La lettre diplomatique

Entretien – Pologne
La Lettre Diplomatique n°81 – Premier trimestre 2008

Entre rupture et continuité, Varsovie affirme son rôle au sein de l’UE 

Quatre ans après son adhésion à l’UE, la Pologne veut peser de tout son poids dans l’avenir de la construction européenne. Fort de son dynamisme économique et de son influence croissante entre la mer Baltique et la mer Noire, le Premier ministre Donald Tusk a imprimé une nouvelle dimension à sa diplomatie, dont S.E.M. Tomasz Orlowski, Ambassadeur de Pologne en France, analyse pour nous les principales orientations.

La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambas-sadeur, la victoire de la formation de centre-droit du Premier ministre Donald Tusk lors des élections législatives anticipées de l’automne 2007 a marqué une « rupture » dans la vie politique polonaise. Comment définiriez-vous le nouvel élan qu’il souhaite impulser à la Pologne ?

S.E.M. Tomasz Orlowski :
Les élections du 21 octobre 2007 ont avant tout donné au gouvernement une majorité stable, indispensable pour engager le programme de réformes annoncé durant la campagne électorale.
Cette nouvelle majorité au sein de notre Parlement se situe au centre de l’échiquier politique polonais. Elle est formée par le parti libéral (Plateforme Civique) et le parti paysan qui représente pour l’essentiel un électorat rural relativement important sur le plan politique, revendiquant la garantie d’une protection sociale. Elle constitue donc une synthèse entre le libéralisme économique et une politique de justice sociale qui rassure notamment les couches sociales les moins privilégiées. De plus, ces deux partis sont liés par leur appartenance au Parti populaire européen et partagent de ce fait un certain nombre de vues en matière de politique européenne.
Pour comprendre la volonté de changement du pays qui s’est faite entendre lors de ces élections, il est important de tenir compte de la hausse du taux de participation. Alors que nous avons assisté durant ces dix dernières années à une sorte de désintéressement de la population à l’égard de la politique, la tendance semble donc s’inverser. Cela nous amène à penser qu’il ne s’agit pas seulement de la victoire électorale d’un mouvement politique, mais aussi de la volonté de la population de participer davantage à la vie publique. Cette aspiration est particulièrement significative pour la tranche des électeurs âgés de 18 à 24 ans, qui a connu son taux de participation le plus élevé lors de ce scrutin. Ce renouveau de l’intérêt des jeunes pour la politique est d’autant plus remarquable que ceux-ci n’ont aucune référence au passé communiste. Nous ne voulons pas nous dédouaner de ce passé, ni éluder le nécessaire rétablissement de la justice à l’égard de cette période de notre histoire. Mais le jugement du passé ne peut remplacer une politique d’avenir. Il me semble que si les électeurs polonais n’ont pas soutenu le parti de centre-droit (PIS) de l’ancien Premier ministre M. Jaroslaw Kaczynski, c’est parce qu’ils n’ont pas souhaité que l’accent soit mis sur le passé, paralysant ainsi toute initiative de réforme. Le gouvernement du PIS a par exemple essayé de combattre le fléau de la corruption, mais ce faisant, il a également ralenti les réformes économiques, comme les privatisations. Sur ce plan, il sera certes indispensable de tenir compte du passé, notamment pour rendre plus transparentes les procédures de privatisation. Mais, la remise en question du passé ne peut être érigé en objectif central du gouvernement. Les électeurs ne le souhaitent pas. Aussi, la Pologne aspire désormais à accélérer son développement, sans pour autant oublier le passé, ni négliger les excès d’autoritarisme ou de totalitarisme qui le caractérise.

L.L.D. : Le chef du gouvernement polonais a préconisé un « Etat fort, capable de combattre la corruption et les autres pathologies du communisme ». Quelles mesures compte-t-il adopter pour accroître l’efficacité de la lutte contre la corruption ? Quels vestiges du régime communiste pouvez-vous encore identifier dans la Pologne de 2008 ?

S.E.M.T.O. : Les vestiges du passé communiste concernent principalement des structures, comme celles qui existent encore de nos jours dans le secteur public. Au cours de notre transition démocratique, tout n’a pas pu être transformé dans l’appareil de l’Etat . Il faut aussi comprendre que chaque période de transition est porteuse de phénomènes négatifs comme la corruption. En tout état de cause, la privatisation complète de ces structures apparaît comme l’une des mesures les plus efficaces pour mettre véritablement à plat notre passé. Le gouvernement actuel a donc décidé qu’il consacrerait son mandat à la privatisation complète des entreprises qui restent encore dans le giron du secteur public. Pour être précis, il existe aujourd’hui près de 1 300 établissements ou entreprises appartenant à l’Etat sous diverses formes, mais principalement des sociétés anonymes dont il détient des parts.
Au lieu de présenter comme auparavant une liste, forcément incomplète, des entreprises à privatiser, le gouvernement a choisi de partir du principe que tout est proposé à la privatisation. Bien entendu, le contrôle de l’Etat sera maintenu dans les secteurs jugés sensibles pour la sécurité nationale. Mais la liste des entreprises non-privatisables sera semble-t-il très courte. Le rythme des privatisations devrait ainsi atteindre environ 300 sociétés par an. Le gouvernement souhaite par ailleurs se désister des parts que l’Etat détient dans certaines sociétés, pour ne conserver qu’une minorité de blocage.
Le processus de privatisations nous permettra de moderniser certains secteurs de l’économie où la transparence demeure insuffisante et où perdurent d’anciennes habitudes, aussi bien sur le plan des relations humaines que des pratiques de gestion, dont les chefs d’entreprise comme les salariés ne parviennent pas à se défaire. Les entrepreneurs sont toutefois devenus plus attentifs au cadre de travail qu’ils offrent à leurs salariés, en leur donnant des garanties plus solides en terme d’emploi, mais aussi en adoptant des méthodes de gestion qui s’inspirent davantage de la coresponsabilité.
La lutte contre la corruption est également mise en œuvre à travers la politique fiscale qui, tout en assurant des recettes au budget de l’Etat, peut permettre de limiter l’évasion de capitaux. Sur ce plan, le gouvernement a mis l’accent sur la transparence de sa politique fiscale et un contrôle plus efficace. Comme vous le savez, à chaque poste où un fonctionnaire peut décider de l’alourdissement ou, à l’inverse, de l’allègement des obligations fiscales, il existe un risque de corruption. L’abaissement du coût du travail permet aussi de combattre le travail illégal et, plus largement, d’agir sur la zone grise.
Nous cherchons également à moderniser la procédure d’appel d’offres publiques. Ce système étant excessivement lourd, il est plutôt devenu une source potentielle de corruption. Enfin, le gouvernement de M. Donald Tusk a choisi d’adopter une approche différente de celle du précédent gouvernement qui avait instauré des services spéciaux pour lutter contre ce fléau. Il s’agit surtout d’accentuer l’effort sur les réformes économiques. Les services chargés de la lutte anti-corruption sont toutefois maintenus, ce phénomène devant aussi être combattu par une répression policière. Mais cette action doit demeurer secondaire et son rôle doit être de soutenir une politique plus globale visant à créer le cadre légal et réglementaire le plus efficace pour limiter les possibilités de développement de la corruption.

