La lettre diplomatique

Entretien – Grande-Bretagne
La Lettre Diplomatique n°64 – Quatrième trimestre 2003

L’Entente cordiale : symbole d’une relation forte et durable

Par-delà leurs divergences, les relations entre la Grande-Bretagne et la France demeurent solides et chaleureuses à l’image de leur action conjointe en Afrique et de la prospérité de leurs échanges économiques. A l’occasion des célébrations du centenaire de l’Entente cordiale, S.E. Sir John Holmes, Ambassadeur de Grande-Bretagne en France, replace la coopération franco-britannique dans le contexte des nouveaux défis que pose la situation internationale.


La Lettre Diplomatique : Monsieur l'Ambassadeur, unies depuis si longtemps par l'histoire, la culture, l'économie et tant de liens humains, la Grande-Bretagne et la France n'ont pas toujours jeté le même regard sur la scène internationale, comme tout récemment sur l’Irak ou la défense. Qu'en est-il au lendemain du 26ème sommet franco-britannique de Londres qui a eu lieu le 24 novembre 2003 ? Dans quel état d'esprit le gouvernement de Sa Majesté aborde-t-il ses relations avec la France ?

S.E. Sir John Holmes : Il est vrai que la Grande-Bretagne et la France ne sont pas toujours d’accord sur les questions de politique étrangère. Nous avons eu de vraies divergences au sujet de l’Irak. Mais pouvoir exprimer et gérer ses divergences est essentiel dans une relation forte. Nous n’avons pas laissé le problème de l’Irak en entacher les autres aspects. Ce qui compte, comme l’ont rappelé le Président Chirac et le Premier ministre Blair lors du sommet du Touquet, en février 2003, c’est que « ce qui nous unit est plus important que ce qui nous divise ».
Vingt ministres français et britanniques se sont réunis à Londres, le 24 novembre 2003 – ce qui est sans précédent. A l’actif de ce sommet : le renforcement de la coopération en Afrique et dans le domaine de la défense ; la mise en œuvre des accords signés au Touquet en matière d’immigration clandestine et d’éducation ; et de nouvelles initiatives en matière de lutte contre le cancer et de protection de l’environnement.
Côté défense, et depuis le sommet de Saint-Malo en 1998, la Grande-Bretagne et la France ont été au premier plan de la définition de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). La déclaration distincte faite lors du sommet de Londres sur son renforcement souligne les progrès considérables qui ont été réalisés, notamment le succès des deux opérations militaires et de l'opération civile menées à ce titre, et notre volonté d'aller plus loin encore. Je suis donc optimiste quant à l’avenir de notre relation et de notre coopération, et les problèmes entre les vieux rivaux et voisins que nous sommes sont là pour mettre du piment dans la vie des ambassadeurs.

L.L.D. : Alors que votre pays et la France célèbrent en 2004 le 100ème anniversaire de l’Entente cordiale, pouvez-vous nous dire ce qu’il reste de l’esprit de ce traité ? Comment voit-on et prépare-t-on, à Londres et dans tout le pays, cet événement majeur des relations franco-britanniques ? Pourriez-vous décrire quelques-unes des manifestations les plus marquantes qui se dérouleront tant en Grande-Bretagne qu’en France ?

S.E.S.J.H. : Les célébrations officielles commenceront par une visite d’Etat de S.M. la Reine, du 5 au 7 avril 2004, et culmineront avec la visite de retour du Président Chirac cet automne. Il y aura également toutes sortes d’échanges diplomatiques et militaires. Mais nous voulons aller au-delà. Avec l’aide d’entreprises partenaires, nous prévoyons aussi un programme d’événements ouverts au public : concerts, manifestations sportives, expositions artistiques, etc. Ces fêtes ne resteront pas sans lendemain puisqu’elles donneront lieu à des collectes de fonds au profit de la lutte contre le cancer – une priorité dans nos deux pays. Nous invitons chacun à organiser ses propres manifestations avec ses amis et partenaires d’outre-Manche. Ceux qui souhaitent en savoir plus trouveront toutes les précisions nécessaires sur le site www.entente-cordiale.org. Nous voulons mettre l’accent sur ce qui est positif – ce qui n’est pas difficile – et faire taire les mythes et les stéréotypes qui ont souvent empoisonné nos relations.

