La lettre diplomatique

Entretien – Venezuela
La Lettre Diplomatique n°77 – Premier trimestre 2007

Un modèle de développement alternatif

Réélu pour un troisième mandat consécutif, le Président Hugo Chavez accélère avec la Loi d’habilitation votée le 31 janvier dernier, la marche vers “le socialisme du XXIème siècle”. Ancien Ministre des Affaires étrangères, S.E.M. Jesus Arnaldo Perez, Ambassadeur du Venezuela en France, analyse pour nous les principaux accomplissements de la révolution bolivarienne et le nouveau rôle du Venezuela sur la scène internationale.

La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, la victoire du Président Hugo Chavez lors des élections du 3 décembre 2006 confirme le soutien du peuple vénézuélien à l’action du gouvernement. Pouvez-vous retracer les grandes lignes des changements accomplis dans votre pays depuis l’adoption par référendum de la Constitution de la Vème République en 1999 ?

S.E.M. Jesus Arnaldo Perez : Le Venezuela a beaucoup changé durant cette dernière décennie, parce qu’il est, d’une part, le lieu d’un bouleversement politique majeur et, d’autre part, le lieu d’une incroyable effervescence populaire et démocratique. Le Venezuela est désormais un forum d’idées permanent où chaque citoyen a son mot à dire.
Globalement, le principal changement, dont découlent tous les autres, est que les Vénézuéliennes et les Vénézuéliens sont de nouveau maîtres de leur destin commun. L’immense majorité de la population, qui était, sous la Quatrième République, exclue par l’élite du jeu démocratique et de la prise de décision, reprend jour après jour le pouvoir grâce à cette nouvelle démocratie participative et « protagonique » que nous mettons en place au Venezuela.
Dès lors, tout est possible : grâce à toujours davantage de démocratie, nous avons réduit de moitié la pauvreté et la pauvreté extrême, éradiqué l’analphabétisme, restauré l’éducation pour tous, instauré un service de santé public et gratuit pour les plus défavorisés, mis en œuvre une réforme agraire et une réforme des terres urbaines et nous travaillons à un énorme chantier : la diversification de notre économie. Un réseau de distribution de produits alimentaires à bas prix qui est aujourd’hui accessible à 13 millions de Vénézuéliens a également été mis en place. En outre, nous avons impulsé une politique massive de construction de logements et d’infrastructures, créé un réseau de banques de microcrédits dans tout le pays et augmenté chaque année le salaire minimum et les minima sociaux au- dessus du taux d’inflation. La liste des progrès accomplis est longue et ne saurait être exhaustive, mais ce qu’il faut retenir, c’est que la Révolution bolivarienne est une lutte qui mobilise tout le pays contre toutes les inégalités et contre toutes les injustices : chaque citoyen a le droit à la dignité.

L.L.D. : L’Assemblée nationale du Venezuela a voté le 19 janvier dernier une loi d’« habilitation » qui accorde des pouvoirs élargis au Président Hugo Chavez pour accélérer la marche vers le « socialisme du XXIème siècle ». Comment définiriez-vous cette nouvelle étape du processus politique engagé depuis 1998 ? Dans quelle optique le programme de nationalisation de certains secteurs d’activité doit-il être engagé ?

S.E.M.J.A.P. : En votant massivement pour la réélection du Président Chavez, les citoyens du Venezuela lui ont donné un mandat clair pour accomplir son principal engagement de campagne : acheminer le pays vers le Socialisme du XXIème siècle. Dans ce sens, le Président a, dans un premier temps, défini « 5 moteurs propulseurs » : la loi habilitante, la reforme constitutionnelle, le projet national « Morale et Lumières », la nouvelle géométrie du pouvoir et l’explosion du pouvoir communal.
Le premier des moteurs est la loi habilitante, approuvée le 31 janvier dernier. Il est important de préciser que, contrairement aux rumeurs qui se propagent, cette loi n’accorde pas les pleins pouvoirs au Président Hugo Chavez, mais lui donne simplement des pouvoirs élargis lui permettant de légiférer par décrets, pendant 18 mois, dans une série de 11 domaines établis et suivant des orientations bien définies par la loi. La précédente loi habilitante, en 2001, nous avait permis de mettre en œuvre des réformes qui ont eu un grand impact sur les schémas économiques et sociaux du pays. De nombreux présidents ont d’ailleursutilisé des lois habilitantes par le passé. C’est une pratique courante de la culture législative du Venezuela.
Grâce à ces cinq moteurs et au mandat que le peuple nous a confié, nous allons pouvoir intensifier, élargir et approfondir les politiques de transformation sociale et économique que nous mettons en place depuis neuf ans déjà. Les nationalisations que vous mentionnez vont dans ce sens : les secteurs stratégiques doivent être reconnus comme propriété sociale, de même que toutes les entreprises ont été privatisées sous l’influence néolibérale. Le Socialisme du XXIème siècle est un objet en construction continue, un objectif que nous atteindrons par l’expérimentation de politiques nouvelles et novatrices, et une véritable souveraineté populaire : comme disait Simón Bolívar, « le meilleur système de gouvernement possible est celui qui produit la plus grande somme de bonheur possible ».

L.L.D. : Le programme réformateur du gouvernement vénézuélien s’appuie en effet sur la philosophie du général Simon Bolivar. Comment la définissez-vous ? En quoi peut-on parler de « révolution » ? Placé au cœur de la Constitution de 1999, comment se traduit en pratique le concept de démocratie participative dans la gestion des affaires à l’échelon local et national ? Quel est le sens des nouveaux changements que le Président Hugo Chavez veut introduire dans la Constitution ?

