Le parcours professionnel et littéraire de Vladimir Fedorovski illustre parfaitement le destin de l’intelligentsia russe, et de ces « passeurs » entre les deux cultures, russe et française qui entretiennent un dialogue intime depuis si longtemps. D’emblée, cet auteur prolixe, qui en est à son vingtième livre en moins de deux décennies, indique qu’il a eu trois vies. Né en 1950, après des études en histoire et en relations internationales, il intègre le prestigieux MID, le Quai d’Orsay russe. Il y fut notamment, lui l’arabisant, l’interprète d’arabe de Brejnev, déjà un poste privilégié pour observer les Grands et le carrousel du pouvoir. A l’issue d’une carrière qui dura vingt ans, il devint le porte-parole des réformes démocratiques, pendant la résistance au putsch en août 1991. Durant cette époque il fut très proche d’Alexandre Yakovlev, celui qui fut nommé le « père » de la perestroïka. De ce très proche conseiller de Gorbatchev, disparu à l’automne 1985, vient de paraître « Le cimetière des innocents. Victimes et bourreaux en Russie soviétique »1.Puis à compter de 1992, Vladimir Fedorovski entama sa carrière littéraire, troquant la langue de Pouchkine pour celle de Molière, exploit peu commun à l’instar de son ami André Makhine. Il confie avec malice qu’Henry Troyat lui a dit un jour : « Vous devriez occuper ma niche ». De fait, Vladimir Fedorovski a glané tous les prix littéraires français à l’exception du Goncourt.
C’est en fait dès l’enfance que le jeune Vladimir fut captivé par la France et sa littérature avouant sa grande admiration pour Maupassant. Une autre de ses références littéraires, fut Ivan Bounine, encore trop méconnu en France, bien qu’il s’y était installé dès les années 1920 et où il s’est éteint en 1953. Dans la lignée de Tourgueniev et de Tolstoï, Bounine est resté un classique, à l’inverse de ses contemporains les Symbolistes, ce qui lui valut certainement le Prix Nobel de littérature en 1933, le premier jamais décerné à un auteur de l’exil…
Toujours est-il que Vladimir Fedorovski s’inscrit dans cette prestigieuse lignée d’auteurs qui nous livrent les clefs d’une meilleure compréhension de la Russie, de cette Russie éternelle qui a traversé les siècles. A côté de livres plutôt actuels ou politiques « La fin de l’URSS » (2001), « Le retour de la Russie » (2001), il a traversé l’histoire avec « Le roman de Saint-Pétersbourg » (2003), « Le roman du Kremlin » (2004), « Le roman de la Russie insolite (2005). Voilà qu’il vient de publier «Le fantôme de Staline »2 qui s’efforce de relier la personnalité et l’œuvre du petit Père des peuples aux constantes de l’histoire russe, une histoire des mentalités et de la psyché russe qui pèse certainement encore sur son devenir. En un sens, constate Vladimir Fedorovski, Staline incarne la grandeur perdue. « Loin d’être la médiocre brute que l’on décrit, il fut sans doute, après Catherine II, l’un des plus brillants esprits politiques de la Russie, personnage hors norme, digne de Shakespeare, esprit du mal qui fit bien plus de victimes que Hitler ».
La Russie depuis la chute de l’URSS ?
Vladimir Fedorovski déplore le retour à certaines valeurs du passé et pense qu’en un sens le pays a raté cette période de la décennie 1990, en n’ayant pas été pleinement capable de développer les ferments démocratiques à l’œuvre durant les années de transition. Mais il n’est nullement pessimiste : « ce à quoi on a assisté s’apparente même à un quasi miracle » Regardons les choses en face. Le monde a assisté simultanément à l’effondrement d’un empire qui couvrait le sixième des terres émergées ainsi qu’à l’enterrement d’une grandiose idéologie, mobilisant des milliards d’hommes et de femmes, le communisme qui avait été présenté durant de longues décennies comme le flambeau étincelant de l’humanité. Tout ceci s’est écroulé en quelques mois sans faire presque de victimes, sans réelle et profonde convulsion… Car on aurait pu parfaitement assister au prolongement des affrontements politiques et sociaux, à des violences, à l’irruption d’une guerre civile, voire même à un conflit mondial, n’hésite-t-il pas à déclarer. Et cette évolution, somme toute éminemment pacifique, pour ne pas dire « ordonnée », a été rendue possible grâce au courage et à la lucidité de quelques hommes auxquels il convient de rendre hommage.
Quelle place pour la Russie dans le monde ?