L.L.D. : Deuxième client après l'Allemagne et 4ème fournisseur de la France, la Grande-Bretagne est également un partenaire commercial de poids de la France. Dans quels secteurs, ces échanges peuvent-ils encore être accrus ? Après l'arrivée d'EDF sur le marché britannique de l'énergie ou la coopération France Télécom-Orange, quels autres investissements trans-Manche peuvent-ils renforcer la coopération économique et commerciale franco-britannique ?

S.E.S.J.H. : La France et la Grande-Bretagne sont effectivement de grands partenaires commerciaux. Nos échanges visibles ont été de l’ordre de 30 milliards d’euros au premier semestre 2003, grosso modo en équilibre. On sait que pendant cette période, les principales exportations françaises vers la Grande-Bretagne en termes de valeur ont été des voitures ;  on sait moins que la France en a importé pour près de 600 millions d’euros (Peugeot 206 notamment). Certains secteurs, comme la biotechnologie, sont particulièrement porteurs pour nos exportateurs et pour les joint-ventures franco-britanniques. D’autres, plus traditionnels, comme l’alimentation et les boissons, trouvent toujours de nouveaux débouchés. La cuisine ethnique et les plats cuisinés fabriqués en Grande-Bretagne ont beaucoup de succès dans les supermarchés français. De notre côté, nous restons très amateurs de vins français. L’ouverture du marché de l’énergie va créer de nouvelles perspectives de coopération, que ce soit par des fusions, des acquisitions ou des investissements, tous à fort potentiel de développement. Le marché reste ouvert dans le secteur des télécommunications.

L.L.D. : Avec un taux de chômage de 5,1%, les observateurs s'accordent pour considérer la situation de l’emploi dans votre pays comme relativement satisfaisante. Alors que les secteurs budgétaires en croissance sont ceux de la fonction publique, de la santé et de l'éducation, craignez-vous le risque d’un dérapage budgétaire ? Face à la disparition mensuelle d’environ 10 000 postes de travail dans le secteur manufacturier, comment le gouvernement britannique envisage-t-il de lutter contre le phénomène de désindustrialisation ? Pourriez-vous dresser les grandes lignes du plan « Réhabiliter le travail », ainsi qu’un aperçu des résultats auxquels il a permis d’aboutir ?

S.E.S.J.H. : En effet, le chômage est à son plus bas niveau depuis 1975 et depuis 1997, le nombre d'emplois a augmenté de 1,5 million. De tous les pays du G7, la Grande-Bretagne a le taux d'emploi le plus élevé (74,6%) et le taux de chômage le plus bas (5%).
Pourquoi ? Parce qu'elle a mis en place un cadre de stabilité et de croissance, avec des mesures destinées à lever les barrières qui empêchent certains de trouver du travail.
Il est exact que l'année dernière, c'est l'administration publique qui a enregistré la plus forte hausse. C'est une conséquence de l'investissement accru consenti par le gouvernement en faveur de l'éducation et de la santé dans le cadre de la modernisation des services publics. Mais toutes les dépenses publiques respectent les règles de prudence budgétaire officielles. En moyenne, le budget courant est excédentaire depuis 1999-2000, et l'endettement net du secteur public sera faible ces cinq prochaines années et stabilisé à 34% du PIB.
Comme dans d'autres pays d'Europe, l'emploi manufacturier régresse – de 3,3% l'année dernière. Mais d'autres secteurs se développent, notamment la finance et les services aux entreprises. Nous espérons que le dynamisme de l'économie et la flexibilité du marché du travail permettront aux employeurs de rester compétitifs, et de créer ou de préserver des emplois dans tous les secteurs.
Le gouvernement veut parvenir au plein emploi pour que tous ceux qui sont en mesure de travailler puissent le faire là où ils habitent. Les faire travailler – ou retravailler – est la première de ses priorités.
La politique de réhabilitation du travail est fondée sur le principe que toute prestation sociale doit être conditionnée par la recherche d'un emploi. L'organisme chargé des prestations et celui qui est chargé de l'emploi ont fusionné il y a quelques années pour renforcer ce lien entre droits et devoirs. Le gouvernement met en place un nouveau réseau de  « job centres plus », guichets uniques  mieux adaptés aux demandeurs d'emploi en termes de prestations et d'offres.
Les programmes « New Deal » continuent à donner à des groupes ciblés de demandeurs d'emploi des conseils et un suivi sur mesure. Nous avons aussi pris des dispositions pour que ceux qui travaillent aient une meilleure situation que ceux qui bénéficient d'allocations de chômage. Je pense aux crédits d'impôt destinés aux familles et aux bas salaires ; je pense aussi au salaire minimum. Nous aboutissons à un marché du travail flexible en abaissant les charges qui pèsent sur nos entreprises et en diversifiant notre dispositif d'aides à l'emploi.

