Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

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Le volontarisme singapourien toujours aussi résolu

Par S.E.M. Bernard de MONTFERRAND,
Ancien Ambassadeur de France à Singapour*

Singapour est à mes yeux l’un des plus formidables exemples de volontarisme politique dans l’Histoire récente. Après y avoir été Ambassadeur de 1989 à 1993, j’y suis retourné en 2014 pour rencontrer les milieux d’affaires et y prononcer une conférence à la Lee Kuan Yew School of Public Policy. À quelques décennies de distance, j’y ai retrouvé le même esprit, la même vitalité, la même ambition qui ont permis à cette petite île sans arrière-pays, sans ressources et, en 1963, d’une grande pauvreté et minée par les luttes ethniques, l’une des nations les plus riches du monde ; ceci en moins de trois générations.
Lee Kuan Yew, qui fut l’un des plus grands chefs d’État du XXème siècle, a conduit son pays avec quelques principes simples alliés à un pragmatisme absolu : ouverture totale sur le monde auquel il convient de s’adapter sans cesse, éthique du travail « confucéenne » tournée vers les activités à plus haute valeur ajoutée, cohésion d’une société multiethnique grâce à un service militaire d’inspiration israélienne et à une gestion attentive du multiculturalisme, méritocratie exigeante et lutte sans merci contre la corruption.
Aujourd’hui comme hier, les responsables singapouriens sont obsédés par la nécessité de monter en gamme les activités du pays. J’ai connu l’époque où Thomson employait plus de 10 000 personnes à Singapour, puis à Batam, pour fabriquer des cartes mémoires électroniques au même moment où des laboratoires, soutenus par le gouvernement, commençaient timidement à acquérir des compétences en biotechnologies. Les premiers ont disparu tandis que les seconds sont maintenant au meilleur niveau. Après avoir maîtrisé la fabrication, Singapour a rencontré des difficultés à se lancer dans la création et a connu des crises de croissance, mais il les a surmontées. Quant aux infrastructures, les résultats sont éblouissants. On connaît le cas de l’aéroport de Changi. Mais dés les années 1990, le port de Singapour qui n’avait pour modèle que Rotterdam ou Hong Kong, connaissait une intégration électronique complète de toutes ses opérations et il n’a cessé de poursuivre sa marche forcée vers la modernisation, en tête des plus grands ports du monde.
Ce mouvement se poursuit dans tous les domaines et d’abord dans celui des activités financières. Une économie riche ne croit plus au rythme des « tigres » des années 1980, mais celle de Singapour tient la distance. Le paysage physique de Singapour change avec des bâtiments superbes et une modernisation effrénée. Mais l’esprit de Singapour tendu vers l’avenir reste le même. Les Singapouriens aiment toujours à se lamenter que les jeunes ont perdu l’éthique du travail de leurs anciens et que leur pays aura bien du mal à faire face aux nouvelles compétitions. Mais c’est pour mieux réagir et mobiliser les esprits.
Singapour joue un rôle international sans commune mesure avec sa taille géographique. Longtemps Lee Kuan Yew exerça en Asie un magistère de la parole qui lui donna une influence incomparable. Sa priorité était l’indépendance de Singapour appuyée sur un instrument de défense redoutable, sur des relations de bon voisinage soigneusement entretenues et sur des alliances solides, en premier lieu avec l’Amérique à laquelle il accorda des facilités sur le territoire singapourien. Il était en outre très actif pour favoriser les grands équilibres en Asie, n’hésitant pas à faire la leçon aussi bien aux dirigeants chinois qu’à ceux du Japon. En Asie du Sud-Est, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) était pour lui une manière d’intégrer dans la communauté internationale des pays comme le Viet Nam ou la Birmanie. Il était favorable aux grandes organisations asiatiques qui pouvaient favoriser le dialogue et l’ouverture, et donc la stabilité. Singapour a continué sur cette voie et les analyses de ses dirigeants sur la situation en Asie sont souvent les plus pertinentes ; elles sont attendues et écoutées.
La France et Singapour ont noué depuis des décennies une relation de grande qualité. La coopération économique, longtemps très faible puisqu’il s’agissait d’une chasse gardée anglaise, est devenue considérable. En 1989, il n’y avait que 150 entreprises françaises, trois ans plus tard, leur nombre avait doublé et ce mouvement n’a jamais cessé pour une raison simple : la Cité-État est l’un des lieux les plus efficaces et les plus accueillants pour rayonner en Asie. J’ai retrouvé en 2014 un Economic Developpment Board (EDB) qui est resté l’un des organismes d’attractivité des entreprises étrangères les plus performants du monde. Lorsqu’en 1990 j’avais lancé un club de grands patrons des deux pays, les responsables d’entreprise français et singapouriens ne se connaissaient guère. Aujourd’hui, ils ont des contacts étroits et s’apprécient.
Les relations politiques ont accompagné ce rapprochement. Les Présidents François Mitterrand comme Jacques Chirac appréciaient les analyses et le rôle international de Lee Kuan Yew avec lequel ils avaient un dialogue très dense. Cela s’est poursuivi avec leurs successeurs et la nouvelle génération d’hommes politiques singapouriens, de Goh Chok Tong à Lee Hsien Loong. Ces relations ont atteint un grand degré de confiance, en particulier dans le domaine de la défense où la France n’est pas seulement un partenaire majeur pour l’équipement des forces armées singapouriennes mais offre des facilités d’entrainement à l’armée de l’Air singapourienne dans les Landes.
Naturellement, Singapour a des fragilités et des doutes. Sa société évolue et son ouverture à toutes les idées et les sensibilités accroît ses exigences. La coexistence des trois très fortes cultures qui composent sa population pose toujours de multiples problèmes. Chacun sait que le parcours des « cinquante glorieuses » de Singapour a été accompli avec un système politique qui laisse peu de place aux opposants. Il reste que la « nation » singapourienne est aujourd’hui une réalité à laquelle bien peu croyaient il y a 40 ans et que l’effort accompli chaque jour continue à porter des fruits remarquables en terme de progrès social et économique.
Dans une Asie parcourue de tensions et de rivalités, cela explique pourquoi la France attache tant de prix à une étroite relation avec un partenaire aussi fiable et aussi actif en faveur de la stabilité.   

