Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     La société russe en mutation
 

La France vue de Moscou

Par M. Youri Roubinski,
ancien Premier Conseiller à l’Ambassade d’URSS puis de Russie en France, Directeur du Centre de recherches françaises à l’Institut de l’Europe à Moscou

«Si l’Union soviétique n’existait pas, la France serait le pays le plus commenté du monde ». Cette remarque de Raymond Aron vieille d’un demi-siècle, reste d’autant plus vraie aujourd’hui que l’URSS a cédé la place à la Russie éternelle. La preuve en est le nombre record de livres publiés sur la France en Russie depuis une quinzaine d’années. Avec « La France à la recherche de voies nouvelles », paru en mai 2007, juste entre les deux échéances électorales françaises, j’ai cherché avec un groupe de chercheurs à analyser tous les aspects de la France contemporaine – les problèmes économiques, sociaux, de politique intérieure et extérieure, dont les conclusions reflètent à bien des égards les raisons de l’intérêt particulier des Russes pour la France.
La France a franchi le seuil du XXIème siècle dans le peloton de tête des grandes puissances industrielles. Dans les secteurs aussi importants que l’énergie nucléaire, l’industrie aérospatiale, les chemins de fer à grande vitesse, les complexes agro-alimentaires et militaro-industriel, elle est à l’avant-garde de l’Union européenne, dont elle reste depuis plus d’un demi-siècle une des forces motrices. La présence parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, l’appartenance au club atomique, les liens avec les pays francophones, notamment africains, le prestige de la culture française permettent à la France d’exercer sur les affaires mondiales, au-delà de l’Europe, une influence qui ne se mesure pas uniquement par son potentiel économique et militaire propre.
Pourtant, son passage au stade post-industriel est entravé par des difficultés considérables. Le modèle dirigiste combinant l’économie de marché avec le rôle régulateur de l’Etat et un système de protection sociale parmi les plus avancé du monde, assurait le développement de l’économie française pendant les trois premières décennies de l’après-Seconde guerre mondiale, avec un succès indéniable. Mais depuis le début des années 1970, ce modèle s’est progressivement épuisé. Les chocs pétroliers, la révolution informatique, la mondialisation stimulée par la percée des géants de l’Asie à la main d’œuvre bon marché – tous ces facteurs dictent impérativement à l’Europe, y compris à la France, un changement de cap radical. Or, la recherche d’un modèle différent qui pourrait mieux répondre aux nouveaux défis tout en respectant les acquis de la période précédente, a pris du temps. La croissance du PIB français et de l’investissement est divisée par deux, ce qui aggrave considérablement les problèmes de l’emploi, ceux de la sécurité sociale et de l’éducation nationale en crise grave, accentués par la dynamique démographique en perte de vitesse, ceux de l’immigration, des rapports entre les générations, des villes avec leurs banlieues…
Les difficultés socio-économiques entraînent des conséquences négatives pour la politique intérieure accentuant le divorce entre l’administration et la société civile, les élites et l’opinion publique. Au niveau des partis, la tendance à la concentration du corps électoral autour de deux pôles modérés – l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS) qui se succèdent au pouvoir sans que leurs programmes et les résultats de leur gestion soient très différents – désoriente le citoyen qui ne trouve plus de repères familiers. Il réagit par la montée de l’absentéisme ou le vote pour les démagogues populistes plus ou moins marginaux d’extrême-gauche ou d’extrême-droite dont les notions même se dévaluent. La conséquence en est la montée des tensions qui sortent parfois du cadre légal. Tout cela inscrit à l’ordre du jour l’adaptation des institutions de la Vème République aux réalités nouvelles pour les rendre plus souples dans un Etat obèse et omniprésent.
