La lettre diplomatique

Entretien – Egypte
La Lettre Diplomatique n°62 – Deuxième trimestre 2003

L’Egypte et les défis du monde méditerranéen

Carrefour des mondes arabe, africain et européen, l’Egypte s’engage dans un processus de modernisation et d’intégration à l’espace euro-méditerranéen. S.E.M. Hatem Seif El Nasr, Ambassadeur de la République d’Egypte en France, nous fait part de ses réflexions pour “une paix juste et durable” au Proche-Orient et sur le rôle de son pays en faveur du développement regional.


La Lettre Diplomatique:  Monsieur l’Ambassadeur, la crise irakienne a tourné une nouvelle page de l’histoire du Moyen-Orient et plus largement de l’ordre international. Rétrospectivement, comment analysez-vous la genèse, le déroulement, l’issue et les conséquences de ce conflit ? En tant que leader historique du mouvement des non-alignés, comment l’Egypte envisage-t-elle le rôle de l’ONU dans l’après-guerre et plus précisément son retour dans le débat international pour aborder la période de reconstruction de l’Irak  ?

S.E.M. Hatem Seif El Nasr:
Concernant l’Irak, l’Egypte a toujours maintenue la nécessité du respect du droit et de la légalité internationale. Le peuple irakien qui, depuis la première guerre du Golfe en 1991, a été soumis aux multiples embargos et à une dictature, a trop souffert pour subir une nouvelle guerre. L’Egypte et le Président Hosni Moubarak ont œuvré activement avec tous les partenaires régionaux et internationaux pour donner une chance à la diplomatie.
Aujourd’hui, la guerre a eu lieu, la bataille de l’Irak a été décisive du point de vue militaire, et le régime de Saddam Hussein est tombé. Il est évident qu’étant dans une situation nouvelle, il faut en prendre acte, et donc avancer très vite sur la voie d’un règlement qui soit à la fois réaliste et conforme à la légitimité internationale. Il y a une chance pour aider le peuple irakien à retrouver sa dignité, et sa liberté. L’Egypte espère que la vie quotidienne puisse être rétablie le plus rapidement possible en Irak, et que la situation sécuritaire se stabilise. Les forces militaires en place ne devraient pas prolonger leur présence, ni élargir leur champs d’action afin de permettre au peuple irakien de faire son choix politique et élire un gouvernement civil et représentatif. Un rôle majeur pour les Nations unies, dans les domaines politique et financier, assurera la légitimité des actions prises et ouvrira la voie à une plus grande participation des factions irakiennes et des pays voisins. Les forces militaires en place ont la double responsabilité de présérver la sécurité du peuple irakien et l’intégrité de son territoire, en accord avec les Conventions de Genève.
La période actuelle présente une phase particulière où il faut faire face à la fois à l’urgence humanitaire et aux questions de sécurité. L’Egypte espère qu’après le redémarrage rapide et efficace des différentes infrastructures et services publics du pays, paralysés par la guerre et par tant d’années de sanctions, on verra un progrès réel concernant la construction politique du pays. Gagner la paix est beaucoup plus difficile que gagner la guerre. Dans cet esprit, l’Egypte souhaite, dans une première étape, que le dispositif sécuritaire s’inscrive dans un cadre légal défini par les Nations unies. La couverture de l’ONU permettra à ce que les consultations diverses visant à l’établissement d’un processus de reconstruction politique se poursuivent dans un cadre de légitimité et de transparence.
Soucieuse de préserver le patrimoine culturel de ce grand pays, l’Egypte a condamné le pillage des musées en Irak. Le Musée archéologique de Baghdad, qui contenait la plus importante collection au monde de l’ancienne Mésopotamie, berceau des civilisations de Sumer, de Babylone et d’Assyrie, auxquelles l’humanité doit notamment l’écriture, la loi écrite et les premières villes, a été complètement pillé. La grande majorité des cent soixante-dix mille pièces du musée ont disparu. Ces pertes, particulièrement douloureuses pour le peuple irakien, sont une perte pour toute l’humanité.
Le peuple irakien mérite donc qu’on lui rende justice, qu’on lui restitue son passé et, de la sorte, aussi son avenir. L’Egypte tient à ce que le peuple irakien retrouve son héritage, son patrimoine, et ses ressources, le respect de l’intégrité de son territoire, et surtout qu’il prenne son destin en main. Nous partageons tous les mêmes objectifs et les mêmes principes : assurer l’unité de l’Irak, sa stabilité et l’intégrité territoriale, et permettre aux Irakiens de retrouver, le plus vite possible, leur pleine souveraineté.

