Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

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     Japon
 

L’après-mars 2011 : établir l’histoire et construire un avenir, la confrontation des discours après le désastre

Par Mme Cécile Sakai,
Professeur des Universités à l’Université Paris-Diderot
et chercheur au Centre de recherches sur les civilisations de l’Asie orientale (CRCAO)

La triple catastrophe japonaise du 11 mars 2011, survenue dans le Nord-Est du  Japon, représente sans aucun doute l’un des événements les plus importants de l’histoire du monde en ce début du 21ème siècle. Elle se caractérise par ses trois phases, séisme de magnitude 9, tsunami dévastateur – qui a directement causé la mort de près de vingt mille personnes -, et accident nucléaire majeur (niveau 7 sur l’échelle internationale) de la centrale numéro 1 de Fukushima, opérée par  la Compagnie électrique de Tokyo (Tepco).
Les secousses n’ont pas été seulement physiques, bien évidemment. Et, au-delà de la tragédie de toute une communauté, de toute une région, c’est le socle commun de la société  moderne japonaise qui est remis en cause. Les débats sur les faits (historique1, responsabilités, déroulement des événements, évaluation des mesures prises, etc.) et sur l’avenir (analyse des risques, choix énergétiques et donc économico-industriels, articulation entre décisions politiques et stratégies d’entreprises, etc.) font rage, plus d’un an et demi après le désastre2. Les documents se comptent par dizaines de milliers.
Le moment est essentiel, puisque de ces débats pourrait naître une vision nouvelle de ce que pourrait être l’avenir du Japon, et, dans le contexte d’une mondialisation désormais installée, le devenir de l’humanité. La clause conditionnelle utilisée ici n’est pas simplement rhétorique : en fonction des rapports de force et des options politiques, le repli sur un statu quo reste possible, autrement dit la poursuite du développement nucléaire, assorti de conditions de sûreté plus strictes.
Mais le sol japonais est particulièrement instable. Comme l’écrivait  un éditorialiste du journal Asahi au lendemain du séisme : « L’archipel japonais se situe dans une zone de collision de plusieurs plaques tectoniques. Pour évoquer ces risques, le physicien Torahiko Terada3 proposait l’image suivante : « comme si le territoire national tout entier se tenait sur un pont suspendu ». Et de sonner l’alarme : « Les câbles peuvent rompre demain. »  Ces câbles… viennent de rompre. »4 La redécouverte de cette instabilité fait partie de ces débats sur l’avenir : les journaux et magazines sont remplis de cartes et autres statistiques, qui réexplorent les 114 volcans de l’archipel, explorent les centaines de failles sismiques qui traversent toutes les régions, décomptent les répliques et rappellent qu’un cinquième des séismes dans le monde survient au Japon. Ces faits étaient connus. Mais ils sont ici reconvoqués, mis en scène en quelque sorte pour illustrer la fragilité de l’espace japonais.
C’est dans ce contexte de grande tension que plusieurs types de discours et d’images s’affrontent. On distingue les expressions individuelles des expressions collectives, les paroles privées des paroles officielles, l’ensemble étant soumis à une bipolarité évidente, entre les pro-nucléaires et les anti-nucléaires. Les supports de communication tendent, eux aussi, à diverger, même si les lignes se croisent parfois. On peut dire schématiquement que la défense du nucléaire et les discours rassurants sont diffusés par les tribunes officielles et les grands médias ; les protestations, douleurs et colères sont, pour leur part, diffusées par internet, les smartphones et les réseaux sociaux (surtout sur twitter). S’inscrivent aussi dans ce cadre les œuvres littéraires, poésies, fictions, essais5, qui déclinent de leur côté et sur un mode critique  les représentations culturelles de la catastrophe.
Que dire de leurs impacts respectifs ? Les discours d’autorité s’opposent aux discours de l’émotion ou de l’art, mais ici, dans la mesure où la promotion du nucléaire civil correspond à un discours dominant, c’est ce discours qui se trouve remis en cause et placé sur la défensive, tandis que les flux des paroles et des écrits individuels libèrent une critique nouvelle, généralement radicale, au nom de la survie de l’humanité et tout particulièrement de la protection des enfants. Certes, ces positions se situent à des niveaux différents, mais elles se croisent parfois et se muent alors en rapports de force.
On notera à cet égard un épisode-clé : la publication, le 5 juillet 2012, par la Commission indépendante d’investigation sur l’accident nucléaire de Fukushima, missionnée par la Diète6, d’un rapport qui met en évidence les erreurs politiques et les négligences industrielles. Dans la version anglaise de l’introduction par le Président de la commission Kiyoshi Kurokawa, on peut lire ceci : « What must be admitted – very painfully – is that this was a disaster « Made in Japan ». Its fundamental causes are to be found in the ingrained conventions of Japanese culture : our reflexive obedience ; our reluctance to question authority ; our devotion to ‘sticking with the program’ ; our groupism ; and our insularity ». Il va sans dire que ces remarques vont faire l’objet de vives polémiques, d’autant qu’elles ne figurent pas dans le rapport en japonais. Nationaliser ainsi la catastrophe cautionne le nucléaire dans les autres pays, et surtout c’est la culture qui est rendue responsable des dérives. Il y a là clairement une manipulation. Mais on peut aussi inverser le point de vue, en constatant que la culture est ainsi mise, pour la première fois, au cœur du débat.
En tout état de cause, la confrontation des discours se poursuit, en épousant les aléas des décisions politiques, elles-mêmes issues de séries de jugements personnels fluctuant entre les lobbys divers et la pression de l’opinion publique, les voix des électeurs. La décision du gouvernement Noda (Parti démocrate), le 14 septembre 2012, de réduire à zéro l’activité nucléaire à l’horizon 2030 (signifiant de fait un arrêt progressif sur plusieurs décennies), n’est autre que le résultat provisoire de ces négociations. Cependant, les adversaires du Parti libéral-démocrate refusent cette option. Or, selon les prévisions des spécialistes, leurs représentants seront élus aux prochaines élections législatives, dès décembre 2012.
Sans préjuger du long terme, la bataille des discours va donc se poursuivre dans les années à venir, avec pour enjeu l’élaboration d’une histoire partagée, reposant sur une « juste » interprétation des faits, garante nécessaire d’un projet qui fasse aussi l’objet d’un consensus : soit un avenir énergétique et économique incertain mais protégé des risques vitaux du nucléaire7, soit un futur industriel assuré par les certitudes de la troisième puissance nucléaire du monde, mais encourant le risque d’un autre désastre.
Entre temps, la mémoire du 11 mars 2011, composée de ces témoignages et représentations culturelles, se constitue peu à peu en un patrimoine articulé autour de la commémoration. Le même 14 septembre 2012, tandis que le Premier Ministre Noda annonçait l’abandon du nucléaire, le pin de Rikuzentakata, ville moyenne sur la côte du Sanriku, seul vestige laissé par la déferlante du tsunami et célèbre à ce titre, était découpé et déraciné, pour être traité, renforcé et replanté dans un nouvel espace qui deviendra alors officiellement un « lieu de mémoire », en hommage aux personnes décédées.    

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