S.E.M.J.A.P. : La Révolution bolivarienne a surgi à un moment où les idéologies paraissaient en voie d’extinction, victimes d’une pensée unique érigée en modèle et utilisée comme instrument de domination. Aujourd’hui, nous revendiquons, au-delà de la pensée du Libertador Simón Bolívar, un modèle théorico-politique qui condense les éléments conceptuels de la pensée des trois précurseurs de notre processus de transformation : Simón Rodríguez, Simón Bolívar, et Ezequiel Zamora. Nous appelons ce modèle « l’Arbre aux Trois Racines ». Ce système idéologique, dans lequel sont posées les questions de gouvernance et de gouvernement, de liberté et d’égalité, d’éducation, de souveraineté et du destin commun de notre Amérique, constitue la base théorique sur laquelle nous construisons un nouveau modèle de société, avec la Révolution, qui n’en est que le moyen.
Simón Rodríguez, au XIXème siècle, parlait « d’autogouvernance ». Aujourd’hui, nous allons dans le même sens en parlant de démocratie participative, car l’objectif est toujours le même : transférer le pouvoir vers les plus défavorisés, les oubliés du néolibéralisme et des décennies perdues. Pour vaincre la pauvreté, il faut donner le pouvoir au peuple.
En pratique, cela se traduit par le cinquième moteur que je mentionnais : « l’explosion du pouvoir communal ». Il s’agit de construire, avec les Conseils communaux, un nouvel Etat communal, et de lui transférer progressivement le pouvoir politique, social, économique et administratif pour nous dégager des vieilles structures de l’Etat capitaliste oligarchique qui freine notre élan. Pour cela, le Président Hugo Chávez l’a reconnu lui-même : « il faudra du temps […] et de la patience », bien que cette transformation soit déjà en cours depuis plusieurs années. Nous avons commencé par encourager les communautés à s’organiser en comités par quartiers pour gérer certaines ressources au niveau local, avec les comités des Terres urbaines, qui peuvent transférer la propriété de la terre dans les quartiers auto-construits, les comités de Santé, qui organisent la Missión Barrio Adentro, les Maisons d’Alimentation, les « Tables techniques de l’Eau », qui permettent la gestion communautaire de l’eau, les médias communautaires, etc. En juin de l’année dernière, nous avons créé les Conseils communaux, avec la loi du même nom, pour coordonner toutes ces institutions communautaires en leur donnant plus de pouvoir. Les Conseils communaux sont dotés de banques communales pour gérer un budget participatif. Ils sont également chargés, entre autres fonctions, de dénoncer et lutter contre la corruption qui peut être constatée au niveau local ou de promouvoir l’activité économique et la création de coopératives dans un esprit de développement endogène et durable. Le Président a déclaré vouloir utiliser les pouvoirs élargis que lui transfère la loi habilitante pour modifier cette loi afin d’élargir les attributions des Conseils communaux.
Plus largement, l’émergence de cet « Etat communal » entrainera d’autres réformes dans la structure de l’Etat, ainsi que dans la Constitution. A ce propos, que n’a-t-on pas entendu sur une supposée « dérive autoritaire » au Venezuela ? La réforme de la Constitution de la Cinquième République poursuit un objectif diamétralement opposé : toujours plus de démocratie et de justice sociale pour lutter contre la pauvreté et aller vers le Socialisme du XXIème siècle. Comme l’a dit le Président Hugo Chávez, « nous vivons des temps constituants, révolutionnaires ». Nous sommes dans une période de mouvement social et politique accéléré. C’est pourquoi cette Constitution, née en pleine tempête, doit être réformée. Les changements et les améliorations seront discutés, article par article, et la réforme devra être approuvée par référendum.

L.L.D. : Le Président Hugo Chavez définit le « socialisme du XXIème siècle » comme un système économique humaniste. Au regard de l’ampleur qu’ont pris les programmes sociaux baptisés « missions », quelles sont les priorités en matière de réduction des inégalités ? Quelles mesures ont-elles été concrètement mises en œuvre pour lutter contre la corruption ?

S.E.M.J.A.P. : La lutte contre la pauvreté et contre tous ses symptômes est la première des luttes, car c’est la seule manière de restaurer la dignité humaine. En 1998, lorsque le Président Hugo Chávez est arrivé au pouvoir, la pauvreté et la pauvreté extrême représentaient respectivement 49% et 21% de la population. Grâce à des politiques courageuses de redistribution de la richesse nationale, nous avons quasiment réussi à diminuer ces chiffres de moitié. En effet, au premier semestre 2006, soit seulement huit ans après l’élection d’Hugo Chavez, ces proportions ne représentaient plus que 33% et 10% de la population. L’indice de développement humain est quant à lui passé de 0,69 en 1998 à 0,81 en 2005. La recette est simple : les dépenses sociales ont continuellement augmenté depuis 1998 et elles représentent aujourd’hui 44,6% du budget de l’Etat. Voilà en quoi réside, entre autres principes, l’alternative au modèle libéral que nous proposons.
Aussi longtemps qu’il le faudra, nous poursuivrons et nous intensifierons notre lutte contre le fléau de la pauvreté, aussi bien au Venezuela que dans les pays qui en souffrent et demandent notre aide, car cette situation d’envergure mondiale est intenable. Nous avons bien l’intention de mettre en œuvre les Objectifs du Millénaire au Venezuela. Certains sont même déjà atteints, notamment en ce qui concerne l’alphabétisation ou l’accès à l’eau potable, mais notre politique de réduction des inégalités se poursuivra sur tous les fronts, sur celui de l’éducation, de la souveraineté alimentaire, de la poursuite de la réduction de la pauvreté, de l’accès à l’emploi et à une meilleure qualité de vie. Nous poursuivrons ces combats aussi longtemps que nécessaire et espérons qu’en 2021, lors du bicentenaire de notre indépendance vis-à-vis de l’Empire espagnol, nous pourrons en quelque sorte fêter notre deuxième indépendance. Voilà ce qu’est le chemin vers le Socialisme du XXIème Siècle, voilà la promesse que nous avons faite au peuple vénézuélien. En effet, notre socialisme signifie toujours plus de libertés fondamentales pour la majorité : liberté de manger, de se soigner, de se loger, de s’éduquer, de voyager. En bref, plus de démocratie pour nos concitoyens.