L.L.D. : Lors de son premier discours devant le Parlement le 23 novembre 2007, le Premier ministre Donald Tusk a annoncé une politique économique résolument libérale. Quelles mesures sont-elles privilégiées pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre causée par une forte émigration et qui menace de peser sur la croissance économique ?

S.E.M.T.O. :
En effet, l’un des résultats directs de l’entrée de la Pologne dans l’UE a été la libéralisation du marché du travail et l’ouverture immédiate par certains Etats membres de leurs frontières dès le 1er mai 2004. Notre taux de chômage était alors très élevé (19%) et les jeunes polonais ne percevaient pas beaucoup d’opportunités de réussite dans leur pays. Dans ces conditions, des dizaines de milliers de Polonais ont choisi de chercher une vie meilleure à l’étranger, notamment au Royaume-Uni et en Irlande.
Ce phénomène n’a toutefois rien de proprement polonais. Nous le comparons plutôt avec ce qu’ont connu l’Espagne et le Portugal il y a vingt ans. C’est une conséquence de l’entrée dans l’Europe communautaire. De plus, cette émigration polonaise concerne surtout une population jeune et dynamique qui, par nature, ne quitte pas sa patrie sans espérer y revenir un jour. Cette aspiration se traduit d’ailleurs par la création d’associations et de dizaines d’écoles polonaises au Royaume-Uni et en Irlande. Celles-ci illustrent la volonté des expatriés polonais de préserver au maximum leur identité et leurs liens avec leur pays. En témoigne également la forte poussée du taux de participation des jeunes expatriés lors du dernier scrutin législatif, notamment à Londres, Edimbourg et Dublin. C’est aussi un signe que la Pologne change, qu’elle est sur la bonne voie pour créer les conditions du retour. J’ajouterais aussi que ces émigrés sont radicalement opposés à cet idéal type qui caractérise le communisme, baptisé par certains scientifiques d’« homo sovieticus » et qui consiste à façonner un individu dépourvu de volonté d’entreprendre.
Pour répondre plus concrètement à votre question, le Premier ministre a justement mis l’accent sur l’Irlande comme modèle de développement à suivre. Peu avant les élections, il s’est d’ailleurs rendu dans ce pays et au Royaume-Uni, illustrant à la fois l’importance qu’il accorde aux émigrés polonais et sa volonté de comprendre comment les hommes politiques pourraient les aider à revenir dans leur pays. Qui plus est, le gouvernement n’est plus le seul à s’intéresser à la question. Les collectivités locales inscrivent également dans leur programme d’action des mesures pour tenter d’attirer ces jeunes expatriés. Enfin, le facteur le plus pertinent pour favoriser leur retour au pays, demeure la bonne santé de notre situation macro-économique, avec une croissance stable et une monnaie nationale forte garantissant la valeur des économies qu’ils ont accumulées. J’observe que ces Polonais de l’étranger semblent aujourd’hui de plus en plus enclins à revenir au pays. Si les perspectives esquissées par le Premier ministre se confirment d’ici un ou deux ans, nombre d’entre eux pourraient se décider à rentrer en Pologne pour participer à un élan économique qui, en dépit de la morosité du contexte international, pourrait se révéler prometteur.

L.L.D. : Le « miracle économique » que souhaite susciter le gouvernement polonais doit se traduire par une modernisation du pays. Quels seront les principaux domaines concernés par la politique de grands travaux annoncée par le Premier ministre ? Comment évaluez-vous le rôle de l’UE dans sa mise en œuvre ? Dans quels nouveaux secteurs d’activité l’intérêt des investisseurs étrangers peut-il être encouragé ?

S.E.M.T.O. :
La politique de grands travaux annoncée par le gouvernement n’est pas une nouveauté. Ce vaste programme de construction d’autoroutes et de modernisation de l’ensemble des voies de transports terrestres existe en effet depuis près de dix ans. Mais son lancement concret demeurait peu visible, principalement en raison du manque de financements. Toutefois, avec la détermination du Premier ministre dans ce domaine et les fonds structurels dont nous disposons, toutes les conditions semblent désormais réunies pour qu’il soit enfin couronné de succès. Je qualifierais d’ailleurs ces fonds de relativement importants, en particulier si l’on considère ce qui avait été alloué à l’Espagne il y a vingt ans. Je prends volontairement cet exemple car l’Espagne représente pour nous un pays de référence, partageant avec la Pologne certaines caractéristiques, comme son poids démographique et ses déboires historiques, qu’elle a surmontée grâce à sa transition démocratique et à son entrée au sein de l’UE.
Nos divers projets d’infrastructures de communication terrestre s’inscrivent en outre dans le cadre des travaux de la Commission européenne. Cette collaboration nous permet à la fois d’obtenir des subventions communautaires mais aussi de confirmer la viabilité de ces projets, au regard des besoins des transporteurs polonais, mais aussi européens. Toutefois, si la Pologne apparaît comme un carrefour en Europe, sa superficie ne lui permet pas de mettre en place un réseau de transport reposant uniquement sur sa position centrale.
Nous avons également créé un système de partenariat public-privé qui représente une source importante d’activité économique et un gage de réussite pour notre programme d’infrastructures. En effet, la création de réseaux autoroutiers exclusivement à partir de systèmes de financement publics s’est révélée peu efficace, tandis qu’à l’inverse, les compagnies privées ayant obtenu des concessions se sont avérées incapables d’honorer les appels d’offres qu’elles remportaient.
Notre gouvernement a identifié 2012 comme une date butoir pour l’achèvement de ces grands travaux. Trois évènements coïncident en effet avec cette échéance : l’organisation du championnat d’Europe de football que nous avons remporté avec l’Ukraine (l’Eurofoot), la fin du mandat de l’actuel gouvernement qui intervient juste au terme de la présidence polonaise de l’UE (fin 2011) et la fin de la perspective financière de l’UE adoptée en 2007. Sur le plan des infrastructures, c’est incontestablement l’Eurofoot qui ne nous laisse d’autre choix que de réaliser à temps les grands travaux que nous avons prévu.
Enfin, le programme d’infrastructures du gouvernement porte également sur deux autres domaines majeurs : l’aménagement du territoire, notamment des régions rurales, ainsi que le développement et l’amélioration des services publics urbains. Nous essayons ainsi de favoriser au sein des collectivités territoriales, des mesures visant à empêcher le départ de la population rurale vers les villes, tout en transformant leur activité économique. Il s’agit d’éviter un exode rural, dont la France, par exemple, où il s’est produit il y a 40 ans, témoigne du coût élevé qu’il représente en terme de cohésion et d’aménagement du territoire. De plus, cette transformation prend forme en Pologne dans la réalité d’une économie post-industrielle. Or, l’offre de travail disponible dans les villes ne peut satisfaire la demande d’emploi non qualifié que générerait la migration des populations rurales. Pour ce qui est des zones urbaines, les pouvoirs publics cherchent à mettre en place des projets améliorant les services publics, comme l’assainissement des eaux, le traitement des déchets, les services communaux et les transports publics… Varsovie souhaite, par exemple, se doter d’une seconde ligne de métro avant 2012, dans la perspective de l’Eurofoot.
Dans le cadre de la modernisation de nos infrastructures, nous faisons bien entendu appel aux investisseurs étrangers. En dehors de leur apport financier, ce qui nous intéresse ce sont les technologies de pointe et le savoir-faire technique et de gestion dont ils sont porteurs. La Pologne est aujourd’hui un pays résolument ouvert qui peut se réjouir d’attirer de nombreux investissements étrangers. L’amélioration de nos infrastructures est d’ailleurs, en elle-même, un facteur important pour continuer à les séduire.