L.L.D.: Dans ce contexte difficile, comment l’Egypte entend-elle dépasser les chocs successifs du 11 septembre 2001 et de la Seconde guerre du Golfe pour renouer avec la croissance ? Malgré les nets progrès accomplis en matière de libéralisation économique, quelles mesures les autorités du Caire comptent-elles prendre pour relancer les exportations égyptiennes, poursuivre le programme de privatisations et la levée des barrières tarifaires et surtout favoriser les investissements étrangers ? Cette politique peut-elle être menée tout en répondant aux préoccupations croissantes de la population quant à l’amélioration de la condition sociale du pays ?

S.E.M. H.S.E.N :
La guerre en Irak est venue effectivement exacerber les répercussions des évènements du 11 septembre sur l’économie égyptienne. La baisse des recettes du pétrole et du tourisme, ainsi que le tassement de la croissance mondiale et les problèmes de sécurité dans la région ont eu un effet défavorable sur la croissance de 2002/2003. Les recettes du tourisme, principale source de devises extérieures et moteur essentiel de la croissance, ont enregistré une baisse de plus de 22% entre juillet 2001 et mars 2002. En conséquence, la croissance du PIB en volume n’a atteint que 3.1% en 2002 contre 5.1% en 2000.
Cependant, L’Egypte a bien dressé durant les dernières années les pilliers de son élan économique et social. La transformation structurelle de l’Egypte, la poursuite des réformes, la nette reprise du tourisme, la fluctuation de la monnaie nationale devraient renforcer la croissance de l’économie et la relance des exportations.
L’Egypte a entrepris pendant ces dernières années toute une série de réformes et de restructurations importantes, voire drastiques, en ayant pour but un changement structurel majeur de son économie afin de réussir un vrai décollage économique.
Un des volets les plus importants de la réforme en Egypte est le changement de gouvernance, c’est-à-dire de la structure de l’interaction entre le gouvernement et les opérateurs économiques ; il s’agit de changer, voire d’éliminer, les strates de complications de la structure administrative qui pendant des siècles ont caractérisé la machine bureaucratique égyptienne. Ces réformes, aussi bien structurelles que conceptuelles, ont fait de l’Etat et des opérateurs économiques du pays, des partenaires d’un processus de développement économique.
Le programme de réformes entamé par le Gouvernement égyptien depuis juin 2001 a permis de réduire l’endettement extérieur, ainsi que le déficit budgétaire et le taux d’inflation. Il a permis une relance du rôle du secteur privé qui génère aujourd’hui plus des deux tiers du PIB, ce qui a permis une relance de la croissance. La politique du gouvernement s’est basée sur les principaux axes suivants :
-Approfondissement du programme de privatisation.
-Modernisation de l’infrastructure.
-Modernisation de l’industrie.
-Promotion des investissements, aussi bien égyptiens, qu’arabes et étrangers ainsi que l’allègement des restrictions sur les investissements.
-Promotion des exportations et flottement de la livre égyptienne.
-Promotion de la coopération économique et commerciale régionale et internationale.
Dans son souci de promouvoir ses exportations, l’Egypte a multiplié les accords régionaux et internationaux. Au niveau arabe régional, l’Egypte a été un des acteurs principaux dans la création de la Zone Arabe de libre-échange qui, par le biais d’un démantèlement tarifaire progressif, aboutira à une Zone de libre échange inter-arabe en 2005.
Au niveau régional africain, l’Egypte est aussi membre de la COMESA (Marché Commun de l’Afrique de l’Est et du Sud). Ce marché est une zone de libre-échange qui regroupe plusieurs pays de l’Est et du Sud du Continent Africain, qui constitue un marché de plus de 300 millions de consommateurs.
Au niveau international, l’Egypte a signé et ratifié un accord d’association avec l’Union européenne, son premier partenaire commercial. L’Egypte devrait conformément aux termes de cet accord étendre ses tarifs sous conditions privilégiées aux pays de l’Union européenne en quatre étapes sur une période de quinze ans. Cet accord s’inscrit dans le cadre de la construction, depuis 1995, d’un partenariat euro-méditérranéen économique, politique, et social. A terme, les échanges commerciaux devraient s’effectuer librement entre l’Egypte et l’Union européenne.
– Et finalement, la dimension sociale. Mais si les réformes et la restructuration de l’économie égyptienne ont déjà donné des résultats positifs en terme de croissance (3.1%), le gouvernement est convaincu qu’il ne suffit pas d’atteindre un taux de croissance élevé, mais qu’il est impérieux de se consacrer également à la qualité de cette croissance, afin qu’elle touche toutes les classes de la société, qu’elle converge de la périphérie au centre de l’économie. Cela s’est traduit par des progrès sociaux remarquables, notamment au niveau de la santé, de la stabilisation de la croissance démographique (1,99% en 2002), la chute remarquable du taux de mortalité enfantine et le Gouvernement poursuit ses efforts dans les domaines de la santé, des transports publics et de l’éducation.