L.L.D. : Pays fondateur de l’OPEP, cinquième exportateur mondial de pétrole, le Venezuela enregistre depuis 2004 une croissance soutenue, étroitement liée à la hausse des prix du baril. Considérant les handicaps que peut induire un modèle de développement rentier, quels autres secteurs industriels peuvent-ils être développés pour diversifier les sources de revenus et d’emplois du pays ? De ce point de vue, quel rôle sont appelés à jouer les investisseurs étrangers ? Quels « ajustements » doivent-ils être réalisés dans le secteur énergétique ?

S.E.M.J.A.P. : Effectivement, il nous est impératif de diversifier notre économie. Un intellectuel vénézuélien disait que « le pétrole, c’est le sang du Venezuela ». Notre histoire récente est intrinsèquement liée à l’exploitation des hydrocarbures et notre économie dépend toujours en grande partie de leur exportation. Une rente, quelle qu’elle soit, apporte autant de devises que d’effets néfastes, et cela peut s’observer dans le monde entier : tous les pays qui fournissent au « Nord » l’énergie dont il a besoin pour son développement sont des pays en voie de développement. Nous sommes des victimes du schéma de domination. Il y a peu de temps, nous n’étions qu’une néocolonie pétrolière.
Nous avons de nombreuses pistes pour diversifier notre économie et, contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, nous avons déjà commencé à le faire.
Tout d’abord, nous menons un combat majeur pour la souveraineté alimentaire. Le pétrole nous a éloignés de nos racines paysannes et nous dépendons aujourd’hui essentiellement de l’importation pour l’approvisionnement en denrées agricoles et agroalimentaires, alors que le Venezuela pourrait être une puissance agricole, car il dispose de la terre et des énergies nécessaires. Dans ce sens, nous mettons en œuvre une réforme agraire pour rendre la terre aux paysans et nous mettons en place un appareil productif capable de transformer la matière première agricole et de fournir les biens de production nécessaires. Nous accompagnons ces mesures d’une politique de microcrédit et d’assistance technique afin d’aider les nouveaux agriculteurs dans leur activité. Nous encourageons également la création de coopératives pour que le monde paysan s’organise, dans un esprit de solidarité, d’efficacité et de respect de l’environnement. Nous soutenons de la même façon la petite agriculture paysanne et les systèmes agro-sylvo-pastoraux.
Nous développons en outre les industries lourdes et légères, à travers la création ou la revitalisation de nombreuses entreprises, dont des entreprises de production sociale, dans lesquelles les ouvriers et les travailleurs participent à la gestion des biens de production. La « Ville de l’Acier », ville nouvelle en cours de construction, fournira par exemple le matériel nécessaire à la mise en place d’un réseau ferroviaire qui couvrira tout le pays. La Corporation vénézuélienne de Guayana (CVG) est l’entreprise publique la plus en pointe dans le domaine de l’industrie lourde. Par ailleurs, nous avons inauguré dernièrement au Venezuela des usines d’automobiles, de micro-ordinateurs ou de téléphones portables, tout cela avec l’aide de partenaires étrangers. La formule que nous encourageons est la création d’entreprises mixtes entre l’Etat ou des entreprises publiques et des partenaires étrangers. Les investisseurs étrangers ont toute leur place au Venezuela, dans la mesure où ils respectent nos conditions souveraines.
Dans le secteur énergétique, nous considérons que les entreprises étrangères ont longtemps bénéficié de conditions injustes pour le Venezuela. Jusqu’en 2004, certaines ne reversaient qu’1% de royalties à l’Etat. Pour remédier à cela, nous avons décidé de créer des entreprises mixtes entre ces entreprises et la compagnie publique Petróleos de Venezuela (PDVSA), avec des contrats approuvés par notre Assemblée nationale. Certaines compagnies étrangères s’en sont félicitées, car PDVSA possède une importante expertise technique et car l’aval donné par l’Assemblée nationale confère à leur investissement une sécurité juridique sans égale. Nous espérons pouvoir travailler avec ces partenaires dans un esprit d’amitié et de respect mutuel, car ils peuvent contribuer de manière significative au développement du Venezuela et de son industrie pétrolière.

L.L.D. : Votre pays a également fait du pétrole l’un des fers de lance de sa politique étrangère. Considérant le projet du Gazoduc du Sud, les hydrocarbures peuvent-ils, selon vous, être le moteur de l’intégration régionale sud-américaine à l’image du rôle de l’acier dans le processus européen ? En quoi le modèle d’intégration économique préconisé par votre pays se différencie-t-il de l’Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale de l’Amérique du Sud (IIRSA) ?