L.L.D. : L’adoption de l’euro a été remise au premier rang des priorités du gouvernement. Compte tenu des efforts d’assainissement des finances publiques qu’il s’est engagé à réaliser, quel calendrier le gouvernement s’est-il fixé pour atteindre cet objectif ? Comment la population polonaise perçoit-elle l’abandon du zloty ?

S.E.M.T.O. :
La Pologne aspire en effet à devenir un membre à part entière de l’UE, impliqué dans tous les volets des politiques communautaires. C’est une position que le gouvernement a résolument adopté pour faire valoir notre poids et nos vues. En fait, pour un pays comme la Pologne, être membre de l’Union sans participer aux décisions portant sur l’avenir commun est la plus mauvaise des positions. J’irai même jusqu’à dire que s’ils le désiraient, seuls les plus grands pays européens pourraient se permettre de mener une politique autonome, par exemple sur le plan monétaire. Ce qui n’est pas le cas de la Pologne.
L’adoption de l’euro constitue, certes, une décision politique, mais il est très difficile d’établir un calendrier et une date définitive pour y parvenir. Nous pensons donc que la voie la plus adaptée consiste avant tout à assainir nos finances publiques de façon à satisfaire aux critères de convergence. Nous ne voulons pas brûler les étapes.
Le gouvernement polonais s’est fixé comme objectif de réduire efficacement la dette publique de 2% dans les quatre ans à venir, notamment grâce à son programme de privatisations dont il a décidé que les bénéfices contribueront à cet objectif. La dette publique polonaise est de l’ordre de 48% du PIB, ce qui se situe déjà sous le seuil des critères de Maastricht. Nous pensons pouvoir la ramener d’ici la fin du mandat du gouvernement à une tranche située entre 40 et 45% du PIB. C’est dans la perspective de ces efforts que le gouvernement envisage l’adoption de l’euro. Des critères plus subjectifs ne relevant pas seulement de la volonté politique doivent, certes, aussi être pris en compte. Mais en accélérant les réformes, il n’est pas déraisonnable de se donner comme objectif l’échéance de 2012, sachant qu’il faudrait que nous soyons admis au sein du système monétaire européen dès 2010.
Pour répondre à votre deuxième question, il faut convenir que notre attachement à la monnaie nationale n’est pas aussi fort que celui, par exemple, des Allemands à l’égard du deutsch mark. Jusqu’en 1989, le zloty polonais n’était pas une monnaie convertible, donc sans valeur économique réelle. Elle ne représente pas non plus un élément d’identité ou un symbole de souveraineté. Nous n’éprouvons pas cette peur de perdre une part de notre nation, comme les Allemands ou, aujourd’hui, les Britanniques. L’adoption de l’euro répondrait aussi à des facteurs économiques concrets. Le zloty souffre en effet d’une appréciation excessive par rapport à l’euro résultant des capitaux étrangers que nous attirons. Ce phénomène est accentué par nos exportations, que nous facturons en majorité en euro, 70% de nos échanges étant réalisés avec les membres de l’UE.

L.L.D. : Plus de quinze ans après la chute du régime communiste en Pologne et le recouvrement de son indépendance, les Polonais sont devenus membres à part entière de l’UE. Quel regard portent-ils, selon vous, sur leur intégration à l’UE et la perte de souveraineté qu’elle suppose ?

S.E.M.T.O. :
La souveraineté représente une notion effectivement très importante pour notre pays. Mais si on la met en équation avec notre adhésion à l’UE, il est significatif de constater le soutien qu’accorde la population polonaise à l’intégration européenne. Lorsque le gouvernement a décidé en 2003 de lancer un referendum sur l’entrée de notre pays au sein de l’UE, la crainte était de savoir si le seuil de participation nécessaire pour le valider serait atteint. Celle-ci s’est en fait élevée à 54%. Or les sondages montrent désormais que le niveau de satisfaction des Polonais à l’égard de leur appartenance à l’UE, est de l’ordre de 85%. Un tel niveau d’adhésion montre que les Polonais se reconnaissent pleinement dans l’UE. Ils la perçoivent comme une opportunité, un cadre de développement et un facteur de modernisation. La vision qu’ils ont de l’Union est finalement si positive, que le risque qu’elle pourrait faire peser, aux yeux de certains, sur notre souveraineté s’en trouve minimisé.
Il est intéressant de noter à ce propos l’évolution qui a caractérisé les gouvernements précédents des premiers ministres Marcinkiewicz, puis Kaczynski. D’une part, le parti majoritaire de l’ancienne coalition au pouvoir, le PIS, a pris conscience que l’UE représente un facteur très favorable pour la Pologne ; ce qui venant de la droite souverainiste est, à mon sens, une évolution très positive pour notre pays. D’autre part, le langage politique qui prévalait durant cette période, était plus radical, laissant moins de place à la négociation et marqué par certaines revendications, parfois même des craintes, dont quelques-unes étaient d’ailleurs justifiées d’un point de vue historique ou par l’évolution de la situation mondiale. Je ne peux pas vraiment affirmer que les priorités de la politique étrangère polonaise aient changées, mais en revanche le langage et l’approche sont incontestablement différents.

