Par M. Steven Ekovich, Professeur à l’American University of Paris, Centre des Etudes avancées de défense
Une évaluation honnête des relations franco-américaines se doit de tenir compte d’un incontestable sentiment d’anti-américanisme en France. Comme Philippe Roger l’a démontré avec éloquence dans son récent ouvrage (L’ennemi américain : généalogie de l’anti-américanisme français), l’anti-américanisme français fait l’objet d’une longue histoire couvrant bien trois siècles. Il démontre que
la France a non seulement été le pays le plus anti-américain en Europe, mais aussi que le discours anti-américain a joué un rôle central dans la vie politique et culturelle en France. Celui-ci embrasse l’ensemble du paysage politique français, des partis de gauche à ceux de droite, permettant même de réunir des positions politiques et idéologiques profondément divergentes, et former un élément majeur de l’unité française, contribuant aussi, dans un certain sens, à la « francité ». Durant des siècles, les Français se sont comparés par opposition à ce qu’ils ont perçu comme le matérialisme, la grossièreté et même le barbarisme de la vie américaine. Ils se sont flattés d’être un peuple de culture, d’idées, d’art et de philosophie par opposition à une Amérique rudimentaire et désordonnée. Alors que les Etats-Unis ont créé une culture de masse universellement adoptée, les Français se considèrent à un niveau plus élevé de culture et d’art de vivre. L’image rustique, de cowboy ignorant, faite du Président George W. Bush correspond bien à cette vision. Il n’est pas surprenant que les Français, et les Européens en général, aient une image bien plus sympathique d’un John Kerry citadin.
La France a préféré Kerry à Bush selon des estimations donnant 64% d’opinions favorables au premier contre 5% au second, avec des écarts encore plus marqués dans certains sondages. C’est un lieu commun d’affirmer que cette animosité est dirigée contre le gouvernement américain ou contre le Président, et non contre le peuple américain – ce que les sondages ont largement confirmé. Cependant, même si le plus récent sondage sur la question (réalisé en décembre 2004 par l’institut de sondage français IPSOS en association avec l’Associated Press) a établi qu’au moins 7 personnes sur 10 en France ont une perception défavorable du Président Bush, une surprise plus embarrassante a été que plus de la moitié des Français interrogés ont déclaré avoir une mauvaise opinion en général des Américains ! Dès lors, que ce soit le manque d’estime pour le Président Bush qui se soit transformé en une aversion pour le peuple américain, ou seulement le rejet d’un président, une attitude négative à l’égard des Américains est apparue au grand jour, plus profondément enfouie et à caractère plus durable que celle qui a été antérieurement dirigée contre leur culture de masse, leurs chefs, leurs gouvernements ou leur politique. Bien sûr, cela ne revient pas à dire que toutes les critiques sur les politiques américaines soient de l’anti-américanisme. Malheureusement, un large antagonisme et ce qui est trop souvent perçu comme le discours arrogant des Français à l’égard des Etats-Unis, transparaissent toujours dans les critiques même les plus amicales, pertinentes ou justifiées. Lorsque la diplomatie de
la France et des Etats-Unis attise le pire des stéréotypes de l’un et de l’autre, la raison d’Etat n’est plus un instrument objectif de l’intérêt national, mais affecte si profondément les sensibilités culturelles que les blessures mettront du temps à guérir, ce qui, au final, ne sert ni nos intérêts nationaux respectifs, ni la destinée démocratique que nous partageons.
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