Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

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     La société russe en mutation
 

Population et démographie de la Russie contemporaine

Par M. Alexandre A. Avdeev,
Professeur de démographie à l’Institut de démographie, Université de Paris I « Pantéon-Sorbonne » (IDUP)

D’une superficie de plus de 17 millions de km2, la Fédération de Russie est le plus vaste pays du monde et, avec ses 145,2 millions d’habitants à la date du dernier recensement (le 9 octobre 2003), c’est l’Etat le plus peuplé d’Europe. La Russie est la septième puissance démographique mondiale après la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, l’Indonésie, le Brésil et le Pakistan. A cheval sur l’Asie et l’Europe, la Russie est très inégalement peuplée : 75% de sa population vit dans la partie européenne du pays, ce qui n’est pas étonnant sachant que près de 70% du territoire national russe n’est pas propice à l’agriculture ni au peuplement et que presque toute la partie asiatique est couverte par le pergélisol (sous-sol gelé en permanence). Cependant, même dans les régions avec un climat favorable la densité de la population est relativement faible. Seule la région de Moscou avec ses 16 millions d’habitants a une densité de population comparable à l’Europe : près de 380 habitants pour un km2. Dans les autres territoires fédéraux dont les conditions climatiques sont plus ou moins modérées, la densité de la population varie de 80-90 habitants par km2 dans les républiques du Caucase (Ossétie du Nord, Tchétchénie, République Ingouche) à moins de 20 habitants par km2 dans les régions de Tver et de Smolensk en Russie centrale.
La Russie abrite plus de 180 ethnies différentes. Les Russes sont largement majoritaires, avec presque 116 millions de personnes au recensement de 2002, soit 79,8% de la population totale de la Russie. Ils sont suivis par les Tatars (3,8%), les Ukrainiens (2%), les Bachkires (1,2%), les Tchouvaches (1,1%) ; les Tchétchènes et les Arméniens complètent la liste des ethnies dont l’effectif dépassait 1 million au dernier recensement.
Aujourd’hui, la Fédération de Russie est composée de 85 « sujets » avec des statuts différents. Outre des régions (oblast) portant souvent le nom de leur ville capitale (la région de Moscou ou la région de Riazan), il existe 21 républiques, 6 territoires (arrondissements) et 1 région (oblast) autonomes dont la dénomination reprend l’ethnonyme du peuple (ou des peuples) aborigène à l’exclusion du Birobidjan, région autonome abritant une communauté juive. Une partie importante de ces peuples, à l’exception des Evenks et des Juifs, se concentre sur leur territoire d’origine, où ils ne sont pas forcément majoritaires. Cependant la comparaison des deux derniers recensements généraux de la population met en lumière le renforcement de la concentration des aborigènes au sein de leurs territoires nationaux. Par exemple, selon le recensement de 2002, les Tatars ne représentaient que 52% (48% en 1989) de la population de la République du Tatarstan, les Mordves que 31,9% (32,5% en 1989) de la République Mordve, les Bachkirs que 30% (22% en 1989) de la population de la Bachkirie, au sein de laquelle on dénombrait 36% (39% en 1989) de Russes et 24% (28% en 1989) de Tatars… Mais ces ethnies éponymes d’entités administratives étaient aussi largement dispersées sur l’ensemble du territoire de la Russie. Par exemple, 66% (71% en 1989) des Mordves, 64% (68% en 1989) des Tatars, 45,6% (48,8% en 1989) des Tchouvaches habitaient hors de leurs territoires nationaux. Les républiques de Caucase sont les plus mono-ethniques. En Tchétchénie, 93% de la population est tchétchène et presque 76% des Tchétchènes en Russie habitent leur patrie historique.
Jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, l’agriculture a été la branche dominante de l’économie nationale russe, par conséquent la population rurale était supérieure à la population urbaine. Ce n’est qu’en 1960 que la population urbaine a dépassé le seuil de 50%. Aujourd’hui, 73% de la population de Russie vit dans les villes ; presque deux tiers habitent 75 villes peuplées d’un quart de million d’habitants ou plus, et 26% de la population urbaine vit dans 13 villes dont la population dépasse un million d’habitants. Moscou est la ville la plus peuplée avec plus de 10 millions d’habitants selon le dernier recensement, elle est suivie par Saint-Pétersbourg où près de 4,6 millions d’habitants ont été recensés en 2002. Les populations dans les autres villes millionnaires varient entre 1 et 1,4 million. Toutefois la Russie est un pays de petites villes : plus de la moitié (58%) des villes russes ont moins de 10 000 habitants et dans 35% des villes la population ne dépasse pas 5 000 habitants. Depuis 1991, la population rurale tend à s’accroître en raison du changement de statut des communes. Ces 15 dernières années, la transformation des petites villes en villages a gonflé la population rurale de plus de 2 millions de personnes.
La structure de la population de Russie par sexe et par âge est très marquée par les événements historiques du 20ème siècle. L’alternance de générations creuses et de générations pleines est une spécificité de l’histoire russe : dans aucun autre pays européen, cette fatalité démographique ne s’observe aussi clairement. (Fig.1) Au sommet de la pyramide démographique, les traces de la chute de la natalité durant la Première guerre mondiale et la Guerre civile, quand le nombre de naissances a été divisé par deux, sont déjà peu visibles. En revanche, les effets terribles de la surmortalité masculine, qui a particulièrement touché ces générations durant la Deuxième guerre mondiale, sont spectaculaires (1). Il est difficile, voire impossible, d’estimer avec précision les pertes de la Russie pendant cette guerre, mais les pertes totales de la population de l’URSS s’élèvent à plus de 28 millions de personnes. La Deuxième guerre mondiale a aussi conduit à l’effondrement de la natalité. En 1943, il y a eu environ trois fois moins de naissances que dans les années qui ont précédé la guerre (4). La pyramide démographique reflète deux événements historiques de l’entre deux guerres : la grande famine de 1933 provoquant la chute de la natalité (2) et l’augmentation des naissances due à l’interdiction des avortements et au renforcement de la politique nataliste en 1936 (3).
L’effet de la surmortalité masculine est aussi visible dans les générations nées après 1927 et qui n’ont pas participé directement aux hostilités de 1941-1945. Cet effet se manifeste clairement à partir de l’âge de 35 ans. Parmi les quadragénaires, il n’y a déjà que 91 hommes pour 100 femmes, pour les quinquagénaires, ce rapport de masculinité descend jusqu’à 80 et pour 100 femmes qui vivent leur sixième décennie il n’y que 60 hommes du même âge.
La moitié inférieure de la pyramide démographique montre que, dès la fin des années 1940, la Russie suit avec quelques variations mineures le grand chemin de l’évolution démographique européenne. Le baby-boom des années 1950 (5) a été suivi par la baisse de la natalité des années 1960 exprimant « l’écho démographique » de la Deuxième guerre mondiale (6). Cependant, la hausse des naissances causée par l’arrivée à l’âge de la procréation des baby-boomers dans les années 1980 a visiblement été renforcée par de nouvelles mesures de la politique familiale prises en 1983 (7). Mais ses effets ont été de courte durée (1984-1987). Dès 1987, les naissances diminuent de nouveau : entre 1987 et 1999, le nombre de naissances a été divisé par deux et le rétrécissement de la base de la pyramide démographique est particulièrement prononcé (8). Depuis 1999, la Russie connaît une augmentation des naissances liée à l’arrivée à l’âge de la procréation des générations nombreuses nées dans les années 1980 (9).
En 2006, dans l’espoir de soutenir la hausse des naissances et d’arrêter, voire de renverser les tendances négatives de la fécondité, le gouvernement russe a commencé à réactiver des politiques familiales et natalistes fortement dévalorisées durant la période de transition économique. En effet, pendant cette période la Russie a connu une des plus brusques et profondes chutes de la fécondité parmi les pays européens anciennement socialistes. Il faut noter que la transition démographique (passage du régime avec une fécondité haute et une mortalité élevée au régime dit « contemporain » avec une basse mortalité et une fécondité faible) en Russie fut tardive mais rapide ; et les générations féminines nées dans les années 1930 étaient déjà plus nombreuses que leur progéniture de sexe féminin. Dans les années 1960, la Russie se classe