Entretien avec le Pr. Jean-Paul Bled*, Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe centrale, Professeur émérite (depuis septembre 2010) à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), conduit par le Pr. Jacques Barrat**
Pr. Jacques Barrat : Le concept de « couple franco-allemand » est relativement récent, n’apparaissant qu’après la signature du traité de l’Elysée de janvier 1963. Ce concept est accompagné d’une connotation positive et c’est bien la raison pour laquelle on en parle : ce couple serait un couple heureux, ce qui ne veut pas dire sans histoires, un couple périodiquement traversé de tensions, mais qui les surmonterait toujours. La formation de ce couple a consacré la réconciliation franco-allemande, mais est-ce à dire qu’il a été précédé de siècles marqués sans discontinuer par un fort antagonisme franco-allemand ?
Pr. Jean-Paul Bled : D’abord, sur un plan strictement objectif, ce couple préexiste naturellement à 1963. Comment pourrait-il d’ailleurs en aller autrement ? Car si la géographie conditionne l’histoire, il correspond à la nature des choses que cette relation entre la France et l’Allemagne (ou ce qui en tient lieu) s’enracine profondément dans le passé. L’Allemagne, comme État, n’existe pas avant 1871. Auparavant, elle apparaît sous la forme d’un grand corps divisé, notamment dans le cadre du Saint-Empire. On ne peut encore parler d’un antagonisme franco-allemand. Au sein de ce vaste ensemble, la France a des alliés – que l’on pense aux princes protestants en lutte avec les Habsbourg ! – mais elle se fixe pour objectif d’empêcher le corps germanique de faire son unité. C’est là même le fil rouge de notre histoire jusqu’en 1870, lorsque Napoléon III cherche à s’opposer à la tentative de la Prusse de réunir l’Allemagne autour d’elle. L’antagonisme franco-allemand prend corps en réaction à la politique napoléonienne, même si l’opposition à la France fut alors loin d’être générale. Mais, au cours du XIXème siècle, cet antagonisme ne cesse de gagner du terrain. Il se manifeste avec force à l’occasion de plusieurs crises, notamment la crise de 1840. Pour un nombre croissant d’Allemands, la France devient l’ennemi héréditaire, l’Erbfeind. C’est d’ailleurs au moyen d’une guerre contre la France que Bismarck achève l’unité allemande qu’il avait amorcée, en juillet 1866, sur le champ de bataille de Sadowa. C’est en France, dans la Galerie des Glaces de Versailles, que l’unité est proclamée et c’est par l’annexion de deux provinces françaises qu’elle est scellée. Après 1871, Bismarck, sans souhaiter une nouvelle guerre, inscrit sa politique extérieure dans la logique de cet antagonisme puisqu’il lui fixe pour objectif d’isoler la France, ce qu’il réussit jusqu’à sa démission en 1890. La guerre de 1914 et le traité de Versailles consacrent naturellement la permanence de cette relation conflictuelle. Et pourtant, les années 1920 voient poindre un espoir de bâtir la relation franco-allemande sur des bases nouvelles, de donner un nouveau contenu au couple franco-allemand. Cette tentative s’incarne dans deux hommes, certes très différents, mais l’un et l’autre soucieux de travailler à un rapprochement des deux pays : Aristide Briand et Gustav Stresemann qui sont les pères du traité de Locarno d’octobre 1925, lequel jette les bases de la sécurité collective, une nouvelle conception de la sécurité en Europe. Sans doute sont-ils l’un et l’autre inspirés par des arrière-pensées bien distinctes. Briand, aime-t-il à souligner, fait la politique de sa natalité, alors que Stresemann espère obtenir au moyen de ce rapprochement un démantèlement progressif des clauses du traité de Versailles. Quoi qu’il en soit, des résultats sont atteints et un esprit nouveau semble se lever. Cette politique n’en reste pas moins fragile. Des intérêts puissants et de larges secteurs de l’opinion publique lui sont hostiles aussi bien en Allemagne qu’en France. Il n’en reste rien après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Les relations franco-allemandes sont reparties sur la logique de l’affrontement, une logique qui culmine avec la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation.