L.L.D. : Conclu le 10 avril 1998, l’accord dit du « Vendredi Saint » a vu sa mise en œuvre à nouveau retardée par les dissensions qui opposent toujours les principaux protagonistes.  Quel est aujourd’hui l’état du processus de paix ?

S.E.S.J.H. : Cet accord reste le seul cadre politique susceptible d'être soutenu par les deux communautés d'Irlande du Nord. Les conditions de vie sont incomparablement meilleures depuis qu'il est appliqué. Aux dernières élections, la majorité a voté pour les partis qui lui sont favorables, même si les unionistes démocrates du pasteur Paisley – très réservés sur certains de ses aspects – ont obtenu de bons résultats. Le gouvernement veut continuer à l'appliquer autant que possible, en collaboration avec le gouvernement irlandais, pour qu'il n'y ait pas de retour à la violence et au conflit. J'ai confiance, même s'il faut en passer par le calme plat politique dans l'immédiat.

L.L.D. : Avec l’ouverture des débats de la Conférence intergouvernementale (CIG) le 4 octobre 2003, le gouvernement de Sa Majesté a eu l'occasion de préciser ses positions sur l’avenir des institutions européennes. Comment le gouvernement britannique aborde-t-il les questions soulevées par la CIG, concernant notamment les grands volets du projet constitutionnel (durée du mandat de la Commission, nombre de commissaires en cas d'élargissement) ? Londres envisage-t-il d’insister pour disposer de deux commissaires ? Dans quel délai espère-t-il voir les travaux de la CIG aboutir ? Quels sont vos positions concernant les droits de vote et quel rôle le futur ministre européen des Affaires étrangères devrait-il jouer selon vous ?

S.E.S.J.H. : Le gouvernement a publié un Livre blanc sur ces questions le 9 septembre 2003, avant l'ouverture officielle de la CIG. Nous avons toujours dit que nous soutenions en principe le cadre institutionnel proposé par la Convention. Par exemple, nous sommes très favorables à l'idée d’un président élu du Conseil européen, d’un système présidentiel rationalisé, et d’un ministre des Affaires étrangères européen à double casquette.
Malheureusement, la CIG n'a pas pu parvenir à un accord sur tous les points en suspens. Nous regrettons beaucoup ces difficultés. Manifestement, nous allons devoir nous remettre au travail bientôt. Il faut que ces problèmes soient résolus pour que nous fassions fonctionner l'Europe à 25 comme il faut.

L.L.D. : Fort de la volonté du gouvernement du Premier ministre Tony Blair de se rapprocher de l’Europe, comment votre pays entend-il approfondir son apport en matière de coopération européenne ? Pourriez-vous également préciser la position de votre gouvernement sur les coopérations structurées ou les « groupes pionniers », dans le domaine de la défense, comme d'ailleurs dans les autres domaines de l'activité communautaire ? A la lumière des récentes déclarations du Ministre britannique des Affaires européennes, Denis MacShane, à un quotidien du soir, considérant davantage l'Europe comme un rassemblement de nations qu’une ébauche d’« Etats-Unis d'Europe », comment le gouvernement britannique perçoit-il concrètement la construction européenne ?