L.L.D.: Tributaire de l’aide internationale, notamment américaine, de quelle marge de manœuvre l’Egypte dispose-t-elle pour poursuivre une politique d’équilibre entre les pays arabes d’une part et les Etats-Unis et Israël d’autre part ? Plus globalement, comment percevez-vous la politique américaine dans la région et l’idée d’un « remodelage politique du Proche-Orient » avancée par l’administration américaine ?

S.E.M.H.S.E.N :
En effet, certains membres de l’administration américaine parlent d’un remodelage politique du Moyen-Orient. Il est un fait que certains membres de l’administration du Président Bush se sont prononcés dans le sens de créer une nouvelle carte politique de la région. Ceux-ci ajoutent que l’Irak est le premier maillon et s’en suivrait un effet de dominos qui s’étendrait sur le reste de la région. L’Egypte ne voit pas les choses à travers le même prisme. Elle reste convaincue que la stabilité et la paix ne s’établiront pas en les imposant mais par l’entente, la coopération et le partenariat. Les Etats-Unis sont non seulement un partenaire politique et stratégique essentiel à l’Egypte, mais aussi un partenaire majeur dans notre quête d’un développement économique et d’une paix juste et durable au Moyen-Orient. Mais l’Egypte a sa vision des relations internationales. Elle repose sur le choix de la primauté du droit international sur le recours unilatéral à la force, le choix de la prépondérance de l’ONU sur toutes les tentations hégémoniques, le choix du respect des intégrités territoriales et des Etats souverains sur les velléités de remodelage régional par une seule puissance et constituent autant d’axes fondateurs d’une vision des relations internationales plus juste et plus équilibrée.
L’Egypte a signé un traité de paix avec Israël il y a plus de 24 ans et elle le respecte strictement. La position de l’Egypte est unique. Sous la présidence du Président Hosni Moubarak, l’Egypte n’a jamais cesser d’œuvrer pour faire de sa paix avec Israël un modèle pour les autres volets du conflit du Moyen-Orient. Son rôle se veut positif et nous travaillons à la reconnaissance des principes du droit international dans les rapports avec les Etats de notre région pour parvenir à une paix juste et durable, en collaboration non seulement avec les parties concernées, mais aussi avec les Etats-Unis, la Russie, l’Europe et les Nations unies.

L.L.D.: Acteur majeur du processus de paix au Proche-Orient aux côtés des Etats-Unis et d’Israël, comment l’Egypte envisage-t-elle la relance de pourparlers de paix dans le contexte actuel ? Quelle serait la place de l’Egypte dans un tel processus de paix dès lors que sa feuille de route paraît désormais tracée au sein du Quartet ? Le consensus pour la paix affirmé lors du Sommet arabe de Beyrouth en mars 2002 s’appuyant sur le plan de paix saoudien défendu par le Prince Héritier Abdallah peut-il encore ouvrir la voie à un compromis régional sur cette question ?

