La lettre diplomatique

Entretien – Défense, armement & sécurité
La Lettre Diplomatique n°67 – Troisième trimestre 2004

La Roumanie et les nouvelles menaces contre la sécurité en Europe du Sud-Est

Par M. Gheorghe Fulga, Docteur en Sociologie, Directeur du Service de Renseignement extérieur de la Roumanie

L’ouverture des frontières, la garantie de liberté de circulation, la libéralisation des échanges de biens et de services, la circulation rapide de l’information ont permis au terrorisme et au crime organisé d’étendre leurs domaines d’action et de faire un bond sur le plan conceptuel. Les organisations associées à ces phénomènes ont très vite adapté leurs structures, méthodes et moyens aux réalités nouvelles, diversifié les formes d’entraînement de leur personnel et assuré une clandestinité accrue à leurs réseaux, membres et activités.
Le terrorisme international est devenu un thème central de l’agenda des réunions des plus importantes organisations internationales et régionales, de l’ONU, de l’OTAN, de l’UE et du G-8, jusqu’au Conseil des Ministres arabes de l’Intérieur. Naturellement, il ne pouvait être absent de l’agenda de la Réunion informelle des ministres de la Défense des pays membres de l’OTAN qui s’est tenue à Poiana Brasov en Roumanie, les 13 et 14 octobre 2004. Cet événement a représenté une « opportunité pour réaffirmer la solidarité et l’engagement d’œuvrer ensemble contre le terrorisme et de nouvelles menaces (…). La lutte antiterroriste est une priorité non seulement pour l’OTAN (…) et c’est pour cette raison que l’on a besoin de coopération. »*
Ce fut également une occasion pour les ministres de discuter des mesures à mettre en place afin d’élaborer un plan commun de combat contre le terrorisme. Le soutien généreux accordé par la Roumanie à la lutte contre le terrorisme international a notamment été remarqué.

Le vecteur extrémiste-terroriste
L’exportation du radicalisme islamique des zones appartenant à « l’axe du mal » vers celles connaissant des conflits interconfessionnaux latents peut transformer l’Europe du Sud-Est en une région de refuge et de repli pour les groupes extrémistes. La probabilité que les menaces terroristes soient mises en œuvre est accrue par l’existence, dans presque tous les pays de la région, de sympathisants ou de membres d’organisations telles que le Kongra Gel, le Hamas, le Hezbollah, les Frères musulmans, Al-Qaida etc.
Dans l’espace de l’ex-Yougoslavie, le climat de sécurité, déjà très fragile, est encore plus tendu en raison de la présence de formations paramilitaires qui prônent des idées extrémistes-séparatistes.
L’avènement sur le continent européen de la « troisième génération » de combattants entraînés dans des camps d’Al-Qaïda (anciens volontaires qui ont participé aux luttes en Afghanistan, en Tchétchénie, en Bosnie et qui sont revenus dans leurs pays d’origine, où ils ont créé des réseaux de soutien pour poursuivre le djihad) constitue un autre facteur de risque majeur pour le climat de sécurité en Europe du Sud-Est.
L’escalade du nationalisme et l’effervescence religieuse ont créé un terrain plus que favorable à l’émergence de manifestations extrémistes ou fondamentalistes. Les transferts massifs de population, provoqués par la pauvreté ou les guerres ethniques et religieuses locales, ont « exporté » ces conflits dans le monde occidental, les migrants devenant souvent des sources de soutien logistique et financier aux groupes terroristes de leurs lieux de naissance. Ce réservoir humain dans les pays ouest-européens fournit souvent un soutien humain « qualifié », les terroristes provenant de tels milieux étant nettement mieux préparés, notamment pour utiliser des moyens modernes de communication ou des technologies à usage militaire.
La montée de l’extrémisme de droite, du nationalisme, de la xénophobie et du révisionnisme dans certains pays de la région, corrélé avec les sentiments antisémites propres à ces mouvements, multiplie les sources d’appui et d’alliance des extrémistes, et accentue le spectre des menaces contre la sécurité nationale et régionale.