L.L.D. : La politique étrangère, pro-européenne qu’entend conduire le Premier ministre Donald Tusk s’accompagne également d’une volonté de rééquilibrer les relations de Varsovie avec Washington et Moscou. Quels sont les enjeux de ce rééquilibrage ? Dans la mesure où la diplomatie reste la prérogative du chef de l’Etat, de quelles marges de manœuvre dispose-t-il dans ce domaine ?

S.E.M.T.O. :
Tout d’abord, ces deux éléments ne me semblent pas contradictoires. Mais, surtout la politique étrangère polonaise ne se limite pas aux relations que nous entretenons avec la Russie et les Etats-Unis. Il faut bien évidemment ajouter l’UE. Ces trois axes sont cohérents et forment les priorités de notre politique.
En ce qui concerne la Russie, le terme de
« réchauffement » n’est peut être pas approprié. En revanche, les deux pays sont revenus à un dialogue fructueux et coopératif, qu’illustrent des signaux très positifs et la volonté de mettre de côté, dans la mesure du possible, les questions les plus litigieuses. L’embargo russe sur la viande et les légumes polonais a ainsi été levé. Cette situation a été très difficile à vivre pour la Pologne, parce que l’équilibre du marché n’était plus maintenu, mais aussi parce qu’elle était intenable à moyen et long terme. Le fait majeur de cet épisode est surtout que dès le début, l’UE a reconnu que cette affaire était de la compétence communautaire et qu’elle dépassait les relations bilatérales entre la Pologne et la Russie.
Ce contentieux nous a ainsi permis de faire valoir trois positions : dans un premier temps, montrer, sans animosité, à la Russie qu’elle doit de plus en plus compter sur la réalité nouvelle que représente la solidarité européenne. Dans un second temps, l’UE a, elle aussi, pu prendre conscience qu’il n’existe pas deux catégories de membres : ceux qui ont des droits et d’autres qui seraient plutôt invités à se taire. Cette évolution est très importante puisqu’elle met à nouveau l’UE dans une situation d’équilibre politique favorable à son développement ultérieur, notamment sur le plan de la politique étrangère et de défense commune ; ce rééquilibrage est d’ailleurs consacré par le traité de Lisbonne. De plus, ceux qui en Pologne doutent de l’utilité de l’UE, ont pu constater qu’elle la soutient quand c’est nécessaire. Enfin, au travers de cette prise de position, la Russie a pu sentir que notre pays compte davantage, puisqu’il est soutenu, et que son poids compte dans les décisions du Conseil européen.
Quant aux relations privilégiées que nous entretenons avec les Etats-Unis, elles découlent de notre attachement à l’OTAN qui constitue l’unique garantie véritable de la sécurité collective, l’UE n’ayant, pour l’instant, ni la compétence ni les capacités de garantir la défense du territoire européen. Notre volonté de créer une politique européenne de défense n’est, d’ailleurs, pas de nature à faire double emploi avec celle de l’OTAN.
Pour répondre à votre question sur la diplomatie polonaise, l’interprétation des systèmes constitutionnels demeure relativement difficile. En France, la cohabitation de l’exécutif a d’ailleurs suscité de nombreux débats par le passé. Elle constitue en fait un exercice très ardu qui neutralise, malheureusement, une partie de l’énergie politique dans un combat interne. La Constitution polonaise n’est pas entièrement claire sur la répartition des rôles entre celui qui conduit la politique et celui qui représente le pays. Il existe toujours des marges d’action. La formule du Président Lech Kaczynski est que la politique étrangère est « un condominium ». Autrement dit, elle doit faire l’objet d’une coopération voulue entre les deux chefs de l’exécutif. Cet exercice n’est bien évidemment pas toujours des plus aisés, mais j’observe que les deux parties ont la volonté d’atténuer l’exploitation qu’ils pourraient faire de leurs divergences sur les questions de politique intérieure. En tous cas, le Premier ministre Donald Tusk a confirmé et maintenu tout ce qui a été accompli par le Président Lech Kaczynski dans ce domaine. C’est par exemple le cas de la politique de sécurité énergétique, dont on peut qualifier le Président d’en être le parrain, le concepteur et le premier réalisateur.

L.L.D. : Contournant la Pologne et les pays Baltes, le gazoduc de la Baltique fait figure de pomme de discorde entre Varsovie et ses promoteurs, l’Allemagne et la Russie. Quelles seraient pour vous les modalités d’une réorientation de ce projet plus en adéquation avec l’idée de « solidarité énergétique » préconisée par votre pays ?

S.E.M.T.O. :
On ne peut pas entièrement distinguer la question du gazoduc de la volonté de la Pologne, d’ailleurs comparable à celle des autres pays de l’UE, de garantir la diversification et la sécurité de ses sources d’approvisionnement en matières premières.
Lorsque l’Allemagne et la Russie ont lancé le projet Northstream il y a quelque années déjà, il a suscité beaucoup d’émotions en Pologne, et ce avant même l’élection du Président Lech Kaczynski. Les inquiétudes polonaises reposent tout d’abord sur la sensibilité historique des Polonais qui appréhendent toujours lorsque les Allemands et les Russes se parlent « au-dessus de nos têtes » comme nous avons coutume de dire. L’histoire nous montre qu’à chaque fois qu’une telle politique était engagée, elle s’avérait défavorable à nos intérêts.
Cette nouvelle ligne d’acheminement de gaz naturel concerne toute l’Europe occidentale, dont, je tiens à vous le rappeler, nous faisons partie en tant que membre de l’OTAN et de l’UE. Or le tracé sous-marin du projet Northstream soulève un certain nombre de questions. En contournant notre territoire, ce projet prive notre pays des livraisons de gaz de cette voie d’approvisionnement. De plus, selon nos experts un tracé terrestre pourrait représenter un coût d’investissement deux fois moins important. C’est ce que nous proposons avec le projet Amber qui traverserait les pays baltes, la Pologne et l’Allemagne. Nos partenaires russes et allemands argumentent certes qu’ils ne prennent pas en compte uniquement le coût de construction du gazoduc sous-marin, mais aussi son coût de fonctionnement, comme les frais de transit par exemple. Remarquez que cette donnée revêt une dimension importante dans les relations entre la Russie et l’Ukraine ou le Bélarus. Tenant compte de ces éléments, nous sommes d’ailleurs invités à considérer l’éventualité de rejoindre le projet russo-allemand.
Il faut aussi envisager la menace que le projet Northstream peut faire peser sur l’environnement et la sécurité. La Baltique est en effet une mer peu profonde, dont le fond est en quelque sorte devenu après la Seconde guerre mondiale un arsenal, y compris d’armes chimiques. A cet égard, des pays comme la Finlande et la Suède s’intéressent de plus en plus à l’évaluation des risques de ce projet pour l’équilibre écologique de la mer Baltique.
La Pologne a décidé depuis un certain temps de rejoindre les consultations pour favoriser une meilleure compréhension entre les différents protagonistes et tenter de surmonter les sensibilités des uns et des autres. Celles des Polonais que je viens d’évoquer, mais aussi des Allemands qui, ne souhaitant pas non plus dépendre de fournisseurs exclusifs de gaz, ont donc choisi de diversifier leur approvisionnement. Nous pouvons aussi comprendre certains objectifs de la Russie qui ne veut pas avoir le sentiment d’être otage de pays de transit. Ce n’est pas le cas de la Pologne, mais un pays comme le Belarus qui a montré qu’il pouvait essayer de faire monter les enchères. Il n’est pas possible d’évoquer un rapprochement des positions, mais en tant que diplomate je crois toujours à la valeur absolue du dialogue. Cela reste le meilleur approche pour rechercher des solutions satisfaisant les intérêts de toutes les parties concernées.