S.E.S.J.H. : Il a manifesté son engagement notamment en s'impliquant ardemment dans le processus de la Convention, puis de la CIG. Le Premier ministre en a vite compris l'importance et n'a pas ménagé son temps pour s'assurer que l'ensemble du gouvernement y participât. Comme il l'a dit dans une allocution prononcée à Varsovie il y a trois ans, il voit l'Europe comme une « superpuissance, pas comme un super-Etat ». C'est dans cette optique que nous avons collaboré avec la CIG.
L'Union est aussi une façon d'atteindre des objectifs qui ne seraient pas à notre portée si nous étions seuls, par exemple dans les domaines de la lutte contre la drogue et le crime, la protection de l'environnement, ou notre juste place sur la scène internationale. Mettre nos forces en commun optimise notre action en faveur du monde en développement, par exemple dans le cadre de l'OMC ou par le biais des programmes d'aide.
De plus en plus, notre propre prospérité dépend de la façon dont nos économies sont liées entre elles, et peuvent résister aux défis de la mondialisation et de la concurrence internationale. Pour soutenir ces efforts, nous avons tout fait pour que l'Union respecte la « stratégie de Lisbonne », pour qu'elle soit, dès 2010, l'économie de la connaissance la plus dynamique. Dans le domaine des services, de la libéralisation de l'industrie, de l'innovation, de l'entreprise, de l'éducation et de l'emploi, il faut progresser pour que tous les Européens aient une chance d'atteindre cet objectif, surtout dans le climat économique actuel. Il faut aussi mieux tenir compte des exigences du développement durable en investissant dans des technologies respectueuses de l'environnement.
La question de la coopération structurée revient à chaque CIG. En fait, elle est devenue possible dans certains domaines depuis 1998, mais cela ne s'est pas fait. Le projet de Constitution en étend la portée. Nous n'y voyons pas d'inconvénient tant que les critères de participation restent ouverts. Nos réserves du passé tenaient au fait que cette coopération risquait d'en exclure certains, que la liste des heureux élus serait fixée dès le départ et que ceux qui souhaiteraient s'y joindre plus tard en seraient empêchés.
La défense a été un sujet particulièrement sensible. Mais après d’intenses discussions avec nos collègues français et allemands notamment, nous pensons que les nouvelles conditions de la coopération en matière de défense sont une base de départ raisonnable.

L.L.D. : Avec une opinion publique majoritairement hostile à l’euro, le refus d’adopter la monnaie européenne en Grande-Bretagne s’est confirmé en juin 2003 par les résultats des cinq tests pour une entrée dans l'UEM. Comment analysez-vous ce nouveau rejet d’une des institutions centrales de l’Union européenne ? Ce dossier pourra-t-il être rouvert courant 2004 ou seulement après les prochaines élections de 2006 ? Plus globalement, quelle est, selon vous, la force du courant eurosceptique dans votre pays ? Les représentants britanniques insistent-ils toujours pour un recours à un référendum pour adopter le nouveau Traité ?

S.E.S.J.H. : C'est bien en juin 2003 que le gouvernement a rendu publique l’évaluation des cinq critères devant déterminer l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Union monétaire européenne. Le document souligne les avantages du passage à la monnaie unique, précise qu’il ne manque plus que le critère de la convergence durable et de la flexibilité, et présente les étapes qui restent à franchir pour y parvenir.
Le gouvernement a donc entrepris un vaste programme de réformes : nouvel objectif en matière d’inflation, réforme de la politique du logement et d’urbanisme, promotion de la flexibilité économique et consultation sur un nouveau régime fiscal. On peut faire des progrès sensibles en un an. Le chancelier de l’Échiquier, Gordon Brown, s’est engagé à en rendre compte dans son budget, au printemps 2004. L’avancement des réformes déterminera alors s’il y a lieu que le Treasury procède à une nouvelle évaluation. Le cas échéant, la question pourrait faire l'objet d'un référendum.
L’opinion est encore frileuse sur certains aspects de l’intégration européenne, mais le gouvernement est convaincu que si l’Europe élargie s’engage elle aussi dans la réforme économique et dans la modernisation de ses politiques monétaire et fiscale, la stabilité, la croissance et l’emploi britanniques en bénéficieront. Il est possible et souhaitable de faire naître dans ce pays un consensus pro-européen moderne, durable et profondément enraciné, sur le rôle de la Grande-Bretagne en Europe et sur celui de l’Europe dans le monde.
En ce qui concerne l’issue de la CIG, le gouvernement a clairement fait savoir qu’il n’envisageait pas de référendum sur des questions ne revêtant pas une importance constitutionnelle majeure.

