depuis l’ouverture de son premier hypermarché en août 2002, Auchan y a déjà inauguré quatre grandes surfaces. A Saint-Pétersbourg, Veolia Water a récemment signé un contrat d’un montant de 52 millions d’euros avec Vodokanal, la société des eaux municipale pour la construction d’une unité de traitement des boues qui sera mise en service en 2006. Soufflet, le plus gros producteur mondial de malterie, s’y est établi en 1998 en raison des possibilités qu’offre son port, et réalise désormais un chiffre d’affaires de 55 millions de dollars.
Pourtant, d’autres bassins de consommation comme Nijni-Novgorod se développent à grande vitesse, alors qu’on se contente jusqu’à présent d’y exporter, comme Danone, à partir de Moscou. Un cône d’opportunités commence aussi à émerger vers l’Est de la Russie, tout le long du Transsibérien, d’Ekaterinbourg dans l’Oural à Vladivostok, en passant par Novossibirsk ou Khabarovsk, où des secteurs entiers restent à valoriser, comme les hydrocarbures, les ports, les mines ou la pêche. Les investissements les plus massifs sont ainsi réalisés à l’heure actuelle dans les îles Sakhaline. Cette zone devrait en outre voir émerger une concurrence japonaise de plus en plus forte une fois le contentieux des îles Kouriles réglé, sans compter l’accroissement des investissements de la Chine, fortement demandeuse de brut.
Au vu de ces opportunités, certaines entreprises françaises ont choisi de diversifier leur stratégie d’implantation au profit des régions russes. Michelin, Rhodia et Saint-Gobain se sont ainsi installées à 100 km de Moscou dans des sites existants qu’ils ont entièrement rénovés. Cherchant à prendre place sur un marché agro-alimentaire en pleine expansion, Bonduelle a investi 30 millions d’euros pour la construction d’une usine à Krasnodar (1 800 km au sud-est de Moscou), terre de longue tradition de culture de petit pois, avec pour objectif d’élever sa production annuelle à 60 000 tonnes, soit 120 millions de boîtes de conserve avant d’envisager un nouvel investissement. Pernaud Ricard n’a, quant à lui, pas hésité à s’implanter aux confins de la Sibérie dans l’Altaï.

