La lettre diplomatique

Entretien – Argentine
La Lettre Diplomatique n°69 – Premier trimestre 2005

Argentine : un dynamisme retrouvé

 

Deux ans après le déclenchement de la plus grave crise écono-mique et politique de l’histoire de l’Argentine, S.E.M. Juan Archibaldo Lanus, Ambassadeur d’Argentine en France, analyse pour nous le retour de ce poids lourd de l’Amérique du Sud sous l’impulsion d’un Président Nestor Kirchner résolu à rompre avec l’héritage du passé, à asseoir la reprise économique et à affirmer le rôle de son pays dans le processus d’intégration régionale et sur la scène internationale.

 

 

La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, près d’un an et demi après l’investiture du Président Nestor Kirchner, le 25 mai 2003, l’Argentine semble avoir retrouvé une certaine stabilité politique et amorcé un redémarrage économique. Quelles priorités le Président Nestor Kirchner a-t-il défini pour impulser le redressement de votre pays ?

 

S.E.M. Juan Archibaldo Lanus : L’impact de la mobilisation populaire de l’été austral 2001-2002 a été extraordinaire et il se fait encore sentir. Le peuple argentin est descendu dans la rue pour exprimer son mécontentement et accélérer l’abandon d’un modèle de société qui menait le pays à sa perte. Cette initiative populaire et la créativité culturelle du pays ont ainsi contribué à éviter des difficultés majeures. L’adhésion des Argentins aux valeurs démocratiques s’est vue depuis lors renforcée. Le défi que doit maintenant relever le Gouvernement est énorme. La réconciliation entre la société civile et la politique, les institutions et les dirigeants, dans un grand espace commun qui les réuniraient tous, apparaît comme l’une des tâches les plus ardues. Le Président Kirchner s’est engagé à reconstruire un capitalisme national qui permettrait de réactiver le moteur de l’ascenseur social. A cette fin, il essaie de promouvoir des politiques dynamiques pour le développement et la croissance économiques, la création d’emplois et pour une plus juste distribution des revenus. Le Gouvernement s’est donné pour but de revenir à des valeurs de solidarité et de justice sociale car il considère que c’est bien le rôle de l’Etat de remédier aux inégalités sociales, conformément à la mission de défense des droits de l’ensemble de la population qui lui a été confiée par la Constitution nationale. Les autres objectifs majeurs du gouvernement sont l’amélioration du fonctionnement des institutions et une totale adhésion aux normes et aux règles du droit. La sécurité juridique doit bénéficier à tout le monde et non pas seulement aux plus riches. Le Président a promis d’être implacable en matière de lutte contre la corruption et l’impunité et, en ce sens, il a ouvert la voie à un changement culturel et moral allant vers une plus grande affirmation du respect de la loi. Il essaie de renforcer la protection sociale des plus démunis par le biais d’un réseau fédéral de politiques sociales intégrales, susceptibles d’assurer à cette frange de la population l’accès au logement, à la santé et à l’éducation. Pour ce qui est de la politique économique, l’objectif fondamental est de retrouver une croissance stable qui rendrait possible la multiplication par deux de la richesse tous les quinze ans, tout en veillant à une meilleure distribution des revenus et à une réduction de la pauvreté. L’Etat redevient ainsi un sujet économique actif avec des objectifs précis : achèvement des travaux publics, création d’emplois et forts investissements dans de nouveaux travaux. L’intention du Gouvernement est de créer de nouveaux postes de travail dans l’industrie agro-alimentaire, le tourisme, la production d’énergie, l’exploitation minière, les nouvelles technologies et le transport. Le Prési-dent s’est engagé à veiller sur l’équilibre fiscal et cette décision commence à porter ses fruits car des excédents records dans l’histoire argentine ont été obtenus ainsi qu’une remarquable amélioration des recettes fiscales et des comptes provinciaux. De cette façon, l’Argentine n’a plus recours à l’endettement pour couvrir ses déficits. Quant à la dette extérieure, il y a essentiellement trois objectifs : la réduction de son montant total, la réduction des taux, et la prolongation des délais de maturité et d’échéance des bons du Trésor. L’Argentine est un pays ouvert en matière de commerce, mais ouvert d’une façon que je qualifierais de réaliste, c’est-à-dire, prêt à la concurrence dans le cadre de politiques de préférence régionale et fondamentalement à travers le Mercosur. Le maintien