Il regrette quelque peu que Moscou n’ait pas su ou pu établir des relations de confiance durable avec ce que l’on appelait jadis son étranger proche, pays Baltes, Pologne, Ukraine… La chose n’était certes nullement aisée. Elle devait pourtant être tentée. Mais il est vrai que le poids des ressentiments du passé, le jeu des uns et des autres, les intérêts des puissances se sont pleinement exercés. Mais rien n’est irrémédiablement perdu. La Russie fait peut-être peur aujourd’hui, elle utilise durement sa carte énergétique. Mais à long terme où se trouvent ses véritables amis, sinon sur le continent européen auquel son destin est lié ? S’imagine-t-on une Russie réduite à 120 millions d’habitants, entourée d’une ceinture islamique, s’étirant du Moyen-Orient en Asie centrale, d’une Chine peuplée d’un milliard et demi d’habitants qui exercera une pression sur ses terres sibériennes, vides d’hommes ? N’est-ce pas l’intérêt de la Russie aussi d’empêcher l’accession de l’Iran à la puissance nucléaire, d’un Iran dont la population devrait atteindre les 80 millions d’habitants et qui voudra peut-être un jour recouvrer sa splendeur passée. A son avis le destin de la Russie doit être pleinement européen, selon des modalités de coopération à trouver. La formule gaullienne d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural ou de la Maison commune de Mikhaïl Gorbatchev n’ont pas perdu de leur pertinence même s’il convient de leur donner des formes plus précises et concrètes correspondant aux impératifs d’aujourd’hui. Il convient d’avancer, de poser des jalons nouveaux, d’élever le débat peut-être au-delà des contingences de l’heure. Pour ceci il faut des signes forts. Et l’auteur de « L’Histoire secrète des Ballets russes » (2002) et de « Diaghilev et Monaco » (2004) préconise de s’appuyer sur le puissant symbole que furent les Ballets russes qui, en 1909, ont ouvert les fameuses Saisons russes. Entre la France et la Russie, situés aux deux extrémités du continent européen, dont les rives s’étalent de la Baltique à la Méditerranée, le dialogue de l’esprit n’a jamais cessé. Il doit être constamment fécondé et porté à de nouvelles hauteurs, en transcendant les pesanteurs du présent. P.B.
Le renouveau de la littérature russe
La littérature russe du début du XXIème siècle reflète les profonds changements, politiques, économiques, sociaux ou mentaux, qui ont affecté la Russie à la suite de la désintégration de l’URSS. Bien des canons en usage naguère ont éclaté, bien des clivages ou interdits ont disparu, mais d’autres clivages selon des lignes nouvelles sont apparues. De cette métamorphose, de ce bouillonnement qu’est-il resté de la Grande littérature russe, héritière d’une si riche tradition ? Plusieurs numéros de La Revue russe*, publiée par l’Institut d’études slaves, font le bilan de la prose, de la poésie, de l’écriture dramatique, ou de bien des genres littéraires, comme la littérature pour enfants ou la science fiction. On trouvera dans cette série de riches écrits, une rétrospective des thèmes et des auteurs qui constituent un tableau littéraire riche et varié. Y prédominent les thèmes de la guerre, toujours présente dans la psyché collective, de la Grande guerre patriotique à la Tchétchénie, en passant par l’Afghanistan, l’enfermement dans le quotidien, la prison familiale ou sentimentale, la littérature « trash », celle des femmes, dont la voix s’est libérée et qui donnent une vision concrète, vivante du monde, sans oublier les plongées dans le psychisme, la prose autobiographique, l’utopie. L’amour reste présent et l’on constate le retour d’un nouveau sentimentalisme. Quant au théâtre et au cinéma russes, vibrants de vitalité et d’imagination, ils s’abreuvent en partie, à ces deux immenses sources que sont Stanislavski et Eisenstein. La création littéraire russe de ce début du XXIème se cherche encore, comme partout dans le monde. Sa force créatrice n’a pas disparu, elle s’apprête à déferler, avec son cortège de thèmes et ses formes qui se renouvellent sans cesse. Masse ou élite ? Réalisme ou post-modernisme ? Réel ou irrationnel ? Singulier ou pluriel ? Masculin ou féminin ? Passé ou présent ? Orient ou occident ? La spirale de la prose russe se déploie en repoussant maintes barrières pour laisser la place à une inspiration puissante et originale. P.B.
* La Revue russe, « La littérature russe à l’aube du XXI ème siècle », n° 26, 2005, « Du spirituel au théâtre et au cinéma », n° 29, 2007, « Le premier quinquennat de la prose russe du XXIème siècle, Institut d’études slaves », 2006.
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