S.E.M.H.S.E.N :
L’Egypte est totalement convaincue que si l’on veut véritablement la paix, il faut immédiatement et sans condition qu’Israël se retire des territoires occupés.
Israël continue à poursuivre une politique de remise en cause des acquis des conférences de Madrid et d’Oslo. La politique égyptienne a tenté, et tente encore, de persuader le gouvernement de Monsieur Sharon que la sécurité – à laquelle Israël, comme tous les autres Etats de la région, a droit – ne sortira jamais d’une politique sécuritaire agressive. Bien au contraire, la sécurité ne sera établie que si un processus peut mener à un Etat palestinien indépendant. La sécurité résultera d’une politique de paix et de réconciliation.
Les Etats arabes se sont prononcés en faveur d’une paix au Moyen-Orient. Pendant le sommet arabe de Beyrouth, les chefs d’Etats arabes ont confirmé à l’unanimité que leur option stratégique est celle de la paix. Ayant participé à ce sommet, je peux vous affirmer que dans les coulisses de la conférence il y avait vraiment une volonté réelle en faveur de la paix. Mais pour faire la paix, il faut être deux. Malheureusement, aujourd’hui nous sommes témoins d’une remise en cause des acquis d’un processus de paix qui avait commencé il y a un quart de siècle quand le président Sadate a tracé les premiers pas vers la paix au Moyen-Orient.  Aujourd’hui nous constatons que le fossé ne fait que s’aggrandir entre peuples et dirigeants palestiniens et israéliens.
Le rôle de l’Egypte se veut positif. Il est orienté vers la paix et le développement. Nous travaillons à la reconnaissance des principes du droit international dans les rapports entre les Etats de notre région, pour parvenir à une paix juste et durable, en collaboration avec les Etats-Unis, la France et l’Europe, la Russie, les Nations unies et les forces de paix en Israël et dans la région. Nous travaillons avec acharnement pour mettre fin à l’occupation militaire, et pour consacrer l’Etat palestininen indépendant et souverain au côté d’Israël. Il est essentiel, voire impératif, que nous parvenions à la paix, afin de pouvoir concentrer nos efforts sur le développement économique et social ainsi que sur la prospérité et le bien-être, non seulement en Egypte, mais à l’échelle du Moyen-Orient et du bassin méditerranéen. A ce niveau là, Paris et le Caire sont sur la même longueur d’onde. Un nouveau système de sécurité régionale devra être mis en place, en étant fondé sur des mesures de confiance et de non-aggression. N’oublions pas qu’Israël est le seul pays de la région qui possède des armes nucléaires, et rappelons que le Président Moubarak avait lancé en 1990 son initiative pour débarrasser toute la région d’armes de destruction massive. Il serait grand temps de la mettre en application.

L.L.D.: Malgré les difficultés rencontrées pour la formation d’un gouvernement palestinien, quelles vous semblent être les priorités auxquelles devra se consacrer Monsieur Mahmoud Abbas, premier responsable palestinien a accéder à la fonction nouvellement créée de Premier ministre de l’Autorité palestinienne ? Cet événement plutôt favorablement accueilli de par le monde procède t-il selon vous d’un changement plus profond au sein des instances palestiniennes qui préfigure l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants destinée à succéder au Président Arafat lui-même ?

S.E.M. H.S.E.N :
Le conflit arabo-israélien est la source de l’instabilité dans la région depuis plusieurs décennies. Les trois dernières années ont été particulièrement tragiques, les territoires sous contrôle de l’autorité palestinienne ont été réoccupés, l’armée israélienne a augmenté sa répression contre la population palestinienne, ce qui a, sans doute, alimenté les rangs de ceux qui prônent la violence comme la seule voie vers l’indépendance.
L’Egypte a réagi pour briser ce cycle infernal, et a œuvré dans le même sens que la voie qu’elle avait ouverte depuis 1977, celle d’une paix totale contre la fin de l’occupation, ce qui a été réaffirmé par l’initiative du Sommet Arabe de Beyrouth.
L’Egypte n’a cessé de soutenir les efforts de la communauté internationale pour rétablir les conditions nécessaires au redémarrage du processus de paix. Des efforts ont été déployés par l’Egypte pour soutenir les réformes au sein des institutions palestiniennes et, notamment, lors de l’accord sur la nomination de Monsieur Mahmoud Abbas comme Premier ministre, et la formation du nouveau gouvernement palestinien. Parallèlement, l’Egypte a œuvré pour qu’une entente entre les différentes factions palestiniennes permette de mettre fin à la violence.
L’Autorité palestinienne s’est dotée d’un Premier ministre et d’une nouvelle loi fondamentale. Cette loi consacre le conseil des ministres comme le “principal outil de l’éxécutif”. Ceci dit, il serait totalement faux d’affirmer que le nouveau gouvernement est une tentative de remplacer, ou de marginaliser, le Président Arafat. Le Président de l’Autorité palestinienne est, et demeure, le président élu des Palestiniens. Le Président Arafat est non seulement le symbole de la lutte palestinienne vers son indépendance, mais il est aussi l’interlocuteur incontournable et indispensable des Palestiniens.
La formation du gouvernement palestinien et les réformes entreprises par l’Autorité dans les domaines financiers, administratifs et sécuritaires sont une preuve supplémentaire de la détermination du peuple palestinien et de son leadership de s’engager pour la paix conformément à la feuille de route.
Aujourd’hui, l’urgence est la mise en œuvre de la feuille de route qui englobe les volets politiques, sécuritaires, humanitaires du processus de paix, et qui a comme objectif, la création d’un Etat palestinien indépendant tout en réglant tous les autres problèmes, notamment celui des refugiés. Malgré le fait que cette feuille de route prévoit une simultanéité des obligations des deux parties et un mécanisme indépendant de vérification et d’évaluation international, Israël ne s’est pas encore acquitté de ses obligations : en d’autres mots, il n’a pas encore accepté la feuille de route et mis fin aux opérations militaires dans les territoires occupés.
Aujourd’hui, plus que jamais, les Etats-Unis, l’Europe et le reste de la communauté internationale, doivent assumer leurs responsabilités et exercer des pressions sur les deux parties et avoir comme objectif une coopération efficace et de bonne foi pour l’application de la feuille de route. Dans l’absence de ces pressions et d’une coopération israélienne active, nous risquons la perte totale de la confiance du peuple palestinien.