J.B. : Les années du second Après-Guerre ont-elles préparé la voie à la réconciliation consacrée par le traité de l’Elysée ?
J-P.B : Sous le coup de ces événements tragiques, la politique des premiers gouvernements de la IVème République continue à être dominée par la hantise de l’Allemagne. Ils visent non pas son éclatement, mais s’attachent à empêcher la reconstitution d’un Reich, c’est-à-dire d’un État centralisé, fût-ce dans les seules limites des trois zones d’occupation occidentale. Le premier grand tournant se situe le 9 mai 1950 avec le discours prononcé par Robert Schuman dans le Salon de l’Horloge, au Quai d’Orsay. Celui-ci prend acte des changements intervenus sur la scène internationale depuis 1945. En premier lieu, l’Europe et le monde sont entrés dans la guerre froide ; en second lieu, la France ne peut se permettre de faire cavalier seul, alors que les États-Unis et l’Angleterre ont fait clairement le choix d’un État ouest-allemand devenu réalité un an plus tôt. En réponse à cette nouvelle donne, Robert Schuman propose de créer entre les six États de l’Europe occidentale un marché commun pour le charbon et l’acier qui serait géré par une autorité supranationale. Le Plan Schuman lance le processus de la construction européenne qui commence par la mise en route de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), puis qui, au travers de beaucoup de péripéties et en dépit de beaucoup de vicissitudes s’est développée jusqu’à aujourd’hui. Dans cette affaire, Français et Allemands sont aussi mus, comme en 1925, par des arrière-pensées. Tout n’est pas aussi simple que la version édulcorée qui en est parfois donnée. La crainte de l’Allemagne n’a pas quitté les responsables français comme par enchantement. L’Europe, calculent-ils, créera un cadre qui lui imposera des contraintes. Ainsi encadrée, elle ne pourra plus céder à la tentation de la puissance. Grâce à l’Europe, estime de son côté le Chancelier Adenauer, l’Allemagne pourra retrouver sa respectabilité perdue.
J.B. : Nous en arrivons au traité de l’Élysée dont on va fêter avec éclat le 50ème anniversaire. Que doit-il à la personnalité de ses deux principaux artisans et sur quelle base prévoit-il d’organiser une coopération privilégiée entre les deux États ?
J-P.B. : Même si leurs conceptions de l’Europe sont très éloignées, Robert Schuman n’en ouvre pas moins la voie au Général de Gaulle qui peut être considéré avec Konrad Adenauer comme le père fondateur de ce nouveau couple franco-allemand, qui va entrer désormais dans le vocabulaire français. Acte fondateur, le traité de l’Élysée de janvier 1963 répond à une volonté politique du Général de Gaulle et de Konrad Adenauer, sans que leurs objectifs se recouvrent d’ailleurs totalement, ce qui n’a rien d’anormal. Charles de Gaulle entend faire du couple franco-allemand l’axe d’une « Europe européenne » qui, sans rompre avec Washington, mènerait une politique indépendante des États-Unis. Konrad Adenauer ne souhaite pas aller aussi loin, mais pour ce catholique rhénan, l’entente avec la France constitue une priorité. De plus le courant passe incontestablement entre les deux hommes, et c’est là un point capital. L’un et l’autre sont de la même génération. Enfin, le Général sait fort bien que Konrad Adenauer a été un opposant résolu au nazisme. De son côté, Adenauer est impressionné par la personnalité du Général de Gaulle et lui sait gré de vouloir faire de la réconciliation franco-allemande le fondement de sa politique extérieure. Le traité prévoit un mécanisme régulier de concertation au sommet entre les deux exécutifs. Tous les six mois, le Président de la République et le Chancelier se rencontrent alternativement en France et en Allemagne, accompagnés de leurs principaux ministres, ce qui, dans le cas de la France, inclut naturellement le Premier d’entre eux. À intervalles plus rapprochés, des réunions sont programmées entre ministres et hauts fonctionnaires des deux pays. Une action forte est également engagée en direction de la jeunesse avec la création de l’OFAJ (Office franco-allemand de la jeunesse) qui doit notamment favoriser les échanges de jeunes. De même est fixé comme objectif le développement de l’apprentissage de la langue de l’autre dans chacun des deux pays. Pour le Général de Gaulle, la clé du succès est que les deux pays se situent à un niveau de parité. Et de fait, ils ont, dans les années 1960, un niveau de développement économique encore voisin. Sur le plan politique, en revanche, la France conserve un avantage grâce à sa possession de l’arme nucléaire et à son siège de membre permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies.