S.E.M.J.A.P. : Les hydrocarbures ne sauraient être le seul moteur de l’intégration sud-américaine. Le vrai moteur, c’est la solidarité entre les peuples d’Amérique du Sud. Néanmoins, nous avons conscience que le Venezuela, à travers sa puissance énergétique, peut contribuer à une meilleure intégration économique et sociale dans le souci d’un développement durable.
En référence à Simón Bolívar et par opposition à la ZLEA promue par les Etats-Unis d’Amérique, notre Président a proposé l’ALBA, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, basée sur trois principes que sont la solidarité, la complémentarité économique et le respect de la souveraineté, pour lutter contre l’échange inégal. L’ALBA, qui réunit aujourd’hui, en plus du Venezuela, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, ainsi que trois Etats des Caraïbes : La Dominique, Saint-Vincent-et-les Grenadines et Antigua-et-Barbuda, est le nouveau cadre qui s’offre aux pays des Amériques pour des échanges solidaires, techniques et commerciaux. C’est dans le cadre de l’ALBA que nous proposons les Traités de Commerce entre les Peuples (TCP).
Dans le secteur énergétique, nous avons crée PetroCaribe et PetroSur. Le principe qui sous-tend ces initiatives est que les hydrocarbures, qui sont exploités depuis leur découverte pour le développement des pays du « Nord », doivent désormais être utilisés comme un moteur pour le développement endogène et durable des pays du « Sud ». L’IIRSA n’a pas la même philosophie. Cette initiative avait pour objectif initial une intégration des infrastructures de transport, d’énergie et de télécommunications. En réalité, on parle aujourd’hui essentiellement, au sein de l’IIRSA, de la construction de routes pour favoriser le commerce et l’extraction des ressources naturelles. Il s’agit moins d’une réelle intégration que d’une interconnexion des infrastructures de transport comme chemins vers l’export.

L.L.D. : En votre qualité de géographe et d’ancien Ministre de l’Environnement, comment avez-vous perçu les critiques formulées à l’égard du développement énergétique vénézuélien, lors du Forum social mondial qui s’est tenu en janvier 2006 à Caracas ? Quelles sont les initiatives de votre gouvernement en matière de développement durable ?

S.E.M.J.A.P. : Nous avons entendu ces critiques sur le modèle de développement énergétique au Venezuela. Nous entendons quotidiennement de nombreuses critiques, fondées ou infondées, et nous considérons qu’une critique peut être positive si elle est raisonnable et constructive. Le Président Hugo Chávez fait lui-même souvent appel à l’autocritique au sein de notre pays et de notre gouvernement.
Au sujet de ces critiques selon lesquelles notre modèle de développement ne consisterait qu’à mettre en place une infrastructure d'extraction et de drainage des ressources naturelles, je dois dire que je ne partage pas ce constat trop partiel. On nous a, par exemple, accusés de ne pas prendre en compte la réalité vécue par nos peuples amérindiens alors qu’à ce sujet, l’article 120 de la Constitution de 1999 représente un progrès sans précédent : l’exploitation des ressources naturelles sur les territoires occupés par les peuples indigènes ne peut se faire consultation de ces derniers au préalable. Dans la République bolivarienne du Venezuela, les droits reconnus aux peuples indigènes sont, au fait, parmi les plus avancés au monde.
En ce qui concerne la stricte défense de l’environnement, le Venezuela s’est engagé dans la recherche de nouvelles sources d’énergies renouvelables ainsi que dans la rationalisation de sa consommation énergétique. Nous venons de mettre en place la « Mission Révolution énergétique » grâce à laquelle nous avons installé en seulement trois mois, 31 millions d’ampoules à économie d’énergie, avec l’aide du Vietnam et en s’inspirant de l’expérience cubaine en la matière. Nous avons également de grands projets pour les énergies renouvelables, en particulier d’énergie éolienne, bien que l’électricité que nous produisons aujourd’hui provienne déjà essentiellement de sources d’énergies renouvelables, notamment hydraulique. Je crois qu’il est également important de préciser que notre gouvernement a interdit tout usage ou culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM), en vertu du principe de précaution.
Plus largement, les impératifs du développement durable sont pleinement inscrits dans notre politique de gouvernement sur le long terme. Pour cela, il nous faut changer le modèle rentier. Nous disons qu’il nous faut « semer le pétrole », c'est-à-dire utiliser le fruit de la rente pétrolière pour diversifier notre économie et impulser le développement de nouvelles activités. Dans ce sens, le développement de l’agriculture est, par exemple, primordial. En réinvestissant et en redistribuant la rente pétrolière, nous pouvons contribuer à la poursuite de la baisse de la pauvreté, qui est un des principes du développement durable. Je voudrais à ce titre rappeler les principes n°1 et 5 de la Déclaration de Rio de 1992, qui stipulent que « les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable » et que « tous les Etats […] doivent coopérer à la tâche essentielle de l’élimination de la pauvreté, qui constitue une condition indispensable du développement durable ». Le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela a adopté dans cette optique de nombreuses initiatives en matière de développement durable. Là où il y a de la pauvreté, il y a toujours un déficit de démocratie, donc sans démocratie, il n’y a pas de développement durable.

L.L.D. : Face à l’ajournement du projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et à la crise que traversent la Communauté Andine des Nations (CAN) et le Mercosur, le Président Hugo Chavez promeut l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Deux ans après les accords de Cuzco, comment expliquez-vous les difficultés de la mise en place d’une Communauté des Nations Sud-américaines ?