des subventions agricoles par les Etats- Unis et l’Union européenne a été jusqu’à présent une entrave à la conclusion d’accords commerciaux inter-blocs. La construction d’une Amérique latine politiquement stable, prospère, unie et reposant sur des piliers solides de démocratie et de justice sociale est aussi l’un des objectifs prioritaires de l’actuel Gouvernement argentin. Et, bien entendu, le Mercosur et l’intégration régionale sont en soi des objectifs prioritaires. L’Argentine a également exprimé sa bonne disposition et réitéré son offre de négociation au Royaume-Uni au sujet des Iles Malouines. Avec les Etats-Unis et l’Union européenne, l’Argentine espère continuer à entretenir des relations fiables, mûres, élargies, tout en resserrant des liens d’amitié avec d’autres pays développés et avec des grandes nations en développement. L’Argentine d’aujourd’hui n’est pas non plus indifférente au maintien de la paix et de la sécurité internationales. La preuve de cet intérêt et de la solidarité manifestée à plusieurs reprises par le Gouvernement argentin, est sa participation active au sein du Conseil de sécurité et la présence de Casques blancs et de Casques bleus argentins dans différents endroits sensibles du monde.

 

L.L.D. : Elu au premier tour avec 22% des voix après le retrait de son adversaire lors des élections présidentielles d’avril 2003, le Président Nestor Kirchner a surmonté cette « crise de légitimité » en acquérant en peu de temps une grande popularité. Caractérisé par un certain autoritarisme et une orientation néo-keynésienne sur le plan économique, comment qualifiez-vous son mode de gouvernance ? Faut-il y voir un renouveau du péronisme ?

 

S.E.M.J.A.L. : L’actuel Gouvernement a la légitimité que lui confèrent la Constitution nationale et la Loi électorale, et la popularité qu’il a acquise en peu de temps n’a fait que renforcer cette légitimité. Par rapport aux politiques appliquées dans les années 1990, il est évident que l’actuelle administration a changé les orientations des politiques économique et sociales et je reviendrai là-dessus, si vous voulez bien, au cours de notre conversation.

En ce qui concerne votre question sur l’éventuel renouveau du péronisme, je peux vous répondre d’ores et déjà qu’il continue à avoir une grande influence dans la vie politique de l’Argentine et que cette force politique a su surmonter les crises qui frappent, d’ailleurs de façon cyclique, tous les grands mouvements populaires. Le péronisme n’est pas seulement une machine électorale ; il représente une grande force d’union démocratique qui a réussi par le passé et réussit toujours actuellement à recueillir une large majorité de voix.

 

L.L.D. : Fort de sa volonté de rupture avec l’héritage « ménémiste », le Président Nestor Kirchner a entrepris de réhabiliter l’Etat auprès de l’opinion publique.

Au-delà de la réorganisation de l’appareil judiciaire, quelle est, selon vous, la portée de la dénonciation des crimes de la dictature initiée par le Président Nestor Kirchner ?

 