J.B. : Cinquante ans, c’est une durée suffisante au regard de l’histoire pour dresser un bilan. Comment le décririez-vous ?
J-P.B. : Ce serait tomber dans le piège de la légende dorée que de ne lui trouver que des aspects positifs. J’ai parlé tout à l’heure de la volonté du Général de Gaulle de bâtir une Europe européenne. Or, l’une des rares fois où les deux pays ont été unis sur une ligne indépendante face aux États-Unis, c’est-à-dire en 2003, devant la menace de guerre en Irak, ils n’ont pas été suivis par la majorité des États européens. Les résultats de la politique en direction de la jeunesse sont également à relativiser. L’OFAJ a rempli les missions qui lui avaient été imparties. Et pourtant, au cours de la période, l’enseignement de l’allemand en France et du français en Allemagne a enregistré un fort recul. Or, comment peut-on parler d’un couple lorsque les deux partenaires ne parlent pas la langue de l’autre ? Dans le dernier gouvernement de François Fillon, seuls deux ministres parlaient l’allemand. Aujourd’hui, le Premier Ministre est un ancien professeur d’allemand et il est capable de s’entretenir en allemand avec ses interlocuteurs, ce qui est incontestablement un atout. Mais n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? Le premier mérite du traité – et il n’est pas mince – est d’avoir tenu. Il a ensuite créé un cadre de discussions politiques entre responsables français et allemands, même si les rencontres semestrielles entre le Président de la République accompagnés de leurs principaux ministres ont fait place à de fréquents tête-à-tête entre les deux chefs de l’exécutif. C’est son legs principal, mais il est capital, qui est largement fondé sur des relations personnelles privilégiées entre les chefs des deux exécutifs. Des relations exceptionnelles s’étaient nouées entre le Général de Gaulle et Konrad Adenauer. Nolens volens leurs successeurs ont inscrit leurs pas dans les leurs. On a vu se former au fil du temps d’autres couples très forts. Le seul à n’avoir pas été au même niveau est celui formé par Georges Pompidou et Willy Brandt. Le Président français se méfiait de l’Ostpolitik menée par le chancelier allemand sans concertation avec ses alliés, une irritation qui se lit dans les liens privilégiés qu’il tisse avec l’Angleterre d’Edward Heath comme un contrepoids à l’Allemagne. Mais, ensuite, la liste de ces couples s’égrène : Valéry Giscard d’Estaing – Helmut Schmidt ; François Mitterrand – Helmut Kohl ; Jacques Chirac – Gerhard Schröder ; Nicolas Sarkozy- Angela Merkel. Ces couples s’imposent par-delà les clivages politiques. Le conservateur Valéry Giscard d’Estaing noue une relation étroite avec le social-démocrate Helmut Schmidt, le socialiste François Mitterrand, avec le démocrate-chrétien Helmut Kohl. La logique du couple politique s’impose même lorsque la sympathie n’est pas au rendez-vous. Ce n’est pas trahir un secret de relever qu’Angela Merkel s’est irritée, au moins au début, des manières peu conventionnelles de Nicolas Sarkozy. Reste que, face à la nécessité, le couple a fonctionné et c’est évidemment le plus important. On a pu le constater dans la gestion de la crise où Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont le plus souvent adopté des positions communes. Depuis 1963, la donne européenne a néanmoins profondément changé, suite à la chute du Mur de Berlin, puis à l’effondrement du communisme en Europe centrale et orientale qui ont créé une onde de choc