Au bord du gouffre à la fin des années 1990, l’économie russe affiche aujourd’hui une croissance soutenue, des excédents commerciaux et budgétaires records, une inflation maîtrisée. Alors qu’elle se trouve au seuil de l’OMC, la Russie vit-elle un miracle économique ? Si l’envolée des cours du pétrole explique cet essor accéléré, le volontarisme réformateur du Président Vladimir Poutine a aussi porté ses fruits. Il s’agit désormais de le poursuivre pour relever l’industrie russe et développer son potentiel dans les technologies de pointe.
« Entre 1990 et le krach financier de 1998, la Russie a connu une des récessions les plus violentes de l’histoire économique : son PIB avait chuté de 45% et l’investissement de 65%. Toutefois, caractéristique de cette période, l’emploi n’a baissé que de 30% »1. Mais au-delà même de la sphère économique, ces évolutions doivent être replacées dans leur véritable cadre géopolitique, comme le fait avec force un récent ouvrage « Géopolitique de la Russie »2 : « Ainsi, pour la première fois de son histoire, l’isolat territorial russe se fissure. On mesure mal en Occident le bouleversement exceptionnel que cette ouverture représente pour la société russe. On mesure tout aussi mal que l’espace russe se trouve lui aussi placé dans une perspective radicalement nouvelle. Pour l’essentiel, il n’a jamais fonctionné que fermé sur lui-même. Il est désormais ouvert aux vents du large. Traiter de la Russie à l’orée du XXème siècle, c’est en quelque sorte se pencher sur l’histoire d’une naissance à l’espace monde ». La croissance exceptionnelle qu’a connue la Russie, durant sept ans (6,5% par an), s’inscrit donc dans ce vaste processus de rattrapage et d’ouverture à l’économie mondiale de marché. Pour le moment, rien n’indique qu’elle ne puisse se prolonger à ce rythme durant des années. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit un taux de 6,4% pour 2007 et 6% pour 2008, estimations assez conservatoires puisque les taux constatés au premier et second trimestre de cette année se sont établis respectivement à 7,9 et 7,6%. Mais la Russie, en se hissant parmi les dix premières économies mondiales, n’a fait que rejoindre son niveau de production avant la chute de l’URSS.
Aura-t-elle les moyens et les ressources de continuer cette ascension et de se placer d’ici 2020 parmi les sept grandes économies mondiales comme le caresse ses dirigeants ? Car, pour le moment, le rebond russe est essentiellement dû à la hausse des cours du pétrole qui ont quadruplé entre 1992 et 2006. La part des matières premières dans ses exportations totales est ainsi passée de 68,7% en 1995 à 82% en 2005 ; ce au détriment des exportations de produits manufacturiers. Pour les seuls hydrocarbures, leur part dans les exportations totales de la Russie est passée de 28,4% en 1992 à 52,4 % en 2002, puis 60,3% en 2006.3 Pour maints analystes cette prépondérance du secteur rentier risque à terme d’entraîner la « maladie hollandaise », caractérisée par une appréciation du taux de change réel produisant une érosion de la compétitivité de l’économie. Mais dans la mesure où les cours des hydrocarbures se maintiendront encore un temps à leur niveau actuel, historiquement élevé, l’économie russe en sera d’autant bénéficiaire. Une grande partie de la rente sera de plus en plus investie dans les grands chantiers de l’avenir : infrastructures, projets sociaux, recherche scientifique, nouvelles technologies pour lesquels des dizaines de milliards d’euros sont d’ores et déjà mobilisés.