S.E.M.J.A.L. : Comme vous l’avez signalé, le Gouvernement argentin redouble ses efforts pour donner à l’appareil judiciaire une plus grande transparence. En juin 2003, une méthode révolutionnaire pour la nomination des juges à la Cour suprême de Justice a été mise en place par le Président de la République. Outre les conditions que les candidats à ce poste doivent naturellement réunir en termes d’intégrité morale, de compétence technique et d’engagement pour la démocratie et la défense des droits de l’Homme, la nouvelle législation prévoit des mécanismes qui permettent aux citoyens, aux associations et aux ordres professionnels concernés, ainsi qu’aux organisations non-gouvernementales de donner en temps utile leurs avis et de formuler d’éventuelles objections à ces nominations. En dix-huit mois de gestion gouvernementale, le Président Kirchner a nommé quatre juges à la Cour suprême de Justice. En ce qui concerne la lutte contre l’impunité, des progrès significatifs ont été accomplis durant l’actuelle administration. En août 2003, le Congrès de la Nation a déclaré « irrémédia-blement nulles » les lois appelées de « Point final » et d’« Obéissance due », qui prétendaient arrêter définitivement les enquêtes sur les exactions commises sous la dictature militaire. La promulgation immédiate par le pouvoir exécutif de cette décision législative a permis la réouverture des procès liés à la répression. C’est ainsi que la justice a rouvert des procès clés comme ceux de l’ESMA (L’Ecole de Mécanique de la Marine) et du Premier Corps de l’Armée de Terre. De même, le Président Kirchner a voulu faire évoluer la législation en matière de demandes d’extradition pour faire en sorte que les demandes en provenance de l’étranger puissent être traitées par les juges sans l’intervention du pouvoir exécutif. Ce que l’on appelle « le droit à la vérité » concerne la découverte et l’identification des restes des personnes disparues ainsi que la recherche de toute autre information susceptible de faire la lumière sur leur disparition. C’est là l’un des objectifs majeurs de l’administration actuelle. Le Président Kirchner a été aussi à l’origine de la création, en juin 2004, d’un organisme chargé d’enquêter sur les disparitions et l’appropriation illégale d’enfants durant la dictature militaire. Cet organisme s’appelle Unité Spéciale d’Investigation et fonctionne dans le cadre de la Commission nationale pour le Droit à l’Identité (CONADI). La mission qui lui a été confiée est d’aider à l’identification de personnes disparues et d’assister les juges ou les procureurs qui traitent ces affaires. Tout devrait être fait pour que cette Unité puisse disposer de très larges pouvoirs en matière d’accès à l’information. Et je ne voudrais pas oublier de mentionner l’importance que revêt pour l’Argentine sa récente ratification du Protocole facultatif de la Convention contre la Torture et Autres Traitements ou Peines cruelles, inhumaines ou dégradantes, qui avait été adopté par les Nations unies, le 18 décembre 2003. L’objectif de ce Protocole est d’établir un système de visites périodiques aux endroits où se trouvent des personnes privées de leur liberté afin de prévenir les cas de torture. Et l’Argentine a été le premier pays du continent américain et l’un des premiers au monde à ratifier cet important instrument. C’est une manifestation de plus de la volonté de l’actuel Gouvernement de s’engager dans la défense des droits de l’Homme. En août 2003, le Président Kirchner a ratifié l’adhésion à la Convention sur l’Imprescriptibilité des Crimes de Guerre et des Crimes contre l’Humanité. Et le Congrès national a sanctionné une loi donnant à cet instrument un statut constitutionnel. L’individualisation des restes humains par preuve ADN est un travail lent et difficile, mais il sert toujours à donner quelques réponses aux familles des personnes disparues. Lors de la récente visite en France du Président Kirchner, son Ministre des Relations extérieures a proposé une aide aux familles des Français disparus en Argentine pour retrouver leurs êtres chers par le biais   de cette procédure.

 

L.L.D. : Avec un taux de croissance estimé à 4-5%, la reprise économique s’est accompagnée en 2004 d’un assainissement des finances publiques et d’une inflation contenue. Quelles orientations sont-elles privilégiées pour engager les réformes du système fiscal et des secteurs financier et bancaire, nécessaires pour asseoir une croissance durable ? Pays exportateur de pétrole, comment expliquez-vous la crise énergétique qui affecte l’Argentine ?

 

S.E.M.J.A.L. : Sur le front fiscal, le Gouvernement argentin travaille à la consolidation de l’excédent des comptes publics en vue d’honorer le paiement de la dette et de pouvoir faire face aux besoins de son économie : les investissements et l’action sociale principalement. Le budget de l’année en cours, approuvé par le Congrès national, prévoit un excédent primaire du secteur public consolidé – comprenant l’Etat et les Provinces – de 18,5 milliards de pesos, ce qui représente 3,9% du Produit intérieur brut (PIB).

Aussi bien au niveau national qu’au niveau provincial, l’excédent fiscal est essentiel pour pouvoir décider librement des orientations de la politique économique. Et parmi les orientations qui ont été privilégiées par la politique fiscale, à moyen terme, on retrouve la justice sociale et un traitement préférentiel accordé à l’investissement, à l’innovation technologique, aux exportations à forte valeur ajoutée, à l’ouverture du capital privé au marché d’actions publiques et à l’investissement en ressources humaines.

Quant au système financier, il doit s’appuyer sur le développement du marché des capitaux et non pas servir à combler les besoins de financement de l’Etat et des Provinces.

Les normes de prudence et les régulations doivent rester particulièrement strictes lors des phases de fortes liquidités, mais il faut savoir s’adapter aux situations difficiles sans nuire aux systèmes de la production et de l’emploi car de leur complémentarité dépend en définitive la cohésion finale du système financier.

La politique d’excédents fiscaux vise précisément à orienter, au niveau national et provincial, les liquidités du système vers le financement du secteur privé.

