Entretien avec M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, Député au Parlement européen et ancien Président de Terra Australis
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Premier Ministre, vous avez présidé l’association Terra Australis qui a commémoré entre 2001 et 2002 le bicentenaire de l’expédition scientifique de Nicolas Baudin. Quels étaient les centres d’intérêts de cette association ?
M. Michel Rocard : Terra Australis est une association que nous avons créée vers 1997-1998 pour préparer la commémoration du bicentenaire de l’expédition Baudin et qui a duré cinq ou six ans. Nicolas Baudin était un marin considérable, dont la carrière a été un peu difficile. Il a été Commandant de la Marine royale sous Louis XVI, mais il a démissionné après qu’on lui ait préféré un aristocrate, lui étant roturier. Il s’est mis à faire du commerce et d’autres activités moins ordinaires. Il a ensuite été récupéré par le Premier consul Napoléon Bonaparte qui, en 1800, lui donne l’ordre de commander une expédition de navires, le Géographe et l’Astrolabe, pour faire l’inventaire des ressources naturelles, des espèces vivantes végétales et animales, ainsi que la cartographie de ce que l’on appelait encore la Nouvelle-Hollande et dont on ne savait pas encore si c’était un archipel ou si c’était un continent immense. Cette expédition a duré deux ans et demi. Baudin est mort de tuberculose à son retour, si bien qu’il n’y a pas eu de paternité à la description du compte rendu. Une dispute a également éclaté entre son commandant en second et quelques-uns des savants qui étaient partis avec lui. Bonaparte a vu en quelque sorte dans cette expédition un renouvellement de l’expédition d’Egypte.
L.L.D. : A première vue, l’expédition Baudin apparaît comme un échec…
M.R. : Ce n’est pas du tout un échec, c’est un triomphe. Le grand scientifique Cuvier qui, rendant compte en 1809, à l’Académie des Sciences, de l’apport de cette expédition, a affirmé qu’elle avait pratiquement contribué à doubler les connaissances humaines en matière d’espèces vivantes tant végétales qu’animales. La réussite de l’expédition a simplement été effacée par la mort du chef d’expédition et par la dispute entre ses successeurs. Mais, elle demeure un des plus grands succès de l’histoire de la découverte de la nature. Il faut également ajouter qu’il reste en Australie sept cents à huit cents noms de caps, de rivières, de baies ou de petits bourgs, qui sont des noms français donnés par Baudin.
L.L.D. : Quels sont les facteurs qui ont motivé votre intérêt pour l’Australie au cours de votre carrière ?
M.R. : Il y a eu beaucoup de facteurs. J’étais Ministre de l’Agriculture lorsque les négociations douanières mondiales de ce que l’on a appelé l’Uruguay Round ont commencé. Il était alors fortement question d’y inclure les produits agricoles. Il s’agit de négociations entre 140 nations qui se présentent toutes comme consommatrices et dont le principe général consiste à faire baisser les prix le plus possible. Naturellement, une bataille féroce se préparait entre les grands exportateurs, au nombre de six, les Etats-Unis, le Canada, la Communauté européenne, l’Argentine, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ma première idée a donc été de nous trouver des alliés. Or, l’Argentine ne couvrait que la viande, ce qui ne suffisait pas, tandis qu’avec le Canada et les Etats-Unis, une entente n’était pas possible, non seulement parce que nous avions des contradictions d’intérêts, mais aussi parce que leur vision n’était pas compatible avec l’idée d’organiser le marché. Ils voulaient simplement être les plus forts sur un marché totalement spontané, libre et non régulé. Je pensais en revanche que l’Australie et la Nouvelle-Zélande, dont les gouvernements étaient travaillistes à l’époque, accepteraient l’idée d’une régulation du marché ; ce qu’ils avaient déjà accepté sur des produits comme le café, dont ils n’étaient toutefois pas producteurs. En tant que Président du Conseil agricole, lorsque la France a pris la présidence de la Communauté économique européenne (CEE), j’ai ainsi cherché à avantager un peu la Nouvelle-Zélande en matière d’importation de beurre et de mouton sur notre continent, de manière à lui faire comprendre qu’elle pouvait compter sur des alliés si elle était prête. C’est dans ce contexte que j’ai donc été amené à m’intéresser à l’Australie, en quelque sorte pour payer le ticket d’entrée. En fait, je ne suis jamais arrivé à séparer l’Australie et la Nouvelle-Zélande de ce qui s’est appelé le groupe de Cairns. Nous ne penserons, nous ne parlerons et nous ne ferons jamais rien sur le plan agricole en commun, avec des pays où la terre n’est pas rare. Le drame agricole c’est quand la terre est rare, ce qui est vrai de la totalité de l’Europe, de beaucoup de pays d’Asie. Avec tous ces pays, nous pouvons nous comprendre. Avec les pays où la terre est une ressource illimitée, on ne peut pas se comprendre.