S.E.M.J.A.P. : Il est évident que, face aux puissants intérêts commerciaux des pays du « Nord », la mise en place d’alternatives d’intégration commerciale ou politique implique de nombreuses difficultés. Nous y faisons face parce que l’intégration des pays d’Amérique latine et des Caraïbes fait partie de notre vision stratégique. Il s’agit de parachever le rêve de Bolívar, d’une Amérique latine forte et unie, vision qui s’oppose depuis longtemps à l’impérialisme nord-américain et à la doctrine Monroe. Nous avons confiance en l’avenir de la Communauté sud-américaine des Nations en tant qu’instrument ou cadre pour l’intégration, même s’il nous faudra surmonter certaines divergences. Mais plus globalement, nous avons confiance en l’intégration entre les peuples d’Amérique du Sud et des Caraïbes au sens large. Celle-ci peut se mettre en œuvre sous diverses formes et, en ce sens, nous estimons que certains de nos combats récents ont déjà été couronnés de succès.
Premièrement, nous avons résisté au projet impérialiste de la Zone de Libre-échange des Amériques (ZLEA). Lors du Sommet de Mar del Plata, l’Amérique latine a fait bloc et malgré les fortes pressions des Etats-Unis et de leurs gouvernements alliés, les peuples latino-américains ont obtenu une victoire. Le projet de Zone de libre-échange des Amériques y a été enterré.
Deuxièmement, le projet alternatif que nous avons avancé, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, a poursuivi son chemin et récolté de nombreux appuis. L’ALBA est un projet pour l’intégration des peuples d’Amérique latine qui se base sur les trois principes de la solidarité, la complémentarité économique et le respect de la souveraineté. L’ALBA est née en réaction à l’ALCA (sigle espagnol de la ZLEA), et par conséquent, avec une orientation commerciale alternative. Depuis lors, elle s’est considérablement développée et englobe aujourd’hui des concepts d’orientation sociale, politique, économique, environnementale et culturelle. Elle constitue désormais, fondamentalement, un nouveau modèle politique global d’intégration des peuples des Caraïbes et de l’Amérique latine, qui partagent un espace géographique, des liens historiques et culturels, des potentialités et des nécessités communes. Alors que l’intégration néolibérale donne la priorité au commerce et aux investissements, l’ALBA est une proposition qui se focalise sur la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. L’ALBA accorde par ailleurs une grande importance au monde agricole et à ses traditions. La production agricole signifie beaucoup plus qu’une marchandise ; elle est la base de la préservation de choix culturels, elle est une forme d’occupation du territoire, elle définit les modalités de la relation avec la nature et elle est directement liée à la sécurité et à l’autosuffisance alimentaire. Dans nos pays, l’agriculture est un mode de vie et ne saurait être traitée comme n’importe quelle autre activité économique.
Pour toutes ces raisons, l’ALBA aspire sur le plan politique à favoriser des consensus en vue de repenser les divers accords d’intégration afin de permettre et d’atteindre un développement endogène national et régional. L’ALBA, après seulement six ans d’existence, compte déjà des applications concrètes et sept membres : Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, le Venezuela, ainsi que trois Etats des Caraïbes : La Dominique, Saint-Vincent-et-les Grenadines et Antigua-et-Barbuda. Néanmoins, au-delà du Traité de Commerce entre les Peuples (TCP) signé en avril 2004, de nombreux accords avec d’autres pays latino-américains sont inscrits dans la logique théorique de l’ALBA.

L.L.D. : En terme de coopération régionale, le retour au calme diplomatique entre le Venezuela et la Colombie depuis février 2005 a-t-il permis d’accroître les relations entre les deux pays, notamment en ce qui concerne le contrôle des frontières et l’échange de renseignements ?

S.E.M.J.A.P. : Les relations entre le Venezuela et la Colombie sont aussi anciennes que nos deux pays. Simón Bolívar, qui a libéré les deux nations, a joué un rôle fondamental dans le développement historique et constitutionnel de ces deux républiques sœurs. Après la séparation fatidique de la Grande Colombie, au sein de laquelle elles étaient réunies avec l’Equateur et le Panama, les deux pays ont suivi le cours de leur propre histoire ; elles ont néanmoins maintenu des relations de coopération et de compréhension mutuelle très significatives.
Toutefois, dans ce monde contemporain, certains intérêts, parfois extérieurs, paraissent les opposer. Quelques incidents, qui ne sont liés ni à la diplomatie des deux gouvernements ni aux intentions de nos deux peuples frères, peuvent donner l’impression que des différends existent entre nos deux pays bolivariens. Cependant, face à tous les obstacles qui ont pu se dresser entre nous, il y a toujours eu une volonté politique de renforcer la relation bilatérale dans tous les domaines, en vue de rechercher une unité de vues entre la Colombie et le Venezuela. En outre, nous avons signé de nombreux accords dans tous les secteurs : commercial, culturel, politique, énergétique ou même au sujet de notre frontière commune, longue de 2 200 km. Nos ministres de la Défense respectifs se sont retrouvés, à plusieurs reprises, lors de réunions de travail, pour conjuguer leurs efforts et garantir la sécurité de nos ressortissants, en particulier des personnes qui vivent de part et d’autre de notre frontière. Tous les incidents frontaliers, illégaux ou relatifs aux divers trafics ou à la guérilla, sont immédiatement portés à la connaissance des autorités compétentes. C’est le cas des incidents concernant des guérilleros récemment arraisonnés sur notre territoire ou du combat contre la criminalité et le trafic de drogues et de stupéfiants. Les migrants colombiens qui arrivent volontairement à notre frontière sont accueillis avec générosité par notre gouvernement. Il est important de souligner que la sécurité de notre frontière est un thème central sur lequel les Présidents Uribe et Chávez ont longuement discuté et ont signé des accords de coopération.
D’autre part, il faut souligner que malgré l’existence dans nos relations de paradoxes ou de contradictions, nos deux pays continuent à renforcer leurs relations et leurs liens. Citons à ce titre le récent accord sur la construction d’un gazoduc entre la Guajira colombienne et l’Etat vénézuélien de Zulia, ou les projets conjoints de construction d’oléoducs. L’année dernière, la balance commerciale entre nos deux pays a atteint 2 milliards de dollars, ce qui fait de la Colombie notre premier partenaire commercial. Notre relation est forte, nos deux pays et nos deux peuples sont frères, car les liens qui nous unissent sont les liens que l’Histoire a tissé entre nous.