La politique fiscale retenue pour l’année en cours prévoit la possibilité de réduire davantage l’impact de l’impôt sur les débits et les crédits de compte courant bancaire. De même, le Gouvernement analyse la possibilité de réduire les droits à l’exportation en faveur des secteurs qui sont touchés par ces taxes.

En ce qui concerne le développement du crédit, et notamment le crédit à long terme, la consolidation de la stabilité des prix et le renforcement des institutions financières seront des éléments clés pour l’amélioration de la performance du marché de prêts.

Après une croissance supérieure à 8% durant deux années consécutives et tout en respectant ses obligations à l’égard des organismes multilatéraux de crédit, l’Argentine considère que le moment est venu de renouer les liens avec la communauté financière internationale, temporairement suspendus mais jamais coupés. D’où l’heureuse initiative du Gouvernement de renégocier la dette contractée avec le secteur privé, actuellement en « défaut ».

En effet, dans une économie où la propriété des principales entreprises est majoritairement entre des mains étrangères, la sortie de la cessation de paiements débloquera les décisions d’investissement des filiales locales des transnationales non seulement des sociétés privatisées mais aussi de certaines entreprises industrielles. De plus, l’ouverture de nouvelles perspectives permettra, d’une part, de diminuer les coûts de financement et, de l’autre, de susciter de nouveaux investissements contribuant ainsi à la reprise de l’économie.

Pour ce qui est de la crise énergétique de la mi-2004, je voudrais faire deux remarques : tout d’abord, l’Argentine n’est pas un pays exportateur de pétrole à proprement parler mais un exportateur de combustible, c’est-à-dire de produits industriels dérivés du pétrole ; ensuite, cette crise, qui d’ailleurs a déjà été surmontée, est une manifestation évidente du redressement industriel de l’Argentine. La demande d’énergie a été d’une telle ampleur qu’elle a dépassé les prévisions les plus optimistes. Cette demande a par ailleurs contribué à l’accélération de la mise en œuvre de projets d’investissement qui étaient prévus pour plus tard.

 

L.L.D. : Marquée par la récession, la dévaluation du peso et l’inflation, la crise a provoqué une forte hausse de la pauvreté et de l’insécurité, tandis que le chômage et l’emploi précaire touchent, aujourd’hui, plus d’un tiers de la population active. Comment les autorités argentines comptent-elles soutenir la création d’emploi et réduire les écarts de niveaux de vie au sein de la population argentine ?

 

S.E.M.J.A.L. : La recherche d’un équilibre en matière de distribution des revenus est la principale préoccupation du Gouvernement argentin. Cela demande des réformes structurelles dont les effets se feront sentir à moyen et à long terme. Sur le court terme, le Gouvernement a pris des décisions importantes sur le plan social : des Plans de subsides familiaux bénéficiant directement à trois millions de personnes ont été distribués. Par ailleurs, les autorités ont pris des mesures pour encourager la création d’emplois. Les résultats n’ont pas tardé à se faire sentir car il y a eu une baisse importante du taux de chômage et une forte réduction du travail précaire. En même temps, pour arriver à une plus juste distribution des revenus, une réforme fiscale a été lancée visant à réduire l’impact des impôts indirects sur les produits de première nécessité.

 

L.L.D. : Considéré comme une victoire politique du Président Nestor Kirchner, votre pays a conclu un accord de moyen terme avec le FMI en septembre 2003 pour le report de la dette. Suspendues en septembre 2004, dans quelles conditions les négociations avec le FMI pourront-elles reprendre ? Quelle approche est-elle préconisée en ce qui concerne la restructuration de la dette extérieure ?

 

S.E.M.J.A.L. : La dette extérieure de l’Argentine est un facteur de vulnérabilité que le Gouvernement a hérité des politiques qui ont été appliquées ces dernières années, en particulier, dans les années 1990.

Faire face à cette situation implique pour le Gouvernement de prendre des décisions d’ordre structurel qui peuvent toucher certains intérêts constitués, mais qui sont nécessaires pour assurer la bonne marche de l’économie et générer un cadre adéquat pour la relance des investissements d’origine nationale ou étrangère.

Dans ce contexte, un programme de restructuration de la dette extérieure contractée avec le secteur privé a été lancé, le seul compatible avec les possibilités de paiement du pays et les nécessités d’ordre social encore non résolues. Celui-ci a d’ailleurs été récemment approuvé par 76,07% de ses créanciers privés.