Pour l’heure, ces performances économiques, qui rangent la Russie dans la catégorie des BRIC, se sont d’abord traduites au plan financier. Le pays a engrangé de substantiels excédents courants qui ont atteint en 2006 presque 10% du PIB. Même si ceux-ci devraient se réduire du fait d’un bond spectaculaire des importations, leur niveau restera appréciable. Ainsi, bien que l’excédent courant ait diminué de 55 à 39 milliards de dollars entre le premier semestre 2006 et le premier semestre 2007, il se situe en base annuelle à 77 milliards de dollars alors que l’excédent commercial atteint 125,1 milliards de dollars. Pourtant la Russie ne pèse encore que 2% du PIB mondial et 2,5% des échanges internationaux (en 2006) et se classe au 11ème et 12ème rang dans le monde. »4 Dans ces conditions, ses réserves financières qui ont considérablement gonflées (atteignant à l’été 2007 la somme de 400 milliards de dollars, au troisième rang mondial après celles de la Chine et du Japon) sont bien appelées à jouer un rôle crucial dans son développement. Cette manne qui a été gérée avec parcimonie, alimente en partie un Fonds de stabilisation dont les ressources dépasseront désormais les 170 milliards de dollars. « Créé en 2004, ce fonds est destiné à prémunir le budget contre la volatilité des prix du pétrole et à en limiter l’impact inflationniste. Ses ressources, provenant de taxes sur les exportations pétrolières au-delà d’un certain seuil, sont essentiellement investies en obligations publiques américaines et européennes. Elles ne sont destinées qu’au remboursement de la dette publique russe, la couverture du déficit budgétaire en cas de baisse des prix du pétrole et, par exception, au paiement des retraites. Les avoirs du fonds se sont rapidement accrus atteignant 117 milliards de dollars à la fin mai 2007. A compter de 2008, il pourra recevoir l’ensemble des recettes pétrolières et gazières et sera compartimenté « en sous-ensembles », dont un « Fonds pour les générations futures » qui aura pour objectif de financer des programmes d’investissement principalement dans le domaine des infrastructures ».5 Mais aujourd’hui, l’Etat russe n’est plus endetté. Le budget fédéral enregistre de substantiels surplus qui ont atteint en juin 2007 11,7% du PIB, ce qui compte tenu des paiements différés en fin d’année devrait porter le solde annuel à 7,7%. A compter de 2008, le cadre budgétaire sera désormais trisannuel ce qui accroîtra la flexibilité des dépenses et leur meilleure utilisation. La dette publique n’est plus que de 8% du PIB contre 153% en 1998. Moscou a intégralement remboursé sa dette extérieure due au club de Paris à l’été 2006. Seules les entreprises ont, pour leur part, considérablement augmenté leur endettement extérieur, bénéficiant des facilités procurées par la finance internationale, rendues encore plus aisées, par la crise des « subprime » américains, les investisseurs internationaux cherchant des placements plus sûrs, ce que sont devenues les entreprises d’Etat russes. Aussi cette dette des entreprises qui est passée de 3 milliards de dollars en 2001 à 163 milliards en 2006 est-elle amenée à croître.
La forte croissance qu’a enregistré le pays s’est aussi traduite par une réduction du chômage, tombé de 7,5 à 6,7% de la population active. La demande de travail est particulièrement forte dans les secteurs de la construction, des transports et des télécommunications, du commerce de gros, alors que la main d’œuvre agricole est sur le déclin. Ces tensions sur le marché du travail comme la volonté des pouvoirs publics de rehausser le niveau de vie de la population, ont suscité une hausse des salaires qui, sur une base annuelle, atteint 24% en juin 2007. Il en est résulté une hausse de la consommation qui atteint 50% du PIB et qui progresse de 10% par an. Phénomène de rattrapage qui propulse la population dans l’ère de la consommation de masse mais qui, en se faisant au détriment de l’investissement productif, peut avoir des effets négatifs à moyen terme. En effet, alors que la reprise de la production s’est effectuée dans une large mesure avec la capacité productive existante, les investissements productifs, même s’ils ont eu tendance à progresser récemment (13% en 2006), n’atteignent que 19% du PIB contre 20 à 30% dans les pays d’Europe centrale et orientale, 30% en Inde et 40% en Chine ! Certes, les investissements étrangers se sont accélérés ces dernières années, passant de 3 milliards de dollars entre 1994 et 2002 à 28 milliards en 2006, atteignant un montant de 400 milliards de dollars. Mais cet afflux de capitaux extérieurs se traduit aussi par une pression à la réévaluation du rouble de nature à éroder la compétitivité déjà insuffisante du secteur manufacturier. Aussi, la communauté internationale des affaires attend des autorités russes qu’elles améliorent le climat des investissements et garantissent mieux le droit de propriété afin de faciliter un flux constant d’investissements directs étrangers. On attend beaucoup sur ce point de la prochaine adhésion de la Russie à l’OMC comme à l’OCDE.
Riches de ses matières premières6, renforcée par l’existence de nombreux champions nationaux en passe d’acquérir une taille mondiale7, impulsée par un Etat devenu plus fort et plus stable, l’économie russe, qui doit encore former des gestionnaires en plus grand nombre, assise sur des ressources financières confortables, devrait croître encore longtemps, ce qui correspond à la taille du pays et à sa vocation de centre de l’Eurasie, pont entre le monde Atlantique et le Pacifique.
1 – Yves Zlotowski, « La singulière renaissance de l’économie russe »,
dans Questions internationales, n°27.
2 – Pascal Marchand, « Géopolitique de la Russie », Ellipses, 2007.
3 – Gilles Walter, « Le commerce extérieur de la Russie », Le Courrier des pays de l’Est n° 1061, mai-juin 2007.
4 – Ibid.
5 – François Benaroya, « Russie. Un miracle économique… jusqu’à quand », Ramsès 2008, Ifri Dunod.
6 – Eugène Berg, « Les ressources de la Russie », La revue de la Fondation pour l’innovation politique, n 2050.
7 – L’exemple de Gazprom est significatif. Voir Catherine Locatelli, « Les stratégies d’internationalisation de Gazprom », in Courrier des pays de l’Est.
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