L.L.D.: A l’aune des divergences qu’a fait apparaître le Sommet arabe tenu en février 2003 à Charm El-Cheik, quelles sont les perspectives pour l’élaboration d’un projet de coopération politique et économique commun du monde arabe qui dépasse le cadre de l’accord de libre-échange de la Ligue Arabe (GAFTA) ? Comment votre pays entend-il à l’avenir accentuer le développement de ses relations commerciales avec les autres pays arabes ? A l’image des Frères musulmans en Egypte, de quelles solutions le monde arabe dispose-t-il pour affirmer son identité musulmane tout en éradiquant le fanatisme islamiste qui prend en otage la scène politique des pays concernés ?

S.E.M.H.S.E.N :
Dans un souci de promouvoir la coopération économique inter-arabe, l’Egypte a été l’un des pays initiateurs dans la création de la Zone Arabe de libre-échange. Aussi, l’Egypte a-t-elle voulu ainsi se joindre à l’initiative du processus d’Agadir avec la Jordanie, la Tunisie et le Maroc pour une libéralisation accélérée, par rapport à la zone arabe, qui est ouverte à la participation de tous les pays arabes désireux de se joindre à cette initiative. L’initiative d’Agadir représente une avancée majeure dans l’intégration économique régionale parce qu’elle regroupe, pour la première fois, deux pays du Machrek et deux pays du Maghreb, tous signataires d’accord d’association avec l’Union européenne.
A l’instar des regroupements économiques régionaux, et tout spécialement de l’Union européenne, les Etats Arabes ont pris conscience de l’importance de renforcer leurs rapports commerciaux et leur coopération économique. Peu de régions peuvent se vanter de la cohésion dont jouissent les pays Arabes entre eux, tant aux niveaux culturels, linguistiques, que politiques et religieux. Ils ont aussi pris conscience de l’importance de réformer les structures régionales, notamment la Ligue Arabe, symbole vivant de la nation arabe. Un sommet devait se tenir en Egypte pour discuter des réformes des institutions économiques arabes, mais malheureusement les événements du 11 septembre ont empêcher la tenue de cette conférence. Ceci dit, celle-ci devrait se tenir incessamment sous peu.
L’Egypte a beaucoup souffert des menaces terroristes, tant aux niveaux économiques et financiers, que politiques et sociaux. Le gouvernement a entrepris depuis des années des mesures afin d’éviter une relance du terrorisme. Mais il faudrait s’inquiéter tout autant pour la région entière du Moyen-Orient. Tant qu’il n’y aura pas de solution à la crise du Moyen-Orient, tant qu’il y aura de la violence armée, des emprisonnements et des implantations, il y aura toujours des Palestiniens déséspérés, parce qu’ils ne voient pas d’autre solution qu’un recours à la violence. Le Ministre des Affaires étrangères égyptien, Ahmed Maher El Sayed, l’a souvent répété: “On ne peut pas conditionner la reprise des négociations israélo-palestiniennes à un retour total au calme. C’est accorder un droit de veto aux éléments les plus extrémistes des deux camps. Cette situation est en elle-même, explosive”. Deuxièmement, après les événements du 11 septembre, l’Islam semble être dans la ligne de mire de l’Occident et des Etats-Unis. Les Arabes et les Musulmans se sentent assiégés.

L.L.D.: Impliquée dans le processus de paix au Soudan, comment l’Egypte peut-elle favoriser le règlement de cette guerre civile ? Plus largement, de par son ancrage africain à travers son engagement dans l’Union africaine et la COMESA, quel est le projet de l’Egypte pour contribuer au développement d’une Afrique unie et libérée des problèmes transfrontaliers et ethnico-religieux qui la ravagent régulièrement ?