Il est important de souligner que l’Argentine n’a jamais cessé de payer en temps et dans la forme ses obligations aux organismes multilatéraux de crédit. En fait, au cours de ces trois dernières années et en plein milieu de la crise économique la plus grave de son histoire, l’Argentine a effectué des paiements pour un montant d’environ 13 milliards de dollars. De ce fait, elle a pu réduire pour la première fois depuis longtemps son endettement à l’égard du FMI.

Le FMI, d’un commun accord avec le Gouvernement argentin, a décidé de suspendre les négociations destinées à la conclusion d’un accord jusqu’à ce que l’Argentine achève le processus de restructuration déjà mentionné (prévu pour la mi-2005).

Cela signifie que le dialogue avec les organismes multilatéraux et avec le FMI en particulier n’est pas interrompu. Nous considérons au contraire que ce dialogue sera très fructueux tout au long de cette année.

 

L.L.D. : A la lumière de l’apparent conflit qui oppose le gouvernement et les investisseurs étrangers, quelles mesures peuvent-elles être prises pour mettre en place un cadre juridique attractif ?

 

S.E.M.J.A.L. : La reprise économique qui est en train de se consolider en Argentine est le principal facteur d’attraction pour tout investisseur national ou étranger. L’objectif du Gouvernement est d’encourager cette tendance. C’est la raison pour laquelle il maintient des règles du jeu claires et connues destinées à attirer les investissements « authentiques » dans le secteur réel de l’économie. Par investissements « authentiques », j’entends ceux qui visent le long terme et qui sont capables de générer une rentabilité appropriée ainsi qu’un flux de ré-investissement.

Les Accords de protection réciproque des investissements sont encore en vigueur. L’Argentine bénéficie d’un régime de change ouvert et sans contrôle. On attend de la part des investisseurs étrangers qu’ils appliquent des politiques d’entreprise cohérentes et similaires à celles qu’ils appliquent dans les maisons-mères.

 

L.L.D. : Alors qu’un nouvel élan a été donné au Marché commun du Sud (MERCOSUR) avec l’entrée de trois nouveaux Etats membres associés, les célébrations du 10ème anniversaire de la création du bloc commercial sud-américain se sont déroulées le 17 décembre 2004 sur fond de tensions entre votre pays et le Brésil. Comment les différends commerciaux entre les deux principales puissances économiques du MERCOSUR peuvent-ils être résolus ?

 

S.E.M.J.A.L. : Les « problèmes » au sein du MERCOSUR – que les pays membres ne considèrent pas comme tels – peuvent être tout simplement attribués aux difficultés de gestation d’un processus d’intégration de grande envergure, aussi bien du point de vue social que politique et économique, comme c’est le cas en l’ocurrence.

Le dialogue fécond, la croissance du commerce, l’entente quotidienne entre les parties sont la voie appropriée pour surmonter les différends. Et c’est la voie que les pays membres du MERCOSUR suivent à l’heure actuelle.

Le MERCOSUR doit être considéré comme notre marché interne et la spécialisation intra-industrielle au sein de l’union douanière doit constituer la base même du processus d’intégration. Cet objectif ne sera atteint que par l’industrialisation équilibrée, par le commerce intra-industriel, par la préservation des chaînes de valeur, par l’établissement d’objectifs quantifiables par domaine et, enfin, par l’ajustement des politiques à ces objectifs, tels que prévus d’ailleurs par le Programme de Relations stratégiques avec le Brésil, lancé en 1986.

En outre, du point de vue des investisseurs étrangers, il faut considérer le MERCOSUR comme un « espace économique élargi » et non pas comme une simple union douanière. Ainsi, de la même manière que la politique industrielle intra-MERCOSUR doit être équilibrée, il faudrait privilégier le même principe de proportionnalité et d’équilibre en matière d’investissements étrangers directs.

 

L.L.D. : Les représentants de 12 pays sud-américains ont donné naissance, le 8 décembre 2004, à la Communauté sud-américaine des Nations. Cette nouvelle organisation régionale est-elle appelée, selon vous, à devenir le socle de l’intégration économique et poli-tique de l’Amérique du Sud ? Comment peut-elle devenir un instrument efficace pour faire face aux défis transnationaux de la région comme le crime organisé ou la gestion des ressources hydrauliques?

 

S.E.M.J.A.L. : En effet, douze pays de l’Amérique du sud ont signé au Pérou la Déclaration de Cusco sur la Communauté Sud-américaine des Nations. Cette union prometteuse s’étend sur un territoire de plus de 17 millions de kilomètres carrés, englobe 360 millions d’habitants, génère un PIB annuel d’environ un milliard de dollars et concerne d’énormes ressources naturelles.