L.L.D. : Le dynamisme de la diplomatie vénézuélienne a favorisé la multiplication d’accords de coopération avec des pays dits du Sud, des pays émergents comme la Russie mais aussi des pays plus modestes comme Cuba ou le Mali. Comment définiriez-vous le caractère « privilégié » des relations entre Caracas et La Havane ? A l’image des visites que le Président Hugo Chavez a effectué au Mali et au Bénin en août 2006, quelle place l’Afrique est-elle appelée à occuper dans la politique étrangère vénézuélienne ?

S.E.M.J.A.P. : Il faut souligner, tout d’abord, que la diplomatie vénézuélienne fait sa révolution depuis 1998 et la prise de fonction du Président Hugo Chávez. Jusqu’alors, nous n’étions qu’une néocolonie pétrolière et, par conséquent, notre politique étrangère était tributaire de celle des Etats-Unis d’Amérique. Nous avions principalement des relations avec les pays américains, du nord et du sud, avec les principaux pays européens et quelques pays asiatiques. Nous avions également des relations avec les pays de l’OPEP, dont nous sommes l’un des pays fondateurs, mais cette OPEP était en sommeil.
La situation a radicalement changé, notre diplomatie a pris son indépendance, nous avons réactivé l’OPEP et le message que nous désirons aujourd’hui transmettre est un message de souveraineté, de solidarité et d’amitié entre les peuples. La voix que nous portons est indépendante et originale, et elle est désormais reconnue comme telle. Nous avons de nombreux combats à mener sur la scène internationale et de nombreuses priorités : l’intégration des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes, le rapprochement culturel, politique et économique avec l’Afrique, la coopération avec les pays du « Sud », la promotion d’un monde multipolaire, la lutte contre la pauvreté et tous ses symptômes, la protection de l’environnement et le développement durable. Dans tous ces combats, nous défendons le respect de la souveraineté et la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays.
Nous avons signé des accords de coopération avec de nombreux pays, sur tous les continents. Nous avons des partenariats stratégiques avec de grands pays, comme la Chine, le Brésil ou la Russie par exemple, et nous avons élargi le champ traditionnel de notre politique étrangère. Nous avons adhéré au Mercosur, nous disposons désormais du statut de pays observateur auprès de l’Union africaine et nous avons noué des relations diplomatiques nouvelles avec de nombreux pays du « Sud », d’Afrique ou d’Asie.
Par ailleurs, vous mentionnez notre relation avec Cuba. Elle est excellente. Cuba est un pays frère. Nos liens se sont renforcés et nous avons lancé conjointement de nombreuses initiatives pour lutter contre la pauvreté dans nos deux pays ainsi que dans des pays tiers : l’ALBA, la « Mission Miracle », l’Ecole latino-américaine de Médecine, ainsi qu’une multitude d’accords de coopération dans de nombreux domaines. En outre, face aux tensions et aux tentatives de déstabilisation que subit injustement la République de Cuba de la part de l’Impérialisme, nous avons un devoir de solidarité. Cuba et son Président Fidel Castro constituent un modèle de résistance et de défense de la souveraineté pour tous les peuples d’Amérique latine.
Vous mentionnez également l’Afrique : elle était le continent oublié de notre politique étrangère avant 1998, alors que nous avons avec elle des liens historiques et culturels aussi importants qu’avec l’Europe. Nous avons un héritage africain ainsi qu’une part d’Afrique en chacun de nous. Il y a quelques années, nous n’avions de relations diplomatiques formelles qu’avec quelques pays africains, notamment les pays producteurs de pétrole. Aujourd’hui, nous ouvrons chaque année de nouvelles ambassades, et menons une nouvelle politique africaine en suivant les lignes tracées par l’Agenda africain, qui propose une intensification de nos relations avec ce continent. Nous désirons agir en Afrique par tous les moyens possibles, en utilisant les mécanismes bilatéraux ou multilatéraux, pour un développement durable et endogène, contre la pauvreté et tous ses aspects, contre la désertification et pour un meilleur accès aux soins, à l’éducation et aux services publics. L’Afrique doit cesser de survivre et nous désirons l’aider à trouver son chemin pour le développement.

L.L.D. : Les relations entre votre pays et les Etats-Unis sont notoirement tendues. Alors que le Venezuela est le 3ème fournisseur de pétrole des Etats-Unis, dans quelles conditions peuvent-elles être améliorées ? Fort du discours anti-impérialiste du Président Hugo Chavez, quelles sont les attentes du Venezuela à l’égard de l’Union européenne tant au plan du dialogue politique, qu’au plan de la coopération pour le développement ?