S.E.M.H.S.E.N :
Les relations égypto-soudanaises ont une ampleur historique et sont d’une importance politique et économique vitale aux deux pays. Après une courte mésentente, la normalisation des relations entre le Soudan et le monde arabe et surtout avec l’Egypte a été reprise dès 2000, notamment à cause de l’ouverture de la politique soudanaise, entamée par le Président Omar Béshir, le retour au Soudan des différents acteurs politiques jusque-là exilés ainsi que la levée des sanctions économiques onusiennes.
Cette ouverture a été couronnée par la visite du Président Béshir en Egypte le 15 mai 2002, et ensuite le 8 avril 2003, et celle du Président Hosni Moubarak à Khartoum le 30 avril 2003. Ces rencontres au sommet ont permis d’évoquer les points saillants et sensibles dans les relations bilatérales, et les manières de les renforcer, ainsi que le processus de paix en cours au Soudan.
A cet égard, l’Egypte tient fortement à l’intégrité et à l’unité territoriale du Soudan, et espère que les négociations de Machakos entre le gouvernement soudanais et les rebelles sudistes du mouvement populaire de libération du Soudan (MPLS), aboutissent à une fin du conflit qui a tant entravé le développement de ce grand pays.
Les deux présidents ont aussi discuté des moyens de réactiver et de renforcer les institutions d’intégration économique et politique entre l’Egypte et le Soudan. A cette fin, un comité formé au sein de l’Assemblée consultative égyptienne et son homologue soudanaise vont coopérer en vue de la mise en œuvre du projet de Parlement de la vallée du Nil.
Les liens entre l’Egypte et l’Afrique sont certes des liens géostratégiques, politiques, culturels et historiques. L’Egypte a entrepris plusieurs efforts ces dernières années, notamment en coopération avec ses partenaires africains, pour faire de l’unité africaine une réalité. En effet, ces efforts ont abouti à l’Union africaine.
Fidèle à ses convictions, l’Egypte a soutenu, depuis les années 50, le continent africain dans sa guerre de libération contre l’occupation étrangère. De même, elle a contribué à travers sa diplomatie à la résolution des conflits sanglants qui ravagent certains pays africains en favorisant la logique de la paix, afin de réaliser le rêve africain d’un continent libre, développé et prospère. Car, paix et stabilité sont les conditions sine qua non pour assurer un développement durable.
Dans cet esprit, et convaincue que le renforcement de la coopération sous-régionale favorise le développement à l’échelle continentale, l’Egypte s’est jointe à la COMESA, l’organisation sous-régionale qui regroupe à la fois les pays d’Afrique de l’Est et du Sud. De même, consciente des racines économiques des conflits ethnico-religieux et des problèmes frontaliers qui ravagent régulièrement le continent, l’Egypte a été un des pays fondateurs du NEPAD (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique). Le Nepad témoigne de la volonté de l’Afrique à prendre la responsabilité de son destin et de son développement en partenariat avec les pays industrialisés. L’Egypte est déterminée à soutenir les efforts de l’Afrique pour prendre en main son développement.
L'idée des architectes africains du Nepad est d'élaborer, par les Africains eux-mêmes, des projets régionaux, voire inter-continentaux, susceptibles de combattre la pauvreté et la famine qui affligent ce continent et ralentissent son développement, de favoriser son décollage économique dans le cadre de la mondialisation, de mobiliser ses propres ressources et d'attirer les investissements privés étrangers, tout en respectant les besoins et les priorités de chacun, avec des normes de contrôle définies comme le contrôle par les pairs.
Mais le pari reste toutefois audacieux, malgré les déclarations publiques des pays industrialisés du G8 en faveur du nouveau plan, en raison des vicissitudes que traverse l'Afrique ; dans plusieurs zones régionales, ce mouvement est freiné par les conflits qui continuent à ravager le continent. Ceci nécessite, dans l’esprit du Nepad fondé sur le principe de la responsabilité mutuelle, des efforts supplémentaires et une volonté réelle de la part des deux partenaires pour surmonter ce défi.
L’Egypte et ses partenaires africains attachent une grande importance à la présidence française du G8. Elle devrait donner une nouvelle impulsion à cette initiative, principal cheval de bataille du développement africain, en apportant des réponses concrètes en faveur de cette initiative,  pour la mise en œuvre pratique du Plan d’action pour l’Afrique adopté lors du sommet du G8 de Kananaskis. Le Sommet du G8 du mois de juin 2003 à Evian aura été une excellente occasion pour tonifier le partenariat du NEPAD en lui donnant une nouvelle impulsion forte et tangible.