La dynamique du trafic d’armement
Les facteurs régionaux d’insécurité se sont amplifiés avec la mise à disposition de larges quantités d’armement et de matériel stratégique, aussi bien que d’une partie du personnel militaire ou civil impliqué dans la recherche, la production, le commerce et la protection de ces produits, après la désintégration du Traité de Varsovie, de l’URSS et de la République fédérale de Yougoslavie.
Ces évolutions ont favorisé la soustraction, le détournement et le commerce illicite d’armes et de produits sensibles, ayant pour destination différentes zones de conflits, groupes terroristes et leurs Etats-sponsors, organisations criminelles intéressées, de la région ou d’ailleurs. Les effets secondaires de ce phénomène ont été aggravés par le recrutement ou la migration de spécialistes, de chercheurs et d’experts militaires d’Europe du Sud-Est vers des pays et des groupes « proliférateurs ».
Tout cela a fini par accroître de manière exponentielle le nombre des groupes et des bandes de trafiquants illégaux d’armes, de composants et de produits stratégiques – dont certains ont été créés et dirigés par d’anciens cadres des structures de défense et de renseignement, qui ont utilisé les relations, l’expérience et les informations dont ils disposaient, en vue d’obtenir des profits immenses, tout en spéculant sur le chaos, la confusion, la corruption et l’inefficacité des systèmes de contrôle et de sécurité des frontières.

La prolifération de la criminalité transfrontalière
La migration illégale est le volet le plus dynamique du crime organisé. Son amplitude, notamment celle de la migration mue par des raisons économiques sur la route Sud-Nord, a augmenté dramatiquement. L’immigration clandestine est devenue une affaire rapportant des
milliards, les groupes criminels qui s’y adonnent gagnant à peu près 20 à 30 000 dollars par immigrant.
En raison de leurs coutumes religieuses et culturelles, certaines catégories de migrants ont du mal à s’intégrer dans les nouvelles sociétés, devenant ainsi de potentiels facteurs de risque sur le plan de la stabilité.
Les groupes criminels et terroristes qui ont pris le contrôle de ce phénomène et introduit de nouveaux éléments organisationnels, disposent de moyens pour fausser les papiers d’identité et contrôlent des compagnies de transport maritime, ferroviaire et routier, transformant le tout en une industrie extrêmement lucrative.
L’instabilité régionale a favorisé une croissance plus que significative du trafic de drogues, qui constitue une source majeure de gain pour les groupes terroristes ou de type mafieux, notamment ceux d’envergure internationale. En fonction des intérêts et sur différents segments, les groupes engagés dans le trafic de drogues collaborent avec des organisations impliquées dans d’autres sphères de la criminalité organisée, augmentant ainsi leurs profits et le poids de l’économie souterraine, au détriment de la sécurité économique des Etats.
A tout cela viennent s’ajouter l’offensive du processus d’islamisation de certaines catégories minoritaires (rromas, des couches démunies du point de vue économique et social) de l’espace de l’ex-Yougoslavie, leur endoctrinement pour soutenir le projet de ce qui est appelé « l’Etat islamique pur », les dangers nés de l’association des cercles islamiques radicaux avec des mouvements ou des organisations nationalistes-extrémistes et le regroupement des militants radicaux dans des formules organisationnelles nouvelles (fondations, associations culturelles, religieuses, caritatives, etc) qui peuvent être asservies aisément aux intérêts des organisations ou des Etats qui soutiennent le terrorisme.
Dans le processus d’islamisation et d’endoctrinement religieux sont également impliquées des organisations non-gouvernementales que l’on rencontre le plus souvent dans les Balkans de l’Ouest. Celles-ci imposent à presque toute aide humanitaire ou à tout investissement, des conditions – la construction de mosquées, de centres culturels religieux, d’institutions d’enseignement exclusivement pour les musulmans – qui favorisent la réalisation de certains objectifs liés à la propagation de l’islam.