Miser sur le long terme
L’accès au marché russe demeure toutefois une affaire de patience et de confiance. Après dix ans de présence, DMT, producteur français d’emballage plastique, a ainsi remporté son premier contrat en 2003, d’un montant de 16 millions d’euros. Dans un pays où les outils de financement sont restreints, il faut également compter sur une certaine dose de prise de risque, surtout pour les PME/PMI. Le lancement de crédits-acheteurs par la Coface devrait, à cet égard, ouvrir de nouvelles portes. L’enjeu en vaut en tout cas la chandelle : en effet, les « ressources naturelles et humaines exceptionnelles font de cet espace la plus grande zone de dévelop-pement économique potentiel de la planète »3. En phase de ré-industrialisation rapide, la Russie n’a plus recours à des importations massives depuis la crise financière de 1998, d’où d’immenses besoins en biens d’équipement pour accompagner la diversification de son économie et répondre aux demandes d’une population de plus en plus avide de consommer. Dans le secteur des hydrocarbures par exemple, la Russie doit investir 35 milliards de dollars par an pour valoriser au mieux ses ressources. De ce point de vue, les marges de manœuvre de la France restent grandes tant ses exportations vers la Russie en biens d’équipement sont faibles. Paul Hunsinger, le Chef de la Mission économique française à Moscou, considère ainsi que les Français commencent à s’adapter au marché avec une offre qui est « de plus en plus efficace et ciblée »4.
Le principal défi de la Russie demeure le maintien à long terme de la croissance soutenue qu’elle connaît depuis 2000. « Doubler le PIB d’ici 2010 », tel est le leitmotiv que le Président Vladimir Poutine, élu pour un second mandat le 14 mars 2004, s’est empressé de réaffirmer devant les parlementaires russes. L’imposant chantier de réformes a déjà porté ses fruits. En l’espace de cinq ans la Russie a complètement changé de visage. En 1998, elle était au bord du dépôt de bilan. En 2005, avec une monnaie stable, une inflation maîtrisée, un excédent des comptes courants et une confortable réserve de devises, elle affiche en effet une situation macro-économique saine ; les retraites sont versées, les arriérés de salaires presque entièrement résorbés. Il subsiste toutefois des déséquilibres sociaux avec 20% de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Si le pouvoir d’achat est en moyenne inférieur à 2 000 euros, une classe moyenne commence à émerger  comme en témoigne l’intérêt des banques françaises pour le marché du crédit à la consommation, dont le taux de croissance annuel moyen entre 2001 et 2004 s’est élevé à 65% ; c’est dire l’appétit des ménages russes. L’acquisition à l’été 2004 de 50% du capital de la Russian Standard Bank par Cetelem, filiale de BNP Paribas, pour un montant de 300 millions d’euros, suivi en décembre de la création d’une société commune de crédit à la consommation par la Société Générale et le leader russe de la vente par correspondance PPE, constituent à cet égard un signal important pour les investisseurs français.
La prudence des investisseurs étrangers peut également être justifiée par la trop forte concentration du tissu industriel et la dépendance de l’économie russe à l’égard du secteur des hydrocarbures (20% du PIB). Une hausse de 1 dollar par baril peut en effet engendrer à elle seule 1,5 à 2 milliards de dollars de recettes supplémentaires. En 2003, un cinquième de la croissance russe a ainsi résulté du renforcement des prix du pétrole.5 L’industrie russe commence cependant à occuper une part croissante du PIB. Selon le service fédéral de statistiques russe Rostat, elle représentait 7,4% au cours des six premiers mois 2004, un des taux les plus élevés du monde avec la Chine.
Malgré la corruption, le manque de transparence et les lourdeurs administratives, la Russie est désormais de plus en plus courtisée par les investisseurs étrangers. L’agence de notation AT Kerney la place en 2004, pour la deuxième année consécutive, en tête des marchés émergents les plus attractifs, tandis que l’étude 2004 de l’attractivité de l’Europe d’Ernst & Young la met en position de second favori derrière l’Allemagne. Au cours du premier semestre 2004, les investissements étrangers directs ont progressé de 35% s’élevant à 3,427 milliards de dollars contre 2,5 milliards en 2003. Ces flux restent encore largement modestes en comparaison à ce que reçoivent d’autres pays comme la Chine, le Brésil ou les PECO ; caractéristique découlant du processus de privatisation contrôlé durant les années 90 et d’un marché pris au trois quart par des détaillant locaux. Si la politique conduite à l’égard des investissements étrangers, octroyant les mêmes droits qu’aux nationaux, est perçue comme défavorable par des acteurs mal préparés aux spécificités du marché russe6, d’importants efforts sont consacrés à l’amélioration du cadre des affaires. En septembre 2004, le Premier ministre Mikhaïl Fradkov a ainsi réaffirmé devant le Conseil consultatif pour les investissements étrangers à Moscou, la volonté du gouvernement russe de poursuivre les réformes en ce sens. Les principales mesures concernent ainsi la débureaucratisation et les monopoles naturels ; l’amélioration de la transparence et de la législation du marché des valeurs ; la clarification et l’ajustement de la législation anti-trust ; enfin, un projet de loi concernant la concurrence sur les marchés des services financiers est à l’étude, prévoyant notamment des mécanismes de lutte contre les abus. En outre, les autorités russes ont annoncé à l’été 2004, une relance des privatisations pour la période 2005-2007, concernant plus de 1 300 entreprises d’Etat et 566 « sociétés par actions » détenues majoritairement par l’Etat.7 Comptant parmi les économies les plus dynamiques du monde derrière celle de la Chine et de l’Inde, la Russie est bien décidée à convertir son spectaculaire redressement économique en une véritable renaissance. C.H.

1 – Cette analyse des années 1991-1999 est aujourd’hui remise en cause. Voir Foreign Affairs, Andrei Shleifer/Daniel Treisman, « A Normal Country », Mars/Avril 2004.
2 – La capitale russe pèse aujourd’hui encore pour un tiers des recettes fiscales du budget fédéral et représente près de 40% des implantations industrielles et des services.
3 – Revue AGIR, Antoine Kuruneri-Millet « Stratégie russe pour le XXIème siècle », n°11-12, été/automne 2002.
4 – Le Moci, Christiane Murris, 23-29 septembre 2004, n°1669.
5 – DREE, « Situation économique et financière de la Russie », 19 mai 2004.
6 – Rapport d’information sur « l’implantation des entreprises françaises en Russie », présenté par le Député Hervé Mariton, n°995, 1er juillet 2004.
7 – Ubifrance, « Le marché russe vu par les opérateurs français », Rencontres Russie 2004, 20-21 octobre 2004.


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