S.E.M.J.A.P. : Il est vrai que la relation que nous entretenons avec le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique ne s’est pas apaisée ces dernières années. Il existe, je le crois, une profonde différence de vision, entre nos deux gouvernements, au sujet de nos politiques gouvernementales respectives. En effet, l’administration Bush met en œuvre une politique clairement libérale d’un point de vue économique et violemment interventionniste sur la scène internationale, alors que notre politique se veut profondément démocratique, socialement juste et que nous désirons baser notre politique étrangère sur le principe du respect de la souveraineté de nos partenaires et amis. Le gouvernement des Etats-Unis est intervenu dans les affaires intérieures de nombreux pays pour leur imposer une politique et un modèle de gouvernance. Au Venezuela, depuis la victoire d’Hugo Chávez en 1998 et son accession constitutionnelle à la Présidence de la République, l’administration étasunienne n’a jamais cessé d’interférer contre le fonctionnement de nos institutions pour le simple fait que notre Président Hugo Chávez propose un modèle alternatif bien évidemment opposé aux politiques économiques libérales des Etats-Unis et à travers lequel il a su conduire une politique qui satisfait les réelles nécessités de nos concitoyens, d’une part, et promeut un dialogue « Sud-Sud », d’autre part.
Le discours du Président Hugo Chávez n’est donc pas un discours simplement anti-américain. Il s’agit plutôt d’appliquer une philosophie de défense de la souveraineté nationale en développant les principes de liberté et de coopération entre les peuples, et en se donnant les moyens d’apporter au peuple vénézuélien un espace de dignité dans lequel il puisse satisfaire ses besoins et jouir des droits de la citoyenneté. La République bolivarienne du Venezuela veut donner corps au principe d’indépendance en préservant la détermination bolivarienne à être un peuple libre de toute domination étrangère et qui affirme que sa capacité à décider de son destin n’est pas négociable. Simón Bolívar exprimait d’une manière visionnaire que « la souveraineté du peuple est la seule autorité légitime des nations ». Pour cette raison, les relations entre les Etats-Unis d’Amérique et la République bolivarienne du Venezuela ne pourront s’améliorer que dans la mesure où le gouvernement étasunien décide de respecter ces principe qui sont les nôtres, de souveraineté et d’autodétermination des peuples.
Néanmoins, toutes les tensions ou les différences de vues qui ont pu exister n’ont pas empêché l’approvisionnement en hydrocarbures aux Etats-Unis de la part de la République bolivarienne du Venezuela. D’un point de vue énergétique ou commercial, nos échanges n’ont pas souffert des aléas de notre relation. Paradoxalement, la seule interruption de l’approvisionnement en pétrole eut lieu lors du sabotage pétrolier appuyé par Washington.
En ce qui concerne l’Union européenne, nous maintenons d’excellentes relations avec les pays européens, comme l’illustre la quantité significative de conventions ou d’accords bilatéraux qui ont été signés. Pour intensifier ces échanges, nous avons mis en place une plateforme européenne qui consolide et renforce nos relations de coopération et de solidarité dans différents secteurs : énergétique, industriel, scientifique et technologique, éducatif, culturel, environnemental, agricole et agro-industriel.
Le souhait de la République bolivarienne du Venezuela est de développer avec les pays de l’Union européenne des relations étroites, au niveau politique comme au niveau de la coopération pour le développement durable et la solidarité entre les peuples. Nous pensons que l’Europe a un rôle très important à jouer sur la scène internationale. Son histoire doit lui permettre de mieux appréhender le futur et la survie de l’humanité. Sa place n’est pas au deuxième plan ; elle doit être maître de ses propres décisions, regarder le monde, l’Amérique latine, les Caraïbes, et établir des relations qui ne soient pas conditionnées par les Etats-Unis.

L.L.D. : Le Venezuela a récemment engagé un processus de modernisation de son outil de défense, marqué par la modernisation de son armement et le renforcement de son armée de réserve. Quels en sont les objectifs ? Plus largement, quels nouveaux défis ont-ils été inclus dans la stratégie de défense vénézuélienne ?

S.E.M.J.A.P. : La République bolivarienne du Venezuela a beaucoup été accusée de poursuivre une course aux armements ou d’être un facteur de déstabilisation pour la région. Ceux qui le prétendent mentent délibérément ou sont tout simplement mal informés. Le budget pour la défense n’est que le septième budget de l’Etat et il me faut vous rappeler un principe essentiel qui figure dans le préambule de notre constitution : la République bolivarienne lutte pour la paix et promeut la coopération pacifique entre les nations. Les Forces armées vénézuéliennes ne sont jamais sorties de notre territoire pour envahir un seul pays. La République Bolivarienne du Venezuela est une puissance de paix. Son histoire est une histoire de paix.
Néanmoins, tout cela ne contredit en rien notre volonté de moderniser notre outil de défense. Nous subissons, depuis quelques années déjà, des tentatives de déstabilisation politique ou économique coordonnées depuis Washington avec l’appui d’une minorité au Venezuela. Malgré notre désir d’avoir des relations amicales et pacifiques avec les Etats-Unis d’Amérique, nous avons la preuve qu’il existe des plans pour assassiner notre Président de la République, Hugo Chávez, ou pour envahir la République bolivarienne du Venezuela. Nous avons également un important espace maritime et de longues frontières qu’il nous faut surveiller et protéger. En outre, il nous faut lutter efficacement contre tous les trafics. Pour toutes ces raisons, nous devons pouvoir compter sur un outil de défense suffisant, moderne, dissuasif, capable et flexible, avec un capital humain de qualité. Nous devons pouvoir être prêts à une guerre asymétrique. Notre matériel militaire étant en grande partie obsolète, il nous faut procéder à des acquisitions pour le moderniser auprès des pays qui acceptent de nous les vendre. Si nous avons acquis auprès du gouvernement russe des avions de chasse Sukhoi, c’est d’abord parce que les Etats-Unis d’Amérique se refusent à nous fournir les pièces de rechange nécessaires pour entretenir notre flotte de chasseurs F-16, qui se trouve au sol.

