Il y a 30 ans le 25 avril au Portugal
Par S.E.M. Antonio Monteiro, Ambassadeur du Portugal en France.
La surprise, l’admiration et l’espoir étaient à la une de la presse internationale en ce mois d’avril de 1974. La révolution qui avait eu lieu la veille au Portugal a pris au dépourvu la communauté internationale, habituée à voir le Portugal comme un régime arrêté dans le temps, absent du grand projet de modernité européen et privé de la liberté et du pluralisme démocratique sur lesquels l’Europe occidentale avait été bâtie après les années noires de la deuxième guerre mondiale. Conduite par un groupe de jeunes officiers des Forces Armées portugaises conscient du besoin de changement, elle a surpris par l’absence presque totale de violence.
Partout au monde l’image des œillets au bout des fusils était devenue le symbole de la joie de la liberté retrouvée et de la rencontre pacifique avec soi-même d’un peuple à qui avait été restituée la fierté d’être portugais.
C’est avec un mélange de retenue et d’espoir que les portugais résidant en France ont vu les images des militaires au cœur de Lisbonne et ont entendu les déclarations du Mouvement des Forces Armées annonçant le début d’un nouveau temps pour le pays. L’écrasante majorité avait été forcée à émigrer en raison de l’absence de conditions économiques, politiques et sociales du pays. Parmi eux se trouvaient aussi des personnalités de renom de l’opposition démocratique portugaise, tels que Mário Soares, qui ont immédiatement pris le « train de la liberté » pour Lisbonne.
Les Portugais ont pris l’habitude de voir la France comme un modèle démocratique, la patrie des Droits de l’Homme. Elle a donc été un pays de référence pour la nouvelle organisation politique du Portugal d’après la révolution.
Pour sa part, la France a accompagné d’une façon particulièrement proche, presque fraternelle, l’évolution des événements au Portugal. Les Français ont alors jeté un nouveau regard sur la culture et l’histoire séculaires d’un peuple singulier, si bien défini dans les mots d’Eduardo Lourenço : « peuple émigrant, avant de le devenir, de gré ou de force, si adaptable, si souple, si discret au milieu des autres, toujours prêt, en apparence, à échanger son identité pour celle de l’autre, il n’a en réalité jamais quitté son port d’attache. Je veux dire sa vraie patrie, celle de son rêve endormi, mais jamais éteint au fond de son être. ».
Trente ans est une période trop courte dans la vie d’un pays avec plus de huit siècles d’histoire en tant que nation indépendante. Mais les trois dernières décennies ont été décisives pour que le Portugal retrouve sa place dans l’Europe et dans le Monde.
Le changement de régime a ouvert les portes au processus devenu connu sous le nom des « Trois D » : Démocratie, Décolonisation et Développement.
Le « D » de Démocratie a été vu par les Portugais comme un bénéfice immédiat. Une fois la plénitude des droits civiques rétablie, l’explosion de liberté a donné au monde l’idée d’un Portugal en fête. De nombreux analystes internationaux ont considéré le 25 avril comme un point de départ d’une nouvelle (troisième ou quatrième) vague de démocratisation mondiale.
La consolidation d’un régime démocratique, de multipartisme, fondé sur la primauté du droit et sur le respect des valeurs fondamentales de l’être humain, a constitué le pas le plus décisif dans le rapprochement stratégique du Portugal envers l’Europe.
L’intégration européenne, vue comme un projet national, est devenue un objectif et un défi, mobilisant les Portugais dans le sens d’un effort collectif nécessaire à la réduction du fossé qui les séparait de l’Europe communautaire d’alors.
Sans cette perspective européenne, le Portugal n’occuperait pas la place qui est aujourd’hui la sienne dans le concert des Nations. Ayant vécu si intensément cette expérience, nous comprenons l’importance de l’élargissement aux pays de l’Europe Centrale et de l’Est. Et pour les mêmes motifs nous soutenons la poursuite du processus d’élargissement aux autres pays candidats.
Le « D » de Décolonisation a été à l’origine du mouvement militaire qui a mené au 25 avril. La guerre coloniale était un facteur d’isolement du pays, une source de pertes nombreuses en vies humaines et en ressources financières, tant au Portugal que dans les colonies et, humainement, un contresens par rapport à la tradition de la présence portugaise au-delà de ses frontières. Aucun processus de décolonisation n’est facile, comme d’autres partenaires européens, dont la France, ont pu le constater. Dans l’espace de temps de moins d’un an, le retour des Portugais d’Afrique s’est traduit par une augmentation de presque 10% de la population, phénomène qui a exigé une mobilisation générale pour la création de conditions d’accueil. Cela a représenté un effort considérable, marqué par la générosité et l’esprit d’entraide du peuple portugais. En contrepartie, les « retornados », comme on les a appelés, ont amené avec eux quantité d’expériences et un nouvel élan d’énergie et d’activité qui ont beaucoup contribué à la modernisation du pays.