Enfin l’effondrement du monde bipolaire, les tendances hégémoniques dans le comportement des Etats-Unis, l’émergence de nouveaux centres de gravité en Asie sur fond de multiples menaces nouvelles (terrorisme international, extrémisme religieux, prolifération nucléaire des armes de destruction massive….) posent des problèmes extrêmement ardus à la politique étrangère de la France. La stratégie gaullienne qui combinait la fidélité aux engagements euro-atlantiques avec le jeu de bascule subtil entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, devient obsolète.
Les tentatives d’y remédier par la construction de « l’Europe-puissance » donnent jusqu’à présent des résultats médiocres. Malgré le succès éclatant de l’intégration européenne dans le domaine économique, commercial ou monétaire, l’Union européenne reste encore un « nain politique » ce que confirme le refus des Français de ratifier le projet de la Constitution européenne initié précisément par Paris. Les conflits entre les approches fédéralistes et confédérales, les contradictions toujours plus vives entre l’approfondissement de l’intégration et l’élargissement ultérieure de l’Union européenne confirment que cette situation ambiguë peut durer encore longtemps.
Les incertitudes de la transition inachevée d’un modèle socio-économique à l’autre dont les contours ne sont pas encore clairs, provoquent chez une partie des élites françaises le désarroi allant jusqu’aux prophéties pessimistes sur le déclin inexorable de la France. L’unique remède contre ce mal ne pourrait être que l’abandon de toute recherche d’un modèle européen original et l’adoption des recettes ultra-libérales anglo-saxonnes allant de paire avec l’alignement inconditionnel sur l’unique « hyper-puissance » globale.
Pourtant, cet état d’esprit masochiste est loin d’être partagé par la majorité des Français. Ils sont fermement convaincus que la France à toutes les chances de garder dans le monde multipolaire de demain une place digne de son passé glorieux. La recherche des voies qui permettent de parachever le processus de modernisation, était au centre de la campagne avant les élections présidentielles et législatives de 2007. Elles annoncent l’arrivée sur l’avant-scène de la vie publique de la troisième génération de l’après-guerre. Après celle de la Résistance et la Libération, puis des « baby-boomers » de mai 68, viennent ceux qui n’ont pas connu la guerre froide avec ses passions idéologiques, ni les drames de la décolonisation. Plus pragmatiques que leurs aînés, ces Français de « troisième type » auront à réinventer leur propre pays sans oublier son héritage millénaire.
La nécessité de réformes profondes est reconnue dans la France d’aujourd’hui par toutes les forces vives de la nation. Au-delà du combat traditionnel entre la droite et la gauche dont les notions mêmes commencent à devenir obsolètes, il s’agit moins de la nature des changements inévitables que de leur prix pour les différentes composantes de la société française en pleine mutation. Le choix est donc celui des meilleurs moyens d’augmenter la richesse nationale et de la répartir d’une façon plus équitable.
Ce débat dépasse les limites étroites de l’Hexagone – il a une dimension européenne sinon mondiale. Comme plus d’une fois par le passé, les choix des Français provoquent à l’étranger des réactions passionnelles allant de l’admiration enthousiaste au rejet méprisant, mais ne laissent personne indifférent. Cette réaction parfois excessive s’explique par la double ambition de la France : la défense jalouse de son identité nationale, notamment culturelle – « l’exception française » – et la prétention à la vocation messianique d’être le phare des valeurs universelles des droits de l’homme, de la triade immortelle de 1789 – liberté, égalité, fraternité – même sans y être toujours fidèle.
C’est pour cette raison que la France provoquait hier comme aujourd’hui en Russie un intérêt et une sympathie particulières, accentués par des affinités culturelles et une proximité d’intérêts géopolitiques fondamentaux.
Dans cette monographie qui est le fruit de plusieurs années, voire de décennies d’étude de ce pays ami et passionnant, nous n’avons pas cherché à embellir la réalité ou à escamoter les problèmes parfois douloureux, mais toujours en mettant l’accent sur les chances de les résoudre. C’est d’autant plus naturel que les problèmes français rappellent souvent, toute proportion gardée, ceux de la Russie qui traverse elle-même une période de modernisation encore plus compliquée et difficile.


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