L.L.D. : La visite officielle que le Président Hugo Chavez a accompli en France en octobre 2005 illustre la volonté partagée de renforcer la coopération entre les deux pays. Au-delà d’une vision commune de la mondialisation, quels autres domaines des relations entre les deux pays peuvent-ils être approfondis ? A l’image de la position qu’occupe Total au premier rang des investisseurs étrangers au Venezuela, à quels autres secteurs pourrait s’étendre l’intensification des échanges commerciaux bilatéraux ?

S.E.M.J.A.P. : Nous considérons que la France, à travers son histoire et ses valeurs, représente une référence culturelle et politique dans le monde. Beaucoup admirent les combats qu’elle a menés pour la liberté. L’apport de la France aux luttes pour l’émancipation, à travers l’Esprit des Lumières, est considérable. Il fait partie de l’Histoire et la Révolution française est enseignée dans les écoles du monde entier. Aujourd’hui, la France semble se débattre dans la mondialisation pour sauvegarder son modèle et pour défendre sa vision dans le concert des nations. Les récentes prises de positions du Président Jacques Chirac, en particulier sa critique du libéralisme économique et son appel pour un développement durable, illustrent, selon nous, la préoccupation de la France pour le destin des peuples. Dans ce sens, nous partageons, en effet, une vision commune de la mondialisation, dans laquelle nos deux pays souhaitent l’émergence d’un monde multipolaire et équilibré. Dans un cadre multilatéral, nos deux pays se sont ainsi prononcés contre l’intervention étasunienne en Irak et ont œuvré ensemble pour l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles à l’UNESCO.
La relation entre la France et la République bolivarienne du Venezuela est excellente, et l’histoire récente nous a permis de l’enrichir à travers la signature de nombreux accords dans différents domaines : ferroviaire, agroalimentaire, industriel, aéronautique, énergétique et éducatif ; en témoigne la récente visite du Ministre français de l’Education, Gilles de Robien, à Caracas, qui a permis le renforcement de notre coopération dans ce domaine.
Dans le domaine énergétique, il faut souligner la place de Total, premier investisseur étranger au Venezuela, qui travaille en étroite collaboration avec notre compagnie nationale Petróleos de Venezuela (PDVSA), sur différents projets : Sincor 2, Yucal Placer ou Plataforma Deltana, qui concernent l’exploitation du pétrole extra-lourd de la Ceinture de l’Orénoque ou encore l’exploitation offshore de nos ressources en gaz. Malgré les différends qui ont pu subvenir, nous croyons que Total a un rôle à jouer dans le développement de notre pays. Le Président Chávez a répété son engagement, lors de sa visite en 2005, de fournir à la France du pétrole et du gaz en échange de transfert de technologies pour aider notre industrie et nos différents secteurs d’activité. Il s’est également prononcé pour l’intégration de la France au sein de l’Organisation du traité de coopération Amazone, qui rassemble les pays de la région.
En effet, la France est aussi un pays américain. N’oublions pas que la République française et la République bolivarienne du Venezuela ont une frontière maritime commune. A travers sa présence dans les Antilles et dans le continent sud-américain, la France possède une dimension caribéenne et sud-américaine. Sur cette base, nous pouvons imaginer en tant que pays voisins des coopérations renforcées dans tous les domaines.
Nous espérons travailler ensemble, à l’avenir, pour la protection de l’environnement, le développement agricole et la lutte contre la faim, pour la redéfinition des institutions internationales, pour des relations culturelles approfondies entre l’Europe et l’Amérique latine, pour la coopération scientifique, technologique et énergétique et pour un développement durable international. Comme le disait le Président Chávez lors de sa dernière visite, il nous faut « projeter un nouvel étage dans l’édifice des relations si importantes entre la France et le Venezuela ».

L.L.D. : Vous avez fait vos études supérieures à Toulouse. Quel enseignement avez-vous tiré de cette expérience tant sur le plan universitaire que sur celui des relations humaines ? Au-delà des aspects politiques ou économiques, comment les liens entre les sociétés vénézuélienne et française peuvent-ils être renforcés ? Quelle place occupe à cet égard la francophonie dans votre pays ?

S.E.M.J.A.P. : Mon séjour en France a été une excellente opportunité, d’abord sur le plan humain, de partager des expériences et d’apprendre au contact d’autres étudiants, professeurs et chercheurs de diverses nationalité et spécialisations. Mais ce fut aussi l’occasion de mieux connaître la société française, ses exploits, ses problèmes, ses conflits, sa diversité, ses valeurs et ses espoirs.
Les sociétés française et vénézuélienne seront à même de renforcer leurs liens dans la mesure où il nous sera possible de mieux nous connaître, en partant de l’attachement à nos valeurs communes telles que la liberté, l’égalité, la fraternité, la solidarité, le refus de toute discrimination ainsi que le respect de l’indépendance et de l’autodétermination des peuples.
La francophonie représente une chance pour notre pays de faire de la langue française un vecteur culturel permettant un rapprochement avec de nombreux peuples du monde qui partagent des valeurs communes, dans le cadre de la diversité culturelle et du dialogue des civilisations.


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