L.L.D. : Malgré le rejet de la proposition visant à créer un état-major européen indépendant de celui de l'OTAN, le Premier ministre Tony Blair a reconnu comme nécessaire de planifier et de conduire efficacement les opérations de l'UE qui ont lieu, sans recours aux moyens et aux capacités de l'OTAN. Quelle position votre pays a-t-il adopté concernant d'autres initiatives concrètes en matière de défense européenne, comme l'Agence de l’armement ? Pourriez-vous dresser un rapide bilan de la coopération franco-britannique dans ce domaine ?

S.E.S.J.H. : Il est indéniable que la Grande-Bretagne et la France ont eu des divergences de vues sur la question de la planification, mais il faut replacer la situation dans son contexte.
Premier point : nous sommes tombés d’accord avec la France et l’Allemagne sur la nécessité de renforcer les capacités collectives de l’Union européenne pour planifier et conduire des opérations sous l’égide de la PESD. Les autres membres de l’Union se sont ralliés à notre position. Il est évident que nous n’allons pas constituer un quartier général permanent et que ces capacités collectives ne sont qu’une des solutions possibles pour le commandement d’une opération d’envergure.
L’Otan reste bien sûr l’outil que nous, Européens, privilégierons pour intervenir aux côtés de nos alliés américains. Toutefois, si nous agissons seuls, ses moyens – notamment son quartier général à grande capacité, le SHAPE de Belgique – restera à notre disposition. Une grande partie de ces moyens étant européens, nous pouvons en profiter pleinement. Pour les opérations autonomes, nous disposons d’un grand nombre de quartiers généraux dans l’Union. En quelques années, le quartier général interarmées permanent de la Grande-Bretagne a subi des transformations destinées à l’adapter à des opérations menées dans le cadre de la PESD. Le quartier général français a déjà été utilisé pour l’intervention à Bunia, tandis que l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la Grèce développent les leurs. La capacité européenne dont on discute actuellement constituerait une autre solution si nous décidions de l’utiliser.
Deuxième point, plus important : la PESD ne s’est jamais limitée à une question de quartiers généraux. Ce qui compte le plus, c’est de mettre en place des capacités et des opérations. Qu’on les utilise dans des opérations nationales ou sous l’égide de l’Otan ou de la PESD, il faut adapter les forces armées à la nouvelle donne stratégique : développer leur capacité d’adaptation, leur flexibilité, leur interopérabilité et leur capacité à intervenir sur des théâtres lointains pendant de longues périodes. Cela devra se traduire par un grand programme d’investissements et de réformes dans toute l’Europe. La France et la Grande-Bretagne y ont ouvert la voie en augmentant leur budget de défense pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, et surtout en procédant à une restructuration de leurs forces. L’Agence européenne de l’armement, qui a fait l’objet d’une étroite coopération bilatérale, constituera un outil essentiel pour mettre en œuvre ce plan d’action. Nos deux pays partagent aussi les mêmes ambitions pour le prochain objectif global des membres de l’Union européenne.
2003 a été une bonne année pour la PESD, qui a lancé et réussi ses deux premières opérations militaires. La France et la Grande-Bretagne ont coopéré à ces missions conduites par les forces françaises, et seront amenées à le refaire puisque l’Union européenne doit prendre la relève de l’Otan en Bosnie en 2005. La Grande-Bretagne est disposée à prendre la direction de cette mission, qui représente un enjeu de taille pour la PESD. Nous nous employons également, en liaison avec la France, à faire avancer la force européenne de base prête à intervenir, aux côtés des Nations unies, en Afrique à brève échéance.
Dans une Europe à 25, la France et la Grande-Bretagne poursuivront leur effort de coopération. Même s'ils ne sont pas toujours d’accord sur la nature de la relation entre la PESD et l’Otan, nos deux pays sont indispensables à la pérennité de ces deux institutions, elles-mêmes indispensables à notre efficacité. Tel était notre point d’accord à Saint-Malo. C’est encore celui de notre démarche actuelle.