* S.E.M. Bernard de Montferrand a également assumé les fonctions d’Ambassadeur de France aux Pays-Bas, en Inde, au Japon et en Allemagne.

 

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Lee Kuan Yew, père fondateur de Singapour

C’est un hommage appuyé que lui ont rendu la population et la communauté internationale le 22 mars 2015 lorsqu’il décéda d’une pneumonie aigüe. Ban Ki-Moon, Secrétaire général de l’ONU, aura salué « une figure légendaire en Asie, largement respecté pour son leadership fort et sa stature d’homme d’État ». Certains lui auront reproché sa gestion des affaires et du pays d’une main de fer, c’est surtout le prodigieux essor économique de la Cité-État en l’espace d’un demi-siècle que l’on retiendra.
Né le 16 septembre 1923 dans une famille d’origine chinoise, Lee Kuan Yew a grandi dans un Singapour sous influence britannique. Après la Seconde Guerre mondiale, il part faire ses études supérieures en Grande-Bretagne, à la London School of Economics puis au Fitzwilliam College à Cambridge, où il étudie le droit. De retour à Singapour en 1949, il exerce comme avocat pour le cabinet Laycock et Ong.
En novembre 1954, Lee Kuan Yew fonde le Parti d’action populaire (PAP) et gagne ses premières élections départementales en 1955, en remportant la circonscription de Tanjong Pagar. Puis, son parti sort vainqueur des élections nationales du 1er juin 1959, avec 43 des 51 sièges de l’Assemblée législative et Lee Kuan Yew devient le premier Premier Ministre de Singapour le 5 juin 1959. Il a alors 35 ans.
Artisan de la fusion de son pays avec la Malaisie, devenue réalité le 16 septembre 1963, Lee Kuan Yew voit la cohabitation entre les différentes ethnies se déliter. L’échec de cette union, le 9 août 1965, fut un moment douloureux : « Pour moi, c’est un moment d’angoisse. […] Maintenant, moi, Lee Kuan Yew, Premier Ministre de Singapour, dans la responsabilité qui m’incombe, je proclame et déclare au nom du peuple et du gouvernement de Singapour (…) qu’elle sera à jamais une nation indépendante, souveraine et démocratique, fondée sur les principes de liberté et de justice et avec pour but la recherche du bien-être et du bonheur du peuple dans une société la plus juste et égalitaire possible ».
Malgré les défis politiques et géographiques qui se dressaient devant eux, Lee Kuan Yew et son gouvernement se sont attachés à rechercher la reconnaissance internationale de l’indépendance de Singapour, celle-ci devenant membre de l’Organisation des Nations unies (ONU) le 21 septembre 1965, et à mettre en œuvre un modèle économique visant à assurer la prospérité économique du pays.
Dans Singapore Story, publié en 1998 , Lee Kuan Yew raconte comment il a redressé et relancé l’économie singapourienne, en trouvant un équilibre entre un État-providence qui garantit la solidarité entre les classes sociales et une économie peu réglementée avec une faible imposition. Il lance un vaste programme d’industrialisation pour faire de son pays un grand exportateur de produits finis, et encourage les investissements étrangers. Dans le même temps, il s’assure de la paix sociale en signant des accords avec les syndicats et le patronat, et œuvre au développement des services sociaux et sanitaires. Dès les années 1980, la Cité du Lion affiche le 2ème plus haut revenu par habitant en Asie du Sud-Est et est devenue la 1ère place financière d’Asie.
À chaque élection depuis 1959, Lee Kuan Yew est reconduit au pouvoir mais, le 28 novembre 1990, il quitte ses fonctions de Premier Ministre. Il reste néanmoins très impliqué dans les affaires de l’État en officiant en qualité de Ministre Senior du 28 novembre 1990 au 12 août 2004. Puis, il est nommé Ministre Mentor au sein du cabinet de son fils, Lee Hsien Loong, devenu Premier Ministre au terme du scrutin législatif d’août 2004, avant de démissionner après les élections générales de mai 2011. L’engagement de toute une vie qui lui vaut d’être considéré par les Singapouriens comme le « père fondateur » de la nation singapourienne.    CF

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