Les difficultés, sur le terrain ou en métropole, n’ont jamais affaibli l’engagement des nouveaux gouvernants démocratiques dans la concrétisation de la décolonisation. La liberté nouvellement acquise ne faisait sens que dans la mesure où elle garantissait aux peuples jusqu’alors sous domination portugaise le droit à disposer librement d’eux-mêmes. Toutefois, le cycle colonial ne sera clos qu’au XXIème siècle, après le transfert de l’administration de Macao pour la République Populaire de Chine, en décembre 1999, et avec l’indépendance du Timor Oriental en mai 2002, point culminant d’une longue période de lutte pour les droits démocratiques et humains du peuple timorais.
Entre-temps, la décolonisation avait déjà ouvert de nouveaux et importants horizons dans les relations du Portugal avec ses ex-colonies. En premier lieu, avec les cinq Pays Africains de Langue Officielle Portugaise (PALOP), par le biais de processus de concertation politico-diplomatique et de coopération économique. Ensuite, avec la création, très soutenue par le Brésil, de la CPLP (Communauté des Pays de Langue Portugaise) en juin 1996, visant la promotion d’un espace lusophone et des valeurs qui lui sont inhérentes. La CPLP associe actuellement huit pays (Angola, Brésil, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Portugal, S. Tomé et Prince et Timor Oriental).
Le trait d’union primordial réside dans la Langue commune, de nos jours partagée par environ 200 millions de personnes et présente sur les cinq continents. L’universalité du portugais, troisième langue européenne la plus parlée dans le monde, avec une progression régulière, doit aussi beaucoup aux nombreuses communautés qui dans plusieurs pays utilisent le portugais. La communauté lusophone est donc un des piliers de la diversification linguistique et culturelle, objectif partagé avec le monde francophone.
Le troisième « D » correspond au Développement. Il est surtout le fruit de la combinaison du « D » de Démocratie avec le « E » d’Europe. Le progrès économique s’est étendu, pour la première fois dans son histoire, de façon plus équitable à tout le pays. Depuis l’entrée dans l’Union européenne, en 1986, le Portugal voit ses indicateurs économiques s’approcher progressivement de la moyenne communautaire. Il devient aussi un partenaire indispensable des initiatives les plus avancées d’intégration européenne, faisant partie des groupes fondateurs d’espaces tels que Schengen et l’Euro.
Seul le contact direct avec le pays réel permet de prendre pleinement la mesure de la transformation qui s’est opérée au Portugal et de constater sa modernité. Son réseau d’infrastructures de transport et de télécommunications est un des meilleurs en Europe. L’économie portugaise compte parmi les plus globalisées en termes européens, et a évolué dans le sens du renforcement du secteur des services. D’autre part, le pays garde à l’esprit les buts de l’agenda de Lisbonne, en particulier en ce qui concerne la priorité accordée à l’éducation, à la formation et à l’innovation, facteurs essentiels dans le monde compétitif d’aujourd’hui.
Le développement enregistré au Portugal dans les trois dernières décennies a beaucoup bénéficié de l’apport de la diaspora portugaise, dans laquelle la communauté installée en France a une place prépondérante. Cette communauté a considérablement évolué, constituant un exemple remarquable de succès dans l’intégration, et atteignant une position de premier plan dans les plus divers secteurs socioprofessionnels français.
La révolution du 25 avril a redonné aux Portugais une image positive d’eux-mêmes. Le regard des autres est aussi devenu plus attentif et plus ouvert à la reconnaissance de notre valeur. La révolution a été un moment magique d’union entre les Portugais, ceux qui étaient au Portugal et ceux qui se trouvaient à l’étranger. Pour les nouvelles générations il est important de rappeler ces moments-là, quand notre peuple a définitivement dit « non » à la peur et à l’intimidation, et a commencé à envisager l’avenir avec confiance. Il est important de ne pas oublier que la peur est le premier inhibiteur de la liberté.
Comme Sofia de Mello Breyner Andresen l’a si poétiquement écrit, le 25 avril est « le jour où tout commence, entier et propre, d’où nous avons émergé de la nuit et du silence ».