L.L.D. : Près d’un an après le début de la crise irakienne, ce dossier continue de faire l’objet d'intenses discussions entre Paris et Londres. Quelle analyse fait-on, aujourd'hui, du côté britannique, de la situation sur le terrain, alors que les pertes humaines se multiplient malgré la capture de Saddam Hussein ? Le calendrier avancé par Washington pour l’élaboration d’une Constitution provisoire et la mise en place d’une assemblée de transition vous paraît-il réalisable dans les circonstances actuelles ? Comment avez-vous perçu les résultats de la conférence des donateurs de Madrid ? Quelles sont vos attentes à l’égard de la France après le vote de la résolution 1511 le 16 octobre 2003 ?

S.E.S.J.H. : Je réponds d'abord à votre dernière question. Quelles que soient les divergences -tout à fait légitimes – qu'ont eues les pays et les personnes à propos de l'Irak, il est grand temps de cesser de se demander qui a tort et qui a raison, et de s'unir pour soutenir la stabilité et le renouvellement d'un pays qui a tant souffert. J'espère que la France pourra jouer un plus grand rôle qu'elle ne l'a fait jusqu'ici. Nous avons le même intérêt à voir l'Irak s'en sortir.
Sur le plan politique, nous avons commencé à nous rapprocher. Nous sommes heureux que la France ait décidé de voter avec tous les autres membres du Conseil de sécurité en faveur de la résolution 1511. Qu'elle ait été adoptée à l'unanimité montre bien que nous voulons tous une reconstruction économique et politique rapide du pays. L'accord du 15 novembre 2003 entre le Conseil de gouvernement irakien (CGI) et la coalition est un pas en avant de plus. Il signifie qu'il y aura un gouvernement de transition d'ici à juin 2004, date à laquelle le rôle officiel de la coalition prendra fin comme l'a demandé le CGI. Sa représentativité sera plus large. Depuis longtemps notre objectif était de remettre le pouvoir aux Irakiens dans les meilleurs délais. Cela ne diminue pas notre engagement pour autant, et nous voulons toujours que l'Irak soit libre et stable. Les forces multinationales resteront sans doute sous une forme ou sous une autre pour appuyer l'embryon de forces de sécurité nationales, à la demande des nouvelles autorités. Nous tenons à transmettre nos responsabilités de façon responsable pour que ceux qui assument le pouvoir puissent compter sur le dispositif de sécurité mis en place.
Il reste d’immenses problèmes sur ce plan de la sécurité. N'oublions pas que, malgré le nombre et l'horreur des agressions commises contre le personnel international, la plupart des victimes des adversaires de la coalition sont des Irakiens. Nous avons eu affaire aux derniers partisans de Saddam, financés par le terrorisme international, ainsi qu'à des problèmes moins limités dans ce qu'on appelle le triangle sunnite. Ces fanatiques voudraient empêcher la reconstruction de démarrer. C'est précisément pourquoi nous devons réussir. L'ensemble de la communauté internationale doit s'y mettre.
Quel réconfort de voir, à la Conférence de Madrid, cette soixantaine de pays et les grands donateurs internationaux mettre leurs moyens en commun ! On a pu y réunir 13 milliards de dollars – qui viennent s'ajouter aux 19 milliards d'aide déjà votés par les Américains – et  confirmer que les recettes du pétrole irakien seraient versées sur un compte transparent supervisé par le FMI et l'ONU.
Sur le terrain, les progrès vont bien au-delà de ce qu'une lecture rapide de la presse française ou britannique nous apprend. Pour la première fois en 40 ans, il y a un semblant de gouvernement représentatif. La distribution des produits alimentaires se fait bien. La fourniture d'électricité est bien supérieure à ce qu'elle était avant le conflit. Les structures eau/énergie sont en cours de reconstruction. Presque toutes les écoles et universités sont rouvertes et ont une fréquentation en hausse. Sauf exception, les 240 hôpitaux fonctionnent et reçoivent des équipements et des médicaments selon leurs besoins – et non plus selon leur attachement au parti baas. La presse est libre, avec 170 titres en vente dans les rues. La télévision par satellite n'est plus interdite. Les Irakiens peuvent désormais regarder Al-Jezira et décider eux-mêmes s'ils sont libérés ou occupés. Concrètement, ils font déjà beaucoup eux-mêmes, mais ils ont besoin d'être mieux aidés pour résoudre la question du mauvais état délibéré des infrastructures et celle de la faiblesse des institutions officielles. Nous avons tous intérêt à travailler pour ceux que nous disons vouloir aider, en reconstruisant leur pays et en battant les terroristes. C'est maintenant qu'ils ont le plus besoin de notre aide. C'est pourquoi j'espère que de nombreux pays – à commencer par la France – répondront présents.
De plus, comme l’a dit le Premier ministre britanique, l’arrestation de Saddam Hussein est non seulement une occasion de se réjouir, mais aussi de faire un pas vers la réconciliation. C’est pourquoi il a rappelé à tous les groupes politiques, y compris ceux qui s’étaient ralliés de force au parti baas, qu’ils auraient leur rôle à jouer dans le nouvel Irak démocratique. Le pouvoir sera restitué aux Irakiens selon le calendrier fixé. C’est à la réalisation de cet objectif que travaillent les trente pays de la coalition et de nombreux Irakiens.
Nous savons que les enjeux restent très lourds en Irak, et que la capture de Saddam Hussein ne résout pas tous les problèmes, notamment sur le plan de la sécurité. Toutefois, elle offre une nouvelle occasion à la communauté internationale d’aller de l’avant et de s’unir en vue de la reconstruction. Les premiers mois de 2004 seront décisifs à cet égard.

