La lettre diplomatique

Article – Russie
La Lettre Diplomatique N°67 – Troisième trimestre 2004

La diplomatie française vue de Moscou

Par M. Youri Roubinski, ancien diplomate russe

Les récents sondages d’opinion sur l’idée que se font les Russes des différents pays étrangers et de leurs diplomaties respectives, confirment que la France, et donc le Quai d’Orsay, continuent de profiter en Russie d’un préjugé globalement favorable. Parmi les grandes puissances, elle surclasse de loin en sympathie les Etats-Unis, mais laisse aussi nettement derrière elle, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, le Japon et la Chine.
Les raisons de cette prédilection ne constituent pas un mystère : ce sont les affinités culturelles très anciennes et encore vivaces parmi les étites intellectuelles russes, l’attraction irrésistible de Paris, sans rivale comme capitale touristique, les souvenirs des guerres mondiales où on était du même côté.
Le fait que Paris sut établir un dialogue ouvert et efficace avec Moscou aux pires moments de la guerre froide permit à la diplomatie française d’accumuler en Russie un capital de confiance non négligeable découlant largement de la personnalité charismatique du Général de Gaulle et de son action indépendante sur la scène internationale.
Il est évident que toute médaille a son revers. Dans l’esprit d’un Russe moyen, l’image du Français formé par la littérature classique ou le cinéma moderne est souvent par trop embellie. Au contact avec des réalités plus prosaïques, celle-ci risque même de provoquer quelques déceptions allant parfois jusqu’à un frustrant « dépit amoureux ». Les émigrés « blancs » entre les deux guerres ou, plus tard, les dissidents réfugiés à Paris, en ont fait l’amère expérience.
Ceci est d’autant plus vrai que la France et la Russie, chacune à son époque, étaient porteuses de systèmes de valeurs à vocation universaliste, mais parfois difficilement compatibles, voire rivaux. Il a donc fallu plus d’une fois éviter que les rivalités entre les prosélytismes messianiques n’obèrent la proximité des intérêts pragmatiques.
Le même danger guette les hommes politiques et les diplomates russes qui attendent, parfois avec une certaine naïveté, le soutien quasi automatique de la France même pour les problèmes où les intérêts ou les valeurs des deux pays ne coïncident pas. Ce qui est pardonné aux autres ne l’est pas à « l’ami historique ». Le trait caractéristique de la diplomatie française qui est particulièrement mal digéré par les Russes, est sans doute son côté pédagogique, son attitude de la « donneuse de leçons » concernant les « grands principes », tel que le respect des droits de l’homme supposés être nés à Paris le 14 juillet 1789 et donc devenus son apanage exclusif. Les Français se voient accusés de pratiquer une politique de deux poids, deux mesures, oubliant volontiers certaines pages de leur propre histoire quand ils reprochent les mêmes comportements peu reluisants aux autres.
Pendant longtemps les Russes regardaient aussi avec une certaine irritation l’attachement pointilleux de la diplomatie française aux normes de droit frisant parfois la manie de la virgule. On y voyait la manifestation d’un juridisme procédurier et formaliste, excessivement ignorant de la réalité vivante. Mais aujourd’hui cette particularité est non seulement mieux comprise, mais largement partagée par Moscou. Face à l’unilatéralisme de l’unique « hyper-Puissance » globale – les Etats-Unis – la Russie, tout comme la France, insiste sur la nécessité du respect scrupuleux des règles de droit et la recherche de décisions concertées dans le cadre des organisations internationales, à commencer pas l’ONU et son Conseil de Sécurité. Le conflit autour de l’Irak en fournit un exemple probant.
Le terrain de prédilection du rapprochement entre les diplomaties russe et française est sans doute le concept d’un monde multipolaire. L’une comme l’autre se défendent pourtant avec la dernière énergie contre tout soupçon d’anti-américanisme primaire. Ce concept est présenté non comme le retour au système de limites et de contrepoids des blocs opposés ou système de « concert des puissances » cher à Metternich, mais comme l’unique alternative à toute velleité hégémonique d’où qu’elle vienne, et comme un moyen de rechercher des complémentarités équilibrées entre les rives de l’Atlantique et du Pacifique.
La Russie n’est nullement choquée par la propension de la diplomatie française à compenser le poids relativement limité de la France dans le monde contemporain par les tentatives de parler au nom des autres qui ne peuvent ou n’osent pas le faire, à commencer par certains membres de l’Union européenne. Cette tendance permet de limiter la lourdeur de la bureaucratie de Bruxelles et de faire avancer les dossiers délicats entre l’UE et les Etats de l’espace post-soviétique.
En somme, de nos jours la diplomatie française apparaît aux yeux des Russes comme un partenaire privilégié non dans une alliance dirigée contre un pays comme ce fut le cas en 1891, 1935, 1944 contre l’Allemagne, mais plutôt dans la commu-nauté internationale civilisée et unie pour affronter ensemble les défis redoutables du XXIème siècle – le contraste Nord-Sud, le terrorisme international, la prolifération des armes de destruction massive, le crime organisé, le trafic de drogue, des armes, des hommes, les migrations non-contrôlées etc.


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