Entretien avec M. Marek Halter,
peintre et romancier français
La Lettre Diplomatique : On parle beaucoup de la Russie aujourd’hui, mais plus sur le plan politique, de sa croissance économique, de ses positions diplomatiques, qu’en est-il de l’art et de la culture ? Quels rapports entretiennent-ils en général avec la sphère politique et la société ?
Marek Halter : On assiste à l’heure actuelle à un fort bouillonnement, les choses changent, se déplacent, de nouveaux horizons s’ouvrent, dans bien des domaines de la création. La « movida » aujourd’hui se déroule à Moscou, gigantesque conurbation de plus de 10 millions d’habitants et qui remplit tous les soirs cinquante et un théâtres ! La Russie, je fais souvent cette remarque, se trouve dans la situation des Etats-Unis à la fin de la période de la prohibition dans les années 1920. Des fortunes gigantesques se sont constituées, avec des moyens souvent troubles, certains clans s’affrontent, mais la richesse se répand et le niveau de vie général progresse. Et, à la différence de l’Amérique des années 20-30 où les oligarques plaçaient leur argent à Las Vegas, en Russie, tradition oblige, ils investissent dans la culture. C’est grâce à eux qu’aujourd’hui Vladimir Spivakov, génial violoniste et chef d’orchestre peut me faire visiter La Maison internationale de la Musique de Moscou, un multiplex unique en son genre, comportant un vidéo auditorium, un amphithéâtre d’été, une salle d’exposition, un restaurant et trois immenses salles de concert qui permettent aux mélomanes moscovites de choisir entre trois programmes tous les soirs. Paradoxalement, les Russes qui ont théorisé l’anarchie (Bakounine, Kropotkine, Nietchaïev) aiment l’ordre, la « dictature de la loi », d’où la très haute côte de popularité dans les sondages de Vladimir Vladimirovitch Poutine, qui se situe constamment au niveau des 75%. Ce qui est intéressant à observer c’est que désormais la grande littérature russe, contribue à la gloire « retrouvée » du pays. La nouvelle élite, qui dirige le pays du Kremlin a incorporé dans son credo mental et spirituel, les Bounine, Akhmatova, Soljenitsyne… Il n’y a plus de coupure entre une littérature à la marge , pour ne pas dire dissidente et une littérature que l’on qualifiait jadis d’officielle. La littérature russe, comme la création artistique en général a rejoint le peloton de la culture occidentale. Et elle aspire légitimement à occuper une place de choix, conforme à ses traditions et ses aspirations. Alors, c’est vrai, tout paraît possible, rien n’est figé, tout bouge. On expérimente, on provoque, on choque même avec appétit et exubérance. Cette lave qui coule et brûle on dit que la lave rend la terre fertile, produira certainement de grandes oeuvres et d’elles émergeront des créateurs talentueux et novateurs. Le génie russe n’est pas éteint, loin s’en faut. Il s’appuie, on le sait, sur un socle de valeurs quasi immuables qui sont le patriotisme, l’orgueil d’un peuple fier, qui s’est senti meurtri, d’un peuple qui aspire à plus de liberté, mais qui peut être aussi bouillant, voire anarchique, qui parfois explose.
L.L.D. : Comment la Russie réagit-elle aux critiques qui s’adressent à elle concernant la situation des droits de l’homme, le développement de la démocratie, les libertés publiques y compris dans le domaine artistique ?
M.H. : Les Russes sont d’abord Russes. Et fiers de l’être. Ils ne se gênent pas de critiquer leur pouvoir, mais se serrent les coudes devant une critique systématique de l’Occident. « On nous a mieux traités à l’époque du goulag », disent-ils, amers. Lorsque je dis au maire de Moscou Iouri Loujkov qu’il fait réprimer durement les manifestations d’opposants, qui n’ont guère d’espace d’expression, il me rétorque tout de suite en montrant la manière dont on a traité les alter mondialistes lors des G8 successifs, à Heiligendamm, sans rien dire de Gênes. Le peuple russe, ses dirigeants et cela s’exprime également dans le domaine littéraire, et artistique voudrait aussi que l’on remarquât mieux les progrès réalisés depuis la chute de l’URSS en matière de pluralisme, de liberté d’expression, de diversité, de liberté de déplacement et de choix. Actuellement la Russie acquitte encore les dettes de la période Eltsine, qui avait été caractérisée par l’apparition des oligarques, l’accaparement des richesses, une certaine licence. Il fallait rendre l’Etat plus solide. Ce mouvement de consolidation que certains observateurs nomment de retour au passé, n’est en fait que l’aspiration à être plus fort, respecté. D’où un certain attrait en sculpture pour la figure de Staline qui réapparaît en plusieurs endroits et auquel des musées et des monuments sont consacrés. On peut lire sur ce point le numéro de l’Express 2933 du 20 au 26 septembre consacré à ce phénomène. Mais c’est Staline, le « voj » que l’on respecte, le vainqueur de la Grande guerre patriotique contre le nazisme. A l’époque de Staline, la Russie était crainte, admirée, et une réelle nostalgie de ce passé se diffuse, laissant de côté la répression et la peur d’alors.
L.L.D. : Comment alors cet état d’esprit, ces courants et aspirations se traduisent ils au plan de la création littéraire et artistique ?