L.L.D. : Chacun connaît l'excellence des relations américano-britanniques, qu'illustre, entre autres, la fréquence des concertations au plus haut niveau des deux pays. Au regard de la « Farm Bill », des « Steel Tarrifs », de la Convention de Tokyo ou encore de l'attitude américaine vis-à-vis de la Cour pénale internationale, dans quelle mesure la qualité des relations américano-britanniques ne se heurte-elle pas à quelques déceptions ?

S.E.S.J.H. : Ces relations sont étendues et profondes, mais aussi complexes. Dans de nombreux domaines -coopération dans le renseignement, par exemple, ou interopérabilité militaire – elles sont étroites depuis des années. Dans le domaine économique aussi, la Grande-Bretagne étant de loin le premier investisseur européen aux Etats-Unis et réciproquement.
Bien entendu nous ne sommes pas toujours d'accord. C'est le cas dans les trois exemples que vous citez où nous nous situons dans le cadre d'une position européenne, plus forte évidemment que n'importe quelle position nationale. D'ailleurs, si vous considérez les dernières CIG, la Grande-Bretagne a été l'un des pays qui a le plus demandé un vote à la majorité dans ces domaines. Curieusement, nous trouvions important de renforcer le bras de l'Union européenne, alors que la France était plus prudente, craignant que sa position au sein de l'Union n'en soit affaiblie.
Donc, nous n'avons pas peur de reconnaître certaines divergences ou de renforcer l'Union chaque fois que nous pouvons mieux faire entendre notre voix. Mais nous savons que même s'il nous arrive d'être frustrés sur telle ou telle question en particulier, il ne faut pas perdre de vue la perspective générale. Globalement, l'Amérique et l'Europe restent intimement liées par leurs préoccupations communes en matière de sécurité, par un vaste réseau d'échanges commerciaux, par des valeurs communes et des siècles de relations personnelles.
Nous comptons donc rester proches, surtout pour ce qui compte le plus – la sécurité – et, en même temps, tout faire pour renforcer l'Europe et lui donner la capacité d'être un authentique partenaire stratégique des Etats-Unis.