Mais ce n’est pas tout. Mon idée était également d’améliorer l’environnement international de la France pour organiser le maintien, mais avec une diminution annuelle, de nos essais nucléaires qui se poursuivaient à cette époque. Et, surtout, je me suis très vite soucié de favoriser un environnement amical à la Nouvelle-Calédonie, de manière à ce qu’elle puisse acheter ses importations et notamment ses besoins alimentaires, qu’elle puisse faire former ses jeunes femmes et hommes ainsi que ses cadres ailleurs qu’en France, ce qui coûte beaucoup trop cher, dans son voisinage propre. Voilà comment tout a commencé. Je considérais aussi que l’Australie était une admirable terre de départ sur le marché asiatique pour les entreprises françaises.
L.L.D. : De ce point de vue, comment percevez-vous l’évolution des échanges économiques et, plus généralement, de la coopération entre les deux pays ? L’Australie demeure perçue en France comme une terre assez lointaine, relativement méconnue…
M.R. : Beaucoup moins aujourd’hui. Le nombre d’entreprises françaises en Australie a dû doubler et s’élargir à des entreprises de taille moyenne. Nos parts de marché n’ont pas doublé, mais elles ont continué à augmenter. En outre, les programmes conjoints de recherche que nous avons mis en œuvre tant avec l’Australie qu’avec la Nouvelle-Zélande, ont très bien fonctionné. Mon ami, l’ancien Ministre de la Recherche, Hubert Curien, avait, pendant mon gouvernement, suite aux accords de Matignon concernant la Nouvelle-Calédonie qui ont été admirablement salués là-bas, négocié séparément mais avec les deux pays, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des accords bilatéraux de recherche. Ils portaient notamment sur des études sur l’uranium, minerai présent en terre australienne, des programmes de recherche chimiques, mais aussi des programmes de recherche historique. A l’occasion de l’anniversaire du Commandant Baudin, nous avons déployé des quantités de travaux en sciences humaines et historiques en particulier.
Mon intérêt, c’est surtout que la France entière a intérêt à être présente en Australie. C’est tout de même à la suite de tous ces efforts que, finalement, Thalès est devenu, sur adjudication, le gestionnaire de la principale entreprise australienne de construction militaire d’équipement naval et terrestre, l’équivalent du GIAT et de la DCN réunies, ce qui est significatif. Un autre succès majeur a été que l’Australie est devenue le premier acquéreur international de l’hélicoptère militaire Tigre que conçoit Eurocopter. Nous avons donc, si je peux le formuler ainsi, nettoyé le climat des relations franco-australiennes.
L.LD. : Au-delà des relations bilatérales, quels sont aujourd’hui les principaux dossiers de coopération entre l’Australie et l’Europe ?
M.R. : L’Australie reste à 20 000 km de distance de notre continent. Rien n’a changé à cet égard. Tout échange commercial entre nous coûte donc très cher en transport, mais il y a eu une véritable réconciliation. En dehors du dossier agricole, pour lequel l’Australie s’obstine à penser que l’Europe devrait se conduire comme si elle possédait de la terre de manière illimitée, comme s’il n’y avait pas sur ce plan de problème de rareté, les relations vont plutôt mieux, même si le dossier agricole pollue un peu tout le reste. Cela étant, l’arrêt définitif des essais nucléaires français a mis un terme à bien des aigreurs. J’aborde d’ailleurs ces questions dans notre dernier livre d’entretien avec Georges-Marc Benamou « Si la gauche savait ».* Il n’y a vraiment aucune raison que tout cela ne continue pas à s’améliorer.
* Michel ROCARD, « Si la gauche savait »,
Entretien avec Georges-Marc Benamou, Robert Laffont, 2005, Paris. |