Dans une premier temps, cette Communauté sud-américaine naissante ne disposera pas d’institutions et de budget propres, et ne concernera pas les engagements de libre-échange, en dehors de ceux qui ont été déjà approuvés. Les mandataires des douze nations ont décidé la création de la Communauté sud-américaine à partir d’une convergence graduelle entre le MERCOSUR et la Communauté Andine, plus le Chili, et plus tard, la République coopérative de Guyana et le Surinam.

Les objectifs de base sont : a) la coopération politique, sociale et culturelle, touchant des questions telles que le renforcement de la démocratie, la sécurité régionale, la lutte contre la drogue et la corruption, et d’autres questions d’ordre social et culturel. b) L’inté-gration économique, commerciale et financière reposant sur l’approbation et la mise en pratique d’un Accord de libre-échange entre le MERCOSUR et la CAN. c) Le développement des infrastructures physiques, énergétiques et de communications. L’initiative IIRSA a identifié dix grands axes d’intégration et de développement sud-américains ainsi qu’un ensemble de 335 projets à développer sur les trente prochaines années et un autre ensemble de 31 projets à réaliser sur les cinq prochaines années.

Pour résumer, nous pouvons affirmer que nous sommes face à un événement d’une grande portée qui donnera à la région une nouvelle orientation historique. Ce ne sera pas une action de plus de nos diplomaties.

La Communauté Sud-américaine doit avancer sur des questions concrètes. Pour ce faire, elle devra s’appuyer, d’un côté, sur une intégration physique et géographique et, de l’autre, sur l’accomplissement de progrès plus importants dans l’intégration énergétique, par exemple, le gaz, le pétrole et les sources hydro-électriques. Ces ressources, que chaque pays a en quantités inégales, peuvent être des éléments clés pour engager une dynamique d’intégration concrète et réelle.

Cette initiative est indispensable et extraordinairement importante. La formation de grands espaces politiques et économiques a pris ces dernières décennies une signification essentielle. Dans ce sens, la Communauté sud-américaine des Nations devra contribuer à consolider les dynamiques d’intégration qui sont déjà à l’œuvre en Amérique du Sud.

 

L.L.D. : A l’aune du rapprochement de votre pays avec Cuba et de l’affirmation d’une politique étrangère centrée sur l’Amérique latine, le Président Nestor Kirchner a opéré un virage dans les relations qu’entretenait l’Argentine avec les Etats-Unis. Comment décririez-vous l’essence de ces relations ? Dans quelle perspective et à quelles conditions percevez-vous l’émergence de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) ?

 

S.E.M.J.A.L. : L’Argentine a revalorisé son identité latino-américaine et le rapprochement avec Cuba est un témoignage de l’intérêt renouvelé de mon pays vis-à-vis de la région. Il faut garder à l’esprit que l’Argentine a eu depuis toujours une forte présence culturelle et amicale dans les Caraïbes hispanophones et, tout particulièrement, à travers sa musique et son cinéma. Les relations hémisphériques n’ont cependant pas été oubliées : le Vice-président Scioli vient d’ailleurs de réaliser une visite officielle à Washington. L’Argentine et les Etats-Unis entretiennent une relation de longue date et une entente cordiale qui prennent racine dans le système interaméricain et dans un certain nombre de valeurs communes, telles que l’idéal républicain, la démocratie, l’égalité devant la loi, l’économie de marché, et l’ouverture généreuse à l’immigration. Depuis la fin du XIXème siècle, à l’époque du début des Congrès panaméricains, ces liens entre l’Argentine et les Etats-Unis n’ont cessé de faire rêver leurs dirigeants de projets transnationaux. Le processus de négociation d’une Zone de libre-échange des Amériques est une initiative qui éveille un énorme intérêt dans tout l’hémisphère. C’est en raison précisément de cet intérêt qu’il est nécessaire d’aboutir à un accord satisfaisant pour tous, un accord qui tiendrait compte des besoins de tous les peuples depuis l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu. C’est bien évidemment un énorme défi. En ce sens, il est vital pour les pays du Cône Sud d’arriver à une entente afin de mettre définitivement un terme aux subventions à l’agriculture.