Défis et opportunités
La Roumanie se trouve à la confluence des vecteurs de stabilité régionale résultant des transformations géopolitiques qui ont dominé la dernière décennie du millénaire passé. L’existence, près des frontières, de conflits latents qui peuvent éclater et dégénérer en confrontations ouvertes, les évolutions des mouvements séparatistes autonomistes de l’espace de l’ex-Yougoslavie, la présence et l’activité de la guérilla albanaise, la sécurité fragile de certains Etats de la région, tous ces éléments transforment l’espace limitrophe à la Roumanie en une zone complexe qui offre les conditions (sociales, économiques, politiques et ethno-religieuses) favorables à l’apparition et au dévelop-pement de cellules extrémistes terroristes et du crime organisé transfrontalier.
La relative proximité du Moyen-Orient, reconnu pour abriter les principales organisations terroristes à vocation internationale, et l’accroissement des flux de migration des Etats de cette région vers l’Europe du Sud-Est ont déterminé la mise en place de mesures spécifiques pour empêcher la transformation du territoire national en un espace de refuge ou de transit
d’entités radicales.
La position de la Roumanie sur l’axe d’action de certaines organisations terroristes de nature séparatiste et fondamentaliste qui tentent de créer ou de renforcer des cellules sur des espaces extra-nationaux, représente dans le contexte international actuel, une menace majeure pour sa stabilité nationale.
La participation de la Roumanie aux actions de stabilisation / reconstruction des zones de conflits (Afghanistan, Irak, Kosovo) peut fournir aux terroristes assez de raisons pour l’inclure sur la liste des pays-cibles. De surcroît, l’adhésion à l’OTAN et la perspective de conclure les négociations avec l’UE, rendent la Roumanie de plus en plus attrayante pour les flux de migration illégale, notamment d’origine asiatique.
La Roumanie a déployé, sous une forme ou sous une autre, des actions visant à prévenir et contrecarrer les menaces asymétriques bien avant septembre 2001, mais la dynamique du phénomène terroriste et de la criminalité transfrontalière a engendré une réorientation stratégique, parallèlement à l’accroissement des ressources humaines et matérielles dédiées au traitement proactif de ces facteurs de risque.
En tant que membre de l’OTAN et futur membre de l’UE, la Roumanie a accumulé et mis à profit l’expérience nécessaire en vue d’agir pour la lutte globale contre le terrorisme, à des fins aussi bien préemptives que curatives.
La position assumée par notre pays pendant les conflits des Balkans et sa participation effective aux missions de paix en Bosnie et en Herzégovine ou au Kosovo, font partie de l’effort de la communauté internationale pour maintenir la paix et la stabilité en Europe du Sud-Est. Le rôle de pôle de stabilité dans les Balkans que notre pays a assumé pendant la guerre en ex-Yougoslavie, s’est prolongé jusqu’à présent, constituant un but à long terme, censé contribuer à la réduction des facteurs de risque dans l’espace européen.
La contribution de la Roumanie aux missions internationales de reconstruction et de maintien de la paix dans les zones de conflit s’est doublée de l’apport des services de renseignement roumains à l’accroissement des flux d’informations sur le plan bilatéral et multilatéral, la coopération avec les services partenaires et les structures spéciales des organismes alliés enregistrant un progrès croissant.
Les menaces asymétriques pesant sur le climat de la sécurité en Europe du Sud-Est et notamment sur les Etats engagés sans réserves dans la lutte contre le terrorisme international, le crime organisé et la prolifération des armes de destruction massive, sont difficiles à annihiler tant que persisteront les écarts d’ordre logistique entre les pays en matière de sécurité des frontières ; les lacunes législatives ou l’application imparfaite des lois qui régissent la lutte anti-terroriste et contre la criminalité transfrontalière ; l’insuffisance des mesures destinées à bloquer le financement du terrorisme et l’accès des groupes extrémistes aux produits chimiques et biologiques, aux dispositifs et technologies nucléaires, aux moyens modernes de communication.
Contrer les menaces pesant sur la sécurité en Europe du Sud-Est revient à démontrer la solidarité politique et la ferme volonté d’œuvrer ensemble contre les structures terroristes et le crime organisé, identifier les causes des attitudes extrémistes-terroristes, aussi bien que les facteurs favorisant l’essor de la criminalité transfrontalière, quelles que soient les formes qu’elle revêt, et surtout assurer le consensus, l’unité et la complémentarité des mesures mises en place par la communauté internationale afin de combattre ces phénomènes.



* Discours de M. Jaap de Hoop Scheffer, secrétaire général de L’OTAN, lors de la réunion informelle des ministres de la Défense des pays de l’OTAN à Poiana Brasov, Roumanie, 13 – 14 octobre 2004.

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