L.L.D. : Fort des relations étroites que votre pays entretient avec l’Union européenne, quelle place l’Egypte entend-elle prendre dans l’élaboration d’un espace de coopération euro-méditerranéenne auquel la France est profondément attaché ? Quelles sont vos attentes à l’égard du partenariat euro-méditerranéen ? Comment envisagez-vous l’impact de l’élargissement européen sur les échanges économiques avec la rive sud de la Méditerranée ? Dans quelle mesure celui-ci peut-il, selon vous, susciter un engouement comparable dans l’espace régional qui est le votre ?

S.E.M.H.S.E.N :
L’Egypte et la France représentent deux pôles principaux dans le bassin méditerranéen. Les deux pays ont œuvré pour la paix et la stabilité dans la région méditerranéenne en lançant l’initiative du Forum Méditerranéen en 1994, rassemblant dix pays des rives de la Méditerrannée pour examiner et élaborer des projets de paix et de stabilité dans la région. Cette coopération a continué dans le cadre du processus de Barcelone depuis 1995 sur les divers volets politique, économique et culturel du processus.
Le rôle de l’Egypte se veut très positif et actif au sein du processus de Barcelone, étant donné qu’elle représente un des plus grands marchés de la région avec une population de 65 millions d’habitants. L’accord de partenariat égypto-européen, signé en 2001, devrait en outre faciliter la coopération politique, économique et commerciale avec l’Europe.
L’élargissement de l’Union européenne pose plusieurs défis qui devraient être profondément examinés dans la période à venir ; les 12+15 du processus de Barcelone deviendront 12+25 après l’adhésion de Chypre, Malte, la Turquie et les pays de l’Europe de l’Est. En fait, cette nouvelle donne géopolitique pose des questions sur l’intérêt politique accordé par cette nouvelle Europe aux pays méditerranéens dans cette équation. En plus, l’adhésion de 10 nouveaux pays à l’Union européenne prévue pour 2004, pourrait mettre en concurrence l’importante production agricole de ces derniers avec les exportations agricoles des pays tiers méditerrannéens vers l’Europe. De là, la nécessité de mener des études approfondies sur l’impact de l’élargissement sur les échanges commerciaux euro-méditérrannéens, tout en trouvant les solutions adéquates aux problèmes risquant de surgir après l’élargissement de l’Europe.
D’autre part, les pays de la rive sud de la Méditerrannée saluent les efforts menés, tout au long des deux dernières années, par la Commission européenne en vue d’améliorer le programme MEDA qui avait rencontré plusieurs obstacles bureaucratiques propres à la Commission, sur le plan du financement de plusieurs programmes aux pays du sud, dont la modernisation de leur industrie. Ceci a amené la Commission à publier un papier stratégique pour tenter de résoudre les problèmes qui diminuaient l’efficacité du programme MEDA 1.
Enfin, il serait très important que les pays membres de l’Union européenne œuvrent à faciliter la libre circulation des personnes dans l’espace euro-méditerranéen en facilitant l’octroi des visas aux citoyens des pays du sud pour rendre le principe de libre-échange plus efficace dans cet espace géo-économique considérable, ce qui faciliterait la circulation des hommes d’affaires et augmenterait le niveau des échanges commerciaux entre les deux rives de la Méditerranée.

L.L.D. : A l’instar des déclarations faites à l’occasion des dernières rencontres officielles entre la France et l’Egypte, pouvez-vous commenter ce qui caractérise la communauté de vue entre les deux pays sur bon nombre de grands problèmes internationaux y compris la situation au Proche et Moyen-Orient ? Encore assez faibles au regard de l’importance des liens historiques qui unissent la France et l’Egypte, comment envisagez-vous l’accroissement des échanges bilatéraux dans le domaine commercial ? L’inauguration de l’Université française d’Egypte le 22 octobre 2002 manifeste-t-elle la volonté des autorités égyptiennes d’accorder une plus grande place à la francophonie dans la formation de ses élites ? A quels autres domaines les relations franco-égyptiennes pourraient-elles être élargies ?