 

L.L.D. : Prévue pour la fin octobre 2004, la conclusion des négociations entamées depuis 1999 en vue de créer un accord d’association entre le MERCOSUR et l’Union européenne (UE) a de nouveau été repoussée. Quelles sont les conditions équitables et équilibrées pour parvenir à un tel accord ? En dehors de l’UE, l’Argentine a récemment conclu d’importants contrats d’investissement avec la Chine. Ceux-ci ouvrent-ils la voie à une plus ample coopération de votre pays avec les pays d’Asie ?

 

S.E.M.J.A.L. : La priorité donnée aux politiques multilatérales a toujours constitué un axe de la politique étrangère de l’Argentine. Basé sur ce principe, le MERCOSUR ne doit pas être compris comme un marché fermé et autarcique mais plutôt comme une base de vastes spécialisations productives qui, à son tour, servira d’instrument de négociation internationale auprès de l’OMC, l’ALCA et l’Union européenne. C’est précisément dans cet esprit que l’Argentine conjointement avec le MERCOSUR a entamé une négociation en vue de l’établissement du plus grand accord bi-régional (MERCOSUR-UE) sans précédent. Néanmoins, les négociations ont été interrompues en octobre 2004, au moment même du changement de la Commission, en raison d’un différend d’analyse sur la portée de l’accord et sur le niveau des réductions douanières.

A ce sujet, il faut préciser que le MERCOSUR a proposé ce que l’on appelle « l’univers du 100% plus », c’est-à-dire, pour reprendre les paroles de Roberto Lavagna, Ministre argentin de l’Economie, nous avons offert une déconsolidation « préférentielle » ; autrement dit, plus importante que celle déjà négociée au sein de l’OMC. De plus, nous avons proposé de réduire les taxes sur un peu plus de quatre-vingt pour cent du reste de la structure des taxes douanières. Evidem-ment, c’est en raison d’une interprétation divergente de l’espace à déréglementer qu’est apparue l’année dernière, l’impossibilité d’atteindre l’accord souhaité : l’Argentine et le MERCOSUR jugent indispensable la concurrence en matière d’agriculture et d’agro-business qui constituent un secteur comme un autre méritant d’être pleinement intégré aux règles du commerce international.

Il est clair que l’Argentine et les autres pays du MERCOSUR souhaitent aboutir à l’accord, mais ils voudraient un accord qualitativement utile pour les années à venir. Et c’est la raison pour laquelle le désir de négocier avec l’UE est toujours très vif. D’ailleurs, les patrons européens et sud-américains réunis dans le « MERCOSUR-UE BUSINESS FORUM » viennent de signer au Luxembourg une déclaration commune appelant à la reprise rapide des négociations commerciales entre le MERCOSUR et l’UE.

En ce qui concerne les relations avec la Chine et l’Asie du Sud-Est, l’année 2004 a marqué le début des négociations de grands accords commerciaux, même s’il existe depuis vingt ans une vocation d’ouverture vers ces régions. Celle-ci est illustrée par, le profil clairement économique des Ambassadeurs habituellement nommés auprès des pays communément désignés comme les « tigres asiatiques ».

 

L.L.D. : Choisie pour occuper un siège de membre non permanent au sein du Conseil de sécurité pour la période 2005-2006, quelle voix l’Argentine compte-elle faire entendre au sein de cette instance multilatérale, notamment en ce qui concerne la réforme de l’ONU ?

 