M.H. : Une nouvelle culture russe ne manquera pas d’émerger, elle émerge déjà. Elle s’appuiera forcément sur la grande culture classique qui va de Pouchkine à Tchékhov et qui a connu tant de prolongements magnifiques. Un de ses courants revêtira les habits de l’ironie, voire du dénigrement, en tout cas de la satire du système bureaucratique à l’instar du grand Gogol et de ses œuvres mémorables le Revizor, le Manteau… Il sera difficile peut-être d’éviter aussi la lourde caricature. Car l’humour russe n’est que rarement fin, le rire russe est immense comme le pays. Il convient de prendre en compte l’immensité de l’espace russe, constitué de ces plaines sans fin qui ont tant imprégné les esprits. Mais cela a donné du souffle, un élan, un constant besoin de se dépasser. La littérature russe représentée par des noms comme Ludmilla Oulitskaïa, Vladimir Sorokine, Viktor Pelevine, Andreï Guelassimov ou encore Victor Erofeev…que l’on a vu lors du Salon du Livre en mars 2005, constitue une synthèse entre la culture russe classique et ce qu’il y a de meilleur dans la littérature occidentale que les auteurs russes connaissent parfaitement. Tout ceci aura-t-il le temps de mûrir, de germer. Méfions nous pourtant de certains a priori fort vivaces du type de ceux du marquis de Custine ou de Diderot. Appelé auprès de la Grande Catherine pour l’aider à rédiger de nouveaux textes constitutionnels, l’auteur du Neveu de Rameau écrivit plus tard qu’un « Russe pourrit avant d’être mûr ». A cela Catherine II lui répliqua par avance ce fameux mot : « Vous, vous rédigez vos textes constitutionnels sur du parchemin, moi je me vois obligée de les rédiger sur la peau de mon peuple ».
L.L.D. : Quel rôle la religion joue-t-elle dans la société russe et donc l’art ? Exerce-t-elle une réelle influence sur les créateurs ?
M.H. : Aujourd’hui en Occident, principalement en Europe et surtout en France, la religion n’occupe plus de place. Paul Claudel, François Mauriac n’ont pas eu de successeurs. Il en va tout autrement en Russie où l’orthodoxie joue un rôle important dans tous les actes de la vie quotidienne et du déroulement de la vie de chaque croyant. On remarque à l’envie qu’elle a occupé l’espace laissé vide par l’idéologie marxiste. Mais l’orthodoxie a tendance à mettre l’accent sur la tradition, la nostalgie d’un pouvoir fort, et juste, les fidèles dépendant des popes, les batak. Les Eglises orthodoxes apparaissent sombres, on y officie à la lumière des bougies. Ce ne sont pas nos cathédrales gothiques avec leurs lumineux vitraux. S’agit-il d’un repli sur soi ? En tout cas, j’observe, je suis fasciné même, par ce caractère double de l’âme russe, marquée par ce repli, ce caractère sombre, cette capacité d’introspection que Dostoïevski a poussé à ses limites et cette recherche de l’éclat, de la lumière, qui se traduit parfois par la rupture, ou… la révolution.
L.L.D. : Que donneront ces diverses tendances dans les différents secteurs de la création ?
M.H. : Cela reste variable selon les domaines d’expression. Dans les arts plastiques, en peinture d’abord, les artistes russes s’en tiennent pour le moment à la copie des avant gardes occidentales. Mais quelques peintres de talent ne manqueront pas d’émerger. Mais dans ce cas je suis persuadé qu’ils allieront spécificité russe et découvertes occidentales. C’est dans le domaine de la photographie que les artistes russes contemporains sont les plus novateurs. Une Maison de la Photographie s’est ouverte à Moscou avec l’aide de la Maison européenne de la photographie. Les photographes russes sont en passe de rattraper les nôtres et les vidéo artistes sont à peu près au même plan. En musique, on assiste aussi à des courants novateurs, qui progresseront peut-être plus lentement. Quant au théâtre et au ballet nous connaissons bien l’immense apport russe dans ce domaine qui ne manquera pas de se situer à nouveau à la pointe des innovations et de l’excellence. Il est curieux de remarquer par contre que les architectes russes ne se branchent pas spontanément sur les courants actuels du style international. Peut-être rejettent-ils certaines valeurs occidentales qui leur paraissent les plus critiques à leur égard. La Russie semble se prémunir des intrusions occidentales trop visibles et trop fortes.
De manière générale, en art, comme en politique ou dans le domaine social, la Russie a soif d’être reconnue, appréciée, louée pour le grand chemin qu’ elle a accompli en moins de deux décennies. Si l’Occident en général ne s’en tient qu’à la seule critique ou a trop tendance à diminuer les progrès réalisés par la société russe, dans son ensemble, alors je crains que cela ne vienne renforcer encore les divers courants populistes, nationalistes, chauvins, extrémistes qui ont levé la tête et prospèrent dans les franges les plus délaissées de la société. Oui, on peut critiquer la Russie et on se le doit. Les Russes acceptent la critique à condition qu’elle soit motivée par l’amitié, par l’amour. Soljenitsyne raconte qu’en apprenant l’agression allemande contre la Russie, les déportés au goulag se sont portés volontaires pour défendre la patrie. Prenons garde à ne pas donner d’arguments à ces partisans de l’ autoritarisme, voire de la dictature et d’ouvrir nos yeux et nos cœurs sur les diverses manifestations de la nouvelle culture russe qui s’est mise en mouvement.
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