L.L.D. : Français et Britanniques ont manifesté à plusieurs reprises leur volonté de relancer leur coopération en Afrique. A la faveur de la conférence de Paris du 10 novembre 2003, le NEPAD peut-il, selon vous, impulser de nouvelles formes de coopérations bilatérales en Afrique ? Quels moyens les deux pays peuvent-ils notamment mettre en œuvre pour lutter contre le sida ?

S.E.SJ.H. : Nos divergences passées sont la conséquence inévitable des blocages et des contretemps intervenus dans le processus de paix en République démocratique du Congo. Mais d’énormes progrès y ont été faits cette année. L’Afrique du Sud a joué un rôle essentiel, mais la coopération entre la France et la Grande-Bretagne a également été déterminante : visite conjointe des ministres des Affaires étrangères Jack Straw et Hubert Védrine en janvier 2002 ; participation conjointe à l’opération Artemis en Iturie l’été dernier ; coopération continue en notre qualité de membres du Comité international d’accompagnement à la transition (CIAT) ; et efforts pour répondre au problème de la sécurité du Rwanda et inciter à la paix les pays de la région. La RDC a aujourd’hui un gouvernement de transition réellement représentatif. Une conférence régionale se prépare, qui la réunira avec ses voisins en vue d’établir la stabilité à long terme de la région. Il y a de grands défis à relever mais depuis longtemps, les perspectives n’ont pas été aussi positives.
Plus généralement, le soutien à une capacité africaine de maintien de la paix est un élément commun  de nos politiques africaines. C’est une des clés de la déclaration sur l’Afrique du sommet bilatéral de Londres, le 24 novembre. La France et la Grande-Bretagne y confirment leur soutien au Conseil de sécurité et de paix de l’Union africaine, et à un mécanisme de prévention et de gestion des conflits. Nous comptons redoubler d’efforts pour aider l’Union africaine et les organisations régionales à mettre en oeuvre le plan conjoint Afrique/G8 adopté à Evian, et pour  renforcer  la capacité africaine de maintien de la paix. Enfin nous soutenons le recours au Fonds européen de développement pour établir une capacité de paix pour l’Afrique.
Sur le terrain, nous avons déjà des spécialistes militaires à l’état-major de la CEDEAO à Abuja, et nous coopérerons étroitement lors de l’exercice RECAMP IV de maintien de la paix organisé par la France au Ghana et au Bénin en 2004. Nous nous tenons prêts à soutenir de futures opérations européennes de maintien de la paix.
Soutenir le NEPAD reste une priorité. La Grande-Bretagne et la France y ont beaucoup travaillé depuis son lancement. Le Forum pour le partenariat en Afrique, dont la première réunion s’est tenue à Paris le 10 novembre 2003, doit étendre le soutien politique au NEPAD, au-delà du G8, à un groupe élargi de donateurs et élargir la participation africaine. Il permettra un dialogue politique de haut niveau avec les Etats. Quatre priorités ont été identifiées : les conflits, la santé, l’éducation et la croissance. La Grande-Bretagne s’est engagée à y travailler en amont de sa présidence du G8 en 2005. La France sera un partenaire clé à cet égard, comme elle l’est ailleurs quand il s’agit du développement de l’Afrique. Les deux pays s’efforcent d’améliorer la cohérence de leurs politiques de développement en se concertant plus systématiquement sur leurs programmes.
Autre priorité : la lutte contre le sida. Nos deux pays sont de grands contributeurs au Fonds mondial contre le sida et ont des programmes bilatéraux adaptés aux pays bénéficiaires. L’appel à l’action lancé par le gouvernement britannique le 1er décembre 2003 invite les responsables politiques à s’engager davantage et les donateurs à se mobiliser et à mieux coordonner leurs programmes. Il faut atteindre l’objectif international qui veut que trois millions de malades – dont deux en Afrique – aient accès à un traitement d’ici à la fin 2005 ; que 25 % de jeunes en moins soient contaminés d’ici là ; et que la progression de la maladie soit enrayée d’ici à 2015. La France et la Grande-Bretagne y travailleront ensemble.

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