S.E.M.J.A.L. : Au fur et à mesure qu’est surmontée la crise économique et sociale, la politique étrangère argentine reprend progressivement son traditionnel dynamisme. En novembre 2004, Buenos Aires a été le siège d’une réunion cruciale sur le Changement climatique. En 2005, l’Argentine deviendra le Secrétariat pro-tempore du Groupe de Rio ; elle poursuivra son action au sein de la Commission des droits de l’Homme ; au mois de novembre de cette année, elle sera le siège du IVème Sommet des Amériques, qui se tiendra dans la ville de Mar del Plata et, comme vous le signalez, l’Argentine occupera un siège de membre non permanent au sein du Conseil de sécurité des Nations unies pour la période 2005-2006. C’est la huitième fois que l’Argentine est choisie pour occuper ce siège. Le Gouvernement se propose de donner la priorité aux droits de l’Homme sur le plan international, à la préservation de la paix, au développement social et à la lutte contre la faim et la pauvreté. Haïti, Soudan, le Moyen-Orient, l’Irak et la grave situation humanitaire en Afrique en général sont les principales préoccupations de mon Gouvernement. Une attention particulière sera accordée à la question du terrorisme international : l’Argentine présidera le Comité 1267, chargé de maintenir et d’actualiser la liste des individus et des entités liés au terrorisme. En ce qui concerne l’avenir des Nations unies, nous pensons que les mécanismes de sécurité collective devraient être renforcés, tout comme la phase de prévention des conflits et le rôle de l’organisation dans les opérations de maintien de la paix. De même, les dimensions économique, sociale et humanitaire du traitement des situations qui sont une menace pour la paix et la sécurité devraient être consolidées. Au sein du Conseil, l’Argentine s’emploiera à obtenir que les décisions prises soient le résultat d’un consensus et d’une consultation permanente avec les pays qui ne font pas actuellement partie de cet organisme. Dans cette logique, l’Argentine mettra l’accent sur les mesures de lutte contre la pauvreté, l’intolérance et l’exclusion. Les pays de l’Amérique latine et des Caraïbes ont toujours combattu à la fois le manque de transparence dans le processus de prise de décisions au sein du Conseil et les privilèges, tel que celui du droit de veto. L’Argentine estime qu’il est nécessaire d’encourager les changements dans la structure et la représentativité du Conseil de sécurité. Mais les idéaux qui l’ont amenée à devenir membre fondateur de l’ONU, en 1945, l’empêchent d’accepter, cinquante ans plus tard, que des « privilèges » soient accordés à de nouveaux Etats. Elle considère qu’il faudrait augmenter le nombre de postes électifs pour les pays de chaque région désireux de contribuer de façon plus soutenue à la paix et à la sécurité internationales. Il nous semble impensable qu’au XXIème siècle on puisse prétendre copier des solutions qui avaient été données en 1945 pour une situation politique complètement différente de l’actuelle. En définitive, l’Argentine, comme d’autres grands pays de la région, s’oppose à la création de nouveaux sièges de membres permanents ayant droit de veto au sein du Conseil de sécurité.

 

L.L.D. : Fort d’une relation historique d’amitié, le Président Nestor Kirchner s’est rendu en visite en France en janvier 2005. Quels axes ont-ils été définis à cette occasion pour le renforcement de la coopération bilatérale ? A l’image de la coopération décentralisée existant entre Paris et Buenos Aires ou entre la région Midi-Pyrénées et celle de Buenos Aires, quels sont les autres vecteurs des échanges culturels, scientifiques et techniques des relations entre les deux pays ?

 

S.E.M.J.A.L. : Le Président Nestor Kirchner a effectué une visite de travail en France en janvier dernier, accompagné d’une importante délégation. Il a rencontré le Président Jacques Chirac, il a fait un exposé au IIIème Forum Europe-Amérique latine et participé à des réunions avec des représentants des partis politiques français. Un petit déjeuner de travail avec les entrepreneurs français au siège du MEDEF a également été organisé.

Cette visite a été très positive pour la relation bilatérale et a servi à renforcer les liens d’amitié et de coopération qui existent traditionnellement entre l’Argentine et la France. On est parvenu à une grande entente politique sur la plupart des grands sujets de l’agenda international, et notamment, sur la défense du multilatéralisme et du système des Nations unies, de la justice et des droits de l’Homme. Et nous partageons la même vision quant à la nécessite de coopérer activement pour venir en aide à la population en Haïti. Il est probable qu’au cours de ce semestre, une réunion de consultations politiques, au niveau des Vice-Ministres des Affaires étrangères, soit organisée à Buenos Aires entre les deux pays.

Pour ce qui est de la coopération scientifique et technique traditionnelle, qui a fait l’objet de sept réunions de la Commission mixte depuis 1984, il existe des accords de coopération entre des institutions publiques des deux pays en matière d’agriculture, de conditions de travail, de statistiques, de science et de technologie.

En termes de coopération cofinancée, il existe un programme pour la formation scientifique et technologique (le Programme ECOS-SECYT) grâce auquel sont en cours de développement plus de 45 projets portant sur la période 2001-2002-2003. Pour la période 2005-2006-2007, les deux pays ont décidé de lancer de nouveaux projets dans des secteurs aussi importants que les Sciences de la Vie, les Sciences humaines et sociales, les Sciences exactes et les Sciences de l’Univers.
  Une autre dimension croissante de la coopération scientifique et technique est celle qui est menée de façon décentralisée par les régions, les départements et les communes des deux pays, comme c’est le cas entre Paris et la Ville de Buenos Aires et entre la région Midi-Pyrénées et la Province de Buenos Aires.

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