sur l’ensemble du continent. La chute du Mur a ouvert la voie à la réunification. Une Allemagne de 80 millions d’habitants allait immanquablement peser plus lourd, malgré le coût élevé de la réunification. Cette modification du rapport des forces a de manière mécanique affecté le rapport des forces au sein du couple franco-allemand. Ce constat sert très largement d’arrière-plan au traité de Maastricht. François Mitterrand a cherché à arrimer encore davantage l’Allemagne à l’Europe, le prix à payer étant une monnaie unique bâtie sur le modèle du D-Mark. Par chance, il a trouvé face à lui un Allemand disciple de Konrad Adenauer, sincèrement européen et partisan d’une entente étroite entre la France et l’Allemagne. Il est vrai que la redistribution des cartes en Europe centrale et orientale a eu aussi pour effet de relativiser quelque peu la relation avec la France. Si la RFA s’est faite le champion de l’élargissement de l’Union européenne, c’est, à côté de raisons politiques, parce que ce nouvel espace s’offrait comme un large champ à l’expansion commerciale allemande. Aujourd’hui l’Allemagne souhaite continuer à entretenir une relation privilégiée avec la France, mais, en même temps, elle dispose d’un clavier à plusieurs touches là où la France pense souvent, à tort ou à raison, n’en avoir qu’une. Il est d’ailleurs frappant d’observer que l’expression du « couple franco-allemand » n’a pas d’équivalent en Allemagne où l’on parlera plus volontiers du « partenariat franco-allemand », ce qui est évidemment moins fort.
J.B. : Même si c’est un exercice auquel l’historien n’aime guère se prêter, vous paraît-il possible de faire des prévisions pour l’avenir ?
J-P.B. : Que réserve l’avenir ? Dans le proche immédiat, il n’y pas lieu de s’attendre à de grands changements. Si Nicolas Sarkozy avait été réélu, Angela Merkel aurait continué avec lui sa relation compliquée, mais efficace. Avec François Hollande, nouveau Président de la République, le premier contact a été cordial, mais, semble-t-il, quelque peu rugueux. Un compromis a fini par être trouvé sur un additif, quelle qu’en soit la forme, l’exigence de la croissance au nouveau traité européen instituant la fameuse règle d’or. Au cours de ces cinquante dernières années, la relation franco-allemande a été tout sauf un long fleuve tranquille. Mais les désaccords se sont pour ainsi dire toujours résorbés sous le poids de la nécessité. Le plus souvent, lorsque l’Allemagne et la France affichaient un front commun, ils parvenaient à entraîner leurs autres partenaires. Il faut espérer que cette sagesse commune produira demain les mêmes effets. Encore faut-il éviter que l’un des deux États ne cherche à faire la leçon à l’autre et lui signifie les réformes qu’il devrait entreprendre. Une telle démarche ne pourrait être que contre-productive. Reste un dernier point qu’il ne faut pas éluder. À moyen ou à long terme, la question est de savoir si l’Allemagne fera, ou non, le choix de s’éloigner de l’Europe. Le problème n’est pas actuel. Les élites allemandes, pour ainsi dire toutes tendances politiques confondues, restent attachées à l’Europe. On voit même Angela Merkel pousser à une relance du processus d’intégration. Il n’empêche que, de crise en crise, de plan de sauvetage en plan de sauvetage, l’euroscepticisme gagne du terrain, un phénomène encore inconnu il y a quelques années. Si ce mouvement d’opinion venait à s’incarner politiquement, la donne pourrait être rebattue. |