S.E.M.H.S.E.N :
  Je voudrais commencer par dire en un mot que les relations franco-égyptiennes n’ont jamais été aussi bonnes, parce qu’elles sont basées sur des intérêts communs, des affinités réelles, des données historiques et géographiques, mais également sur des liens tissés à travers les siècles entre Français et Egyptiens  La France et l’Egypte sont des partenaires obligés partageant des affinités politiques, des intérêts économiques et stratégiques. Ils sont guidés par des principes et des idéaux analogues. Ils constituent deux pôles essentiels du bassin méditerranéen œuvrant à faire de cette mer commune une aire de paix, de coopération et de prospérité. La France n’est pas seulement un partenaire politique et stratégique essentiel à l’Egypte, mais un partenaire majeur dans notre quête d’un développement économique et culturel.
Je suis heureux de pouvoir affirmer que les relations entre la France et l’Egypte sont excellentes. Cet état tient à la très forte relation d’amitié et de confiance entre les deux pays, et au fait que la France et l’Egypte ont un certain nombre d’affinités politiques, d’objectifs communs pour la paix dans la région du Moyen-Orient. Au niveau officiel et institutionnel, l’échange de visites est constant. Le Président Hosni Moubarak est toujours accueilli avec beaucoup d’amitié et de chaleur en France. Il a eu l’occasion aussi d’accueillir en Egypte, à plusieurs reprises, le Président Jacques Chirac, et dernièrement à Alexandrie en octobre dernier, lors de l’inauguration de la Bibliothèca Alexandrina.
Les échanges commerciaux entre l’Egypte et la France sont loin d’être à la hauteur des liens historiques, politiques et culturels, qui lient les deux pays car le volume de ces échanges dépasse à peine 1,3 milliard d’Euros dont 1 milliard d’euros d’exportation Française et moins de 0,3 milliard d’euros d’importation en 2002.
Le ralentissement de la conjoncture économique mondiale et les événements du 11 septembre ont évidement eu un effet négatif sur les échanges entre les deux pays. Mais l’avenir me semble prometteur pour une croissance importante du volume de nos échanges. Du côté des exportations égyptiennes vers la France, la dévaluation de la livre égyptienne apportera plus de fluidité et d’avantages à la compétitivité des produits égyptiens sur le marché international et notamment sur le marché français.
A cela s’ajoute une politique volontariste menée par le Gouvernement égyptien depuis juin 2001 pour promouvoir le secteur des exportation en lançant un vaste programme de développement dans ce domaine qui inclut : des abattements fiscaux à l’exportation dans des secteurs cibles, la mise en place d’un fonds de financement des projets d’aide à l’exportation, la promulgation d’une nouvelle loi sur la promotion des exportations et sur le développement de Zones Economiques Spéciales, une campagne de lancement de logos pour des produits clés à l’exportation comme le coton, et finalement la restructuration du ministère du Commerce extérieur.
Du côté des exportations françaises, on note également des investissements importants dans plusieurs secteurs-clés qui seront nécessairement porteurs pour les échanges bilatéraux comme le contrat de Gaz de France qui contribuera à la promotion de l’Egypte au rang des grands fournisseurs de gaz pour la France à l’ordre de 10% de son portefeuille d’approvisionnement et des investissements d’environ 2 milliards d’euros dans l’exportation et la construction d’une usine de liquéfaction.
A cela s’ajoute le fait que les exportations françaises vers l’Egypte dépendent, en grande partie, de grands projets dans des secteurs que l’Egypte continue a développer comme les infrastructures et les télécommunications.
Dans tous les cas, cet optimisme est aussi ancré sur deux courants fondamentaux:
-D’une part, la volonté égyptienne de s’ouvrir davantage vers ses partenaires de l’Union européenne et de profiter pleinement des opportunités que représentent l’accord de partenariat.
-D’autre part, l’intérêt manifesté récemment par les investisseurs français pour tirer profit de tous les avantages que l’Egypte représente comme plate-forme vers le Monde Arabe et l’Afrique.
L’inauguration de l’Université d’Alexandrie, carrefour des échanges intellectuels et source de rapprochement, témoigne du rapprochement des deux peuples. L’Université française d’Egypte accueille cette année ses premiers étudiants. Cette institution privée devrait offrir un débouché naturel aux élèves des écoles françaises (plus de deux millions d’élèves égyptiens de l’enseignement public font du français leur première ou leur seconde langue étrangère) qui étaient tentés jusqu’ici d’intégrer l’Université américaine du Caire. Ce nouvel établissement formera des cadres trilingues (arabes, français, et anglais) qui répondront aux besoins de la société égyptienne. La réussite de cette institution marquera une date dans l’histoire de la francophonie. 

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