L.L.D. : Le projet d’installation d’éléments du bouclier anti-missile américain en territoire polonais pourrait également être ajouté aux enjeux du rééquilibrage des relations de la Pologne avec les Etats-Unis et la Russie. Comment appréhendez-vous le débat et les tensions suscités par ce projet ? Quelle influence ce climat peut-il avoir sur la relance des négociations en vue d’un nouvel accord de partenariat UE-Russie ?

S.E.M.T.O. :
Le projet de bouclier anti-missile américain a été lancé sous l’administration Clinton. Il est porteur d’une vision de sécurité relative qui suppose que chaque pays membre de l’OTAN doit pouvoir bénéficier des mêmes garanties de protection et de défense. Aussi, l’installation en Pologne d’éléments de ce bouclier et du personnel militaire américain l’accompagnant, devrait nous permettre d’élever notre niveau de sécurité et surtout notre sentiment de sécurité.
Si les Etats-Unis ont engagé des discussions directes avec la Russie pour tenter de faciliter la compréhension entre les deux pays sur cette question, ce n’est que récemment que Polonais et Russes l’ont inclus dans leurs entretiens. Ces consultations sont désormais de plus en plus approfondies. Elles cherchent notamment à rassurer nos partenaires russes quant à leur sécurité. Nous sommes également en train de négocier directement avec les Américains l’accord portant sur la mise en œuvre de ce projet qui, faisant l’objet d’un accord bipartite, ne devrait pas être modifié quelle que soit l’issue des élections américaines de novembre prochain. Nous devons nous assurer dans le cadre de ces discussions que les modalités de ces installations soient bien de nature à augmenter notre niveau de sécurité et non à le diminuer.
La Russie a bien perçu que ce projet est lié aux menaces potentielles existant au Moyen-Orient. Elle a d’ailleurs proposé aux Etats-Unis d’utiliser la station radar installée en Azerbaïdjan. Les projets américain et russe sont à cet égard conciliables. Il est donc de plus en plus nécessaire d’éveiller et de conforter chez les Russes le sentiment de sécurité qu’ils sont en mesure d’apporter à tous les pays concernés. Il faut pour cela que les Américains, les Polonais et les Russes s’efforcent de concevoir des mesures de confiance, et ce malgré certains discours tenus en Russie, rappelant la guerre froide et qui ne sont pas de nature à faciliter les négociations.
Parallèlement, il convient aussi de conforter les relations entre l’UE et la Russie, notamment dans la recherche d’un nouvel accord de partenariat. Comme vous le savez, la Russie déclare ne pas avoir besoin d’un nouvel accord. La Pologne s’estime pour sa part de plus en plus satisfaite de l’évolution des relations bilatérales, mais aussi des relations entre l’UE et la Russie. Les conditions qui nous ont contraints à opposer un veto aux négociations sur ce sujet sont donc levées. Nous n’avons pas été les seuls à déclarer notre opposition, mais nos réticences s’estompent désormais de plus en plus, à mesure que progresse l’idée de ne pas faire seulement de la Russie un partenaire privilégié de certains membres de l’UE 27, mais un partenaire de l’Europe dans son ensemble.

L.L.D. : Liées par une histoire commune et par un partenariat stratégique, la Pologne et l’Ukraine ont renouvelé leur coopération à l’occasion de la visite du Président Lech Kaczynski à Kiev en décembre 2007. Comment ce partenariat a-t-il évolué depuis la « révolution orange » ? Dans quelles conditions les candidatures de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN seraient-elles envisageables ?

S.E.M.T.O. :
L’Ukraine représente en effet une grande priorité pour la Pologne. Je dirai toutefois que l’aspect historique de leurs liens est de moindre importance, nos deux pays ayant aussi connu une histoire très mouvementée.
J’attire en revanche votre attention sur le rôle primordial que peut jouer l’Ukraine en faveur de la stabilité européenne. Elle est en fait appelée à en devenir un acteur majeur. C’est en ce sens que nous nous engageons à ses côtés.
Les récentes élections législatives qui se sont tenues en Ukraine ont à nouveau illustré certaines difficultés que rencontre le processus de transformation de ce pays, sans toutefois remettre en cause sa consolidation en tant qu’Etat-nation. De notre point de vue, l’Ukraine a en effet surmonté les risques de division que soulignent les différences linguistiques et les difficultés relatives à l’affirmation de son identité nationale. Celle-ci est désormais reconnue de par le monde. Notre intérêt est donc de soutenir, avec tous les autres partenaires, notamment de l’UE, son développement et le renforcement de son appartenance au système de stabilité européen.
Il est évident que l’Ukraine traverse aujourd’hui une période difficile. Sa transition requiert des réformes autrement plus vastes que celles qu’ont mis en œuvre les pays d’Europe centrale et orientale, même si les comparaisons restent difficiles à faire, en particulier sur le plan historique. L’Ukraine a longtemps fait partie intégrante de la Russie impériale, puis de l’URSS. De ce fait, les relations russo-ukrainiennes ne reposent pas seulement sur des facteurs sentimentaux ou politiques, mais aussi sur des liens industriels et de coopération économique, ainsi que sur une proximité bien réelle. Ces relations ne peuvent pas changer radicalement. Il faut donc laisser le temps faire son œuvre.
Il est vrai qu’il existe également, sur le plan de la politique intérieure ukrainienne, des divergences d’approche qui, sans doute, ne favorisent pas l’accélération des réformes. Mais ces divergences ne portent pas sur des questions essentielles comme le maintien de l’unité de l’Etat, la préservation des relations traditionnelles de coopération et d’amitié avec la Russie, ainsi que la détermination à se rapprocher de l’Europe. D’autant que celle-ci représente aujourd’hui aux yeux de l’ensemble des Ukrainiens, une référence centrale pour l’avenir de son développement économique et social.
Tous ces éléments illustrent le bien-fondé de l’entrée de l’Ukraine au sein de l’UE. Certes, il est encore prématuré de parler d’échéances. Prenez l’exemple de la Pologne. Nous avons travaillé pendant 14 ans pour adhérer à l’UE et réduire nos relations de dépendance avec la Russie. Nous disposions d’une économie relativement ouverte et davantage tournée vers l’Europe occidentale, ce qui nous a permis d’entrer dans l’UE dans de bonnes conditions. L’opinion publique percevait alors favorablement l’élargissement européen. Ce sentiment n’est malheureusement plus aussi fort qu’il y a deux ans. Il faut être en ce sens très prudent : des annonces qui ne pourraient être satisfaites, risquent plutôt de faire naître une déception qu’il faut à tout prix éviter. Aussi, notre position consiste à soutenir fortement la volonté de rapprochement de l’Ukraine avec l’Union, avec pour objectif d’y adhérer un jour. Néanmoins, cette volonté demeure liée aux conditions que l’Ukraine doit elle-même satisfaire dans le processus de transformation économique et social. Nous pensons également que l’Ukraine, tout comme la Georgie, a la vocation de devenir membre de l’Alliance atlantique. La Pologne préfèrerait une attribution rapide du MAP pour ces pays et, dans cette perspective, la revue de leurs candidatures prévue pour décembre devrait être suffisante pour franchir un pas décisif dans cette direction. Nous voyons aussi dans l’attribution du MAP un excellent instrument servant les reformes intérieures en Ukraine y compris dans le domaine militaire, politique et économique, bien que cette idée ne soit pas partagée par tous nos Alliés. Cela contribuera au renforcement des fondements démocratiques de ce pays ce qui aura impact positif sur la stabilité et la sécurité de l’Europe.
Dans cette perspective nous sommes satisfaits que le sommet à Bucarest ait confirmé son attachement à la politique « des portes ouvertes » en invitant à adhérer l’Albanie et la Croatie, bien que ce ne soit pas le cas de l’ARYM. Nous apprécions à juste valeur que les Alliés aient reconnu pour la première fois la perspective de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, bien qu’ils n’aient pas obtenu le MAP. L’adhésion à l’OTAN reste la décision à prendre entre les Alliés et le pays intéressé.

L.L.D. : Plus largement, la diplomatie polonaise aspire à jouer un rôle de premier plan dans la nouvelle politique de voisinage de l’UE. Comment percevez-vous les divergences apparues entre certains pays membres face à la proclamation de l’indépendance du Kosovo ?

S.E.M.T.O. :
L’indépendance du Kosovo est la conséquence de ce qui s’est passé en 1990-1991 : la sécession, la guerre civile puis l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie. Il est vrai que la communauté européenne et la communauté internationale auraient dû alors suivre plus attentivement l’évolution des Balkans occidentaux. Ce fut une période à certains égards positive avec le recouvrement de la souveraineté des pays balkaniques, dont certains ont merveilleusement évolué, à l’image de la Slovénie qui assure jusqu’en juin la présidence de l’UE. A l’inverse, dans d’autres pays des phénomènes inacceptables se sont produits, engendrés par une polarisation de la vie politique sur un nationalisme exacerbé, puis par une sorte d’engrenage conduisant aux purifications ethniques que l’on sait.
L’autoproclamation de l’indépendance du Kosovo est donc l’une des dernières conséquences de ce processus. L’UE s’est fortement engagée dans la recherche d’une solution pouvant satisfaire aussi bien la population albanaise du Kosovo, que les intérêts légitimes des Serbes. Sa médiation s’inscrit en fait dans l’action qu’elle mène depuis 1999, quand, ensemble, avec l’intervention de l’OTAN, nous avons réussi à enrayer la politique de l’ancien Président serbe Slobodan Milosevic au Kosovo. La recherche d’une solution s’est pourtant avérée infructueuse jusqu’au rejet du plan proposé, au nom des Nations unies, par l’ancien Président finlandais, Maarti Ahtisaari. Ce projet de résolution était pourtant le seul compromis possible.
L’UE voulant tout de même garder sa cohésion et une certaine unité dans la PESC, a dû faire le maximum d’efforts pour maintenir sa position. Certains pays limitrophes de la Serbie ont exprimé des craintes, surtout liées à la présence de minorités étrangères sur leur territoire. Mais d’autres pays européens qui ne sont pas de la région, voient aussi dans cette affaire les risques d’un précédent. Nous sommes très sensibles à leurs appréhensions qu’il s’agissent de pays comme Chypre, divisé de fait, ou comme l’Espagne qui s’est tellement impliqué en faveur de la recherche d’un compromis depuis le début de la guerre. Nous avons donc essayé d’agir au mieux pour que l’unité soit préservée entre les Vingt-sept, tout en sachant bien sûr que l’on ne peut satisfaire des intérêts qui sont parfois divergents. La Pologne a officiellement reconnu l’indépendance du Kosovo une semaine après les premiers pays à s’être prononcés comme la France. Ce délai s’explique par le souhait du conseil des ministres de consulter le Président de la République. Voilà une illustration concrète de la conception de la cohabitation qui prévaut en Pologne.
Au-delà, notre pays est bien placé pour évaluer la situation. La Pologne est présente au Kosovo au travers d’un contingent de 300 soldats participant à la KFOR et de forces de police qui travaillent d’ailleurs aux côtés de la force de police française à Mitrovica, une zone où les tensions risquent d’être les plus fortes. Notre attitude à l’égard du Kosovo répond ainsi à une volonté plus globale de participer à la pacification de la situation.
Je voudrais également ajouter que notre pays est particulièrement sensible à toute aspiration des peuples à l’indépendance. Nous avons nous-même payé un prix trop élevé au cours de notre histoire pour ne pas être sensible aux sentiments d’autres peuples. Ces considérations nous ont aussi amené à reconnaître que ceux exprimés par le Kosovo confirment les critères qui définissent selon nous un Etat indépendant. Mais, nous sommes aussi profondément sensibles aux revendications de la Serbie démocratique. Nous nous sommes toujours sentis liés aux Serbes par des liens d’amitié historiques, que ce soit durant l’époque du Royaume de Serbie, de la Yougoslavie royale ou de la Yougoslavie titiste. Nous avons toujours maintenus des relations privilégiées entre nos deux pays et nous ne voulons pas que les Serbes subissent indéfiniment les conséquences d’avoir eu à la tête de leur Etat durant dix ans un dictateur qui est responsable, avec son entourage, de tout ce qui s’est passé.

L.L.D. : La Pologne a récemment annoncé l’envoi de troupes au Tchad dans le cadre de la mission européenne Eufor. Comment analysez-vous les enjeux de cette opération au regard des efforts consentis par l’UE en vue d’accroître l’efficacité de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) et, plus largement, le rôle de l’Europe dans le monde ?

S.E.M.T.O. :
L’opération de l’UE au Tchad est une action ambitieuse, qui pourrait porter le germe d’une nouvelle forme d’engagement de la politique étrangère européenne. Elle constitue d’ailleurs pour nous une forme d’intervention complètement nouvelle. Notre participation à cette mission découle de l’attachement de notre pays à la notion de solidarité. C’est une notion très importante pour nous. Je pense que nous l’avons quasiment intégré dans notre discours politique. En effet, Solidarnosc n’est pas seulement un grand mouvement politique, c’est aussi devenu une valeur cardinale de notre vie politique. Or, la solidarité est aussi l’une des valeurs primordiales de l’UE. Cela signifie que si l’un des pays au sein de l’Union est concerné par un événement, il peut solliciter le soutien de tous ses partenaires.
Pour revenir à la question du Darfour et du Tchad, la communauté internationale ne pouvait plus permettre que la situation se prolonge. Nous nous sommes contentés durant trop longtemps d’actions limitées. J’en parle en connaissance de cause puisqu’en qualité de Directeur des Nations unies chargé de la Coopération et du Développement, j’ai envoyé le premier transport d’aide humanitaire au Darfour, il y a quatre ans déjà. Mais il a fallu que la France propose que soit organisée une mission européenne agissant sur mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, pour que la communauté internationale passe à la vitesse supérieure. Nous avons donc voulu témoigner notre solidarité à la fois envers les populations subsahariennes concernées et envers la France qui a identifié les principaux risques pesant sur la stabilité et les moyens d’y faire face. Le Président Lech Kaczynski ainsi que le gouvernement polonais ont dès lors accepté la demande du Président français de se joindre à la mission européenne. Le contingent polonais est aujourd’hui le second en terme d’effectifs après celui de la France au sein de cette mission.
Au total, quatorze Etats membres de l’UE participent aujourd’hui à cette mission. Les Vingt-sept ne sont pas tous partie prenante, mais tous lui apportent leur soutien. Cette solidarité européenne aurait peut être été plus visible si tous les Etats membres ou les plus importants, y participaient. Mais il faut aussi être à l’écoute des impératifs de chaque Etat. Tous n’ont pas les mêmes dispositions constitutionnelles, certains sont contraints par des principes de neutralité, d’autres par leurs capacités de projection. Certains pays comme le Royaume-Uni sont fortement impliqués dans d’autres missions militaires, en l’occurrence en Irak et en Afghanistan. Pour être plus précis, les capacités de déploiement et de rotation ne sont pas infinies. Pour notre part, près de 4 000 soldats polonais opèrent dans le monde, au sein de diverses missions et opérations de maintien de la paix ou de stabilisation, que ce soit dans le cadre de l’ONU, de l’OTAN, de l’UE ou de missions de coalition internationale. Ces considérations nous permettent également d’évaluer les réformes que nous mettons en œuvre pour accroître les capacités des forces armées polonaises et les adapter aux nouveaux défis qui ne répondent pas aux concepts de défense de la guerre froide.

L.L.D. : Dès sa prise de fonctions le 23 novembre 2007, le Premier ministre a annoncé le retrait des troupes polonaises d’Irak d’ici la fin 2008. Quelles sont les motivations de ce retrait ? Comment définiriez-vous en revanche l’importance stratégique du renforcement de la présence polonaise en Afghanistan dans le cadre de l’OTAN ?

S.E.M.T.O. :
Dès le début de notre engagement en Irak, nous avons formulé le souhait de maintenir notre présence dans ce pays tant qu’elle serait indispensable pour accomplir les trois objectifs que nous nous sommes fixés dans la région de Diwaniyah (au sud de Bagdad) placée sous notre compétence : le rétablissement de la sécurité, la stabilisation et la formation des forces irakiennes. Chaque année, les missions du contingent polonais ont ainsi été prolongées par le Président de la République. Or depuis 2007, ces objectifs sont accomplis et cette région ne requiert plus de présence internationale. De plus, le retrait des troupes de la coalition en Irak concerne également d’autres forces comme celles du Royaume-Uni. Il faut donc bien comprendre que le départ du contingent polonais d’ici la fin 2008 résulte de l’accomplissement de notre mission et c’est en ce sens que nos partenaires l’ont compris. D’un point de vue plus général, nous espérons que la situation continuera à s’améliorer, compte tenu des résultats encourageants que commence à enregistrer la stratégie des forces de la coalition.
En revanche, l’Afghanistan apparaît de plus en plus comme le théâtre d’opération le plus dangereux pour la coalition contre le terrorisme international. Le succès que nous devons y remporter devra aussi démontrer la capacité de l’OTAN à combattre ce fléau. Nos forces ont donc tout intérêt à concentrer leur action pour combattre et vaincre en Afghanistan, d’autant que nous ne disposons pas de quantités illimitées de ressources, tant matérielles qu’humaines. Nous ne pouvons pas nous soustraire aux contraintes que nous imposent notre force de projection. Nous achevons donc notre mission en Irak avec le sentiment d’avoir accompli notre devoir, mais nous renforçons dans le même temps notre présence en Afghanistan, où elle devrait atteindre environ 1 600 soldats à l’automne prochain. Nous prendrons la responsabilité de la sécurisation de la région orientale du pays, dont l’intensité des combats et du danger peut être qualifiée de moyenne par rapport aux régions du sud et du nord.

L.L.D. : Aspirant à s’impliquer de plus en plus sur la scène internationale, la Pologne mène une diplomatie active notamment au Proche-Orient. Comment analysez-vous le regain de violence dans cette région et, en particulier, du conflit israélo-palestinien ? Comment évaluez-vous la perspective d’une reprise des négociations en vue d’une paix durable ? Dans quelle mesure les liens privilégiés noués entre votre pays et Israël permettent-ils à la diplomatie polonaise de contribuer à ce processus ?

S.E.M.T.O. :
Pour être en mesure de contribuer à la résolution du conflit israélo-palestinien, il est nécessaire d’entretenir des liens d’amitié à la fois avec Israël et les pays arabes. Les Polonais ressentent ainsi une grande amitié à l’égard de l’Etat d’Israël. Nous avons en plus des raisons historiques et morales de soutenir ce pays et le droit des Israéliens à vivre dans un Etat souverain et en sécurité. D’un autre côté, nous partageons aussi des relations traditionnelles d’amitié avec des pays arabes, dont certains sont directement concernés par le conflit. Celles-ci sont marquées par des échanges de haut niveau, comme en témoigne la visite en Pologne du Roi d’Arabie saoudite en juin 2007.
Les expériences du passé montrent que pour mener à bien le processus de paix, il est indispensable de réunir l’ensemble des pays concernés directement ou non par ce conflit. L’engagement des pays arabes doit en particulier être le plus vaste possible. Nous souhaitons pour notre part apporter, en toute modestie, notre contribution à l’élaboration d’un projet de paix acceptable entre Israël et les pays arabes, incluant la reconnaissance par ces pays de l’Etat d’Israël et la proclamation d’un Etat palestinien viable. Il faut garder à l’esprit l’enjeu majeur que représente la résolution de ce conflit, qui est dans une large mesure à la source des tensions entre l’Islam et la civilisation occidentale, et dont le terrorisme est l’un des produits.
La Pologne assure depuis un certain temps une présence sur le terrain, à travers son action au sein de missions de maintien de la paix des Nations unies, notamment dans le Golan et au Liban. En outre, nous connaissons une situation inédite depuis que les initiateurs de la conférence d’Annapolis nous ont invité à nous joindre au processus politique. Depuis la conférence de Paris, nous sommes également partie prenante des efforts de la communauté internationale sur le plan de l’assistance financière. La Pologne s’appuie donc sur des bases solides pour contribuer à la recherche de solutions viables et durables, qui puissent intervenir le plus rapidement possible.
Je tiens également à souligner que le Président de l’Etat d’Israël Shimon Perez a effectué ce mois sa première visite d’Etat en Pologne. M. Shimon Perez est un grand ami de la Pologne, à laquelle il est sentimentalement très lié. Il préside d’ailleurs le grand projet de Musée de l’histoire des Juifs de Pologne, lancé par le gouvernement à Varsovie. Notre engagement en faveur de la paix et la contribution que nous pouvons y apporter seront sans nulle doute réaffirmés durant cette visite.

L.L.D. : A l’occasion de sa visite de travail à Paris le 8 octobre 2007, le Président Lech Kaczynski et le Président Nicolas Sarkozy ont discuté des contours d’un accord-cadre pour renforcer la coopération bilatérale dans un vaste éventail de domaines. Comment les discussions se poursuivent-elles sur ce projet ? Comment qualifieriez-vous le nouvel élan que semblent avoir pris les relations franco-polonaises ?

S.E.M.T.O. :
Je pense avant tout que je suis privilégié de servir la Pologne, à un moment où la présidence de M. Nicolas Sarkozy montre de nouvelles orientations qui s’avèrent très favorables à la Pologne. Permettez-moi de souligner celle qui apparaît à mes yeux comme la plus importante : le Président français a répété a plusieurs reprises que l’UE est aujourd’hui une Union des Vingt-sept, autrement dit que la France doit et a tout intérêt à développer des relations avec l’ensemble des partenaires européens, au lieu de se limiter à des relations qui par le passé étaient suffisantes pour faire avancer les grands projets européens. C’est aussi le constat d’une réalité, car il faut désormais compter sur davantage de soutiens dans l’Europe actuelle.
Il découle de cette position un intérêt particulier et bienvenu pour l’Europe centrale et orientale. Nous avons toujours pensé que la présence de la France dans cette partie de l’Europe, après la chute du communisme, n’était pas à la hauteur de celle qu’elle aurait dû être. Nos vœux semblent désormais réalisés, avec la volonté exprimée du Président Sarkozy de développer des relations qu’il a qualifié de « partenariat stratégique ». Un autre facteur positif est sa volonté de renouveler l’amitié entre la France et les Etats-Unis, a contrario des discours du passé, qui nous permet de percevoir avec beaucoup plus de clarté les perspectives d’une politique européenne de la défense.
Comme vous le soulignez, la Pologne et la France sont en train d’élaborer un accord-cadre de coopération. Cette nouvelle étape de nos relations s’appuie sur une infrastructure de traités déjà conséquente, comprenant un traité d’amitié, de coopération et de solidarité signé en 1991. Il s’agit, me semble-t-il, du seul traité au monde à mettre en exergue dans son intitulé le terme de « solidarité ». Les gouvernements polonais et français peuvent d’ailleurs compter sur le soutien spontané de leur population, puisqu’il existe un sentiment très fort entre les peuples français et polonais. Ils figurent parmi les rares peuples en Europe à ne s’être jamais fait la guerre. Tous ces éléments consacrent donc un préjugé favorable au bon développement de nos relations.
Le chef de l’Etat français souhaite fonder ce partenariat stratégique sur des coopérations renforcées dans les domaines d’intérêt commun. Le Président et le Premier ministre polonais soutiennent pleinement cette approche qui devrait conduire à l’adoption d’une déclaration commune identifiant les domaines de coopération concernés, qui permettront en outre de mieux satisfaire nos intérêt nationaux au sein de l’UE. La politique énergétique devrait constituer l’un des domaines les plus importants compte tenu de la volonté commune de favoriser une politique reposant sur la solidarité et la sécurité des sources d’approvisionnement. La coopération agricole constitue un autre domaine primordial de nos relations, dans le cadre de laquelle un groupe d’experts franco-polonais conduit des travaux en vue de la préparation d’une nouvelle proposition sur la politique agricole commune (PAC) après 2013. Nous sommes particulièrement engagés dans ce processus, considérant que nos deux pays partagent l’opinion que la PAC doit servir l’UE, ses Etat membres et ses populations rurales de manière équitable et qu’elle doit aussi contribuer à la cohésion nationale et à l’aménagement du territoire. Sur ce plan, les intérêts de la Pologne et de la France convergent au plus haut niveau, comme l’a illustrée la dernière visite en France de notre ministre de l’agriculture.
Nous partageons en outre une approche et un engagement communs dans les missions européennes proposées par la France, tant en ce qui concerne la mission européenne au Tchad et en République Centrafricaine (Eufor), mais aussi en République Démocratique du Congo (Eupol), dans le cadre de laquelle nous agissons également aux côtés des Français. Tout ceci témoigne de notre aspiration à approfondire notre coopération en matière de défense européenne, tant sur le plan opérationnel que sur le plan industriel.
Enfin, il est important à mes yeux de rappeler que les relations franco-polonaises ont toujours été caractérisées par des liens étroits dans les domaines de la culture, de la science et de la recherche. Il suffit de mentionner le nom de Marie Curie qui est le symbole de notre coopération en matière de recherche. On peut aussi évoquer Frédéric Chopin, né français mais compositeur polonais, dont l’œuvre est entièrement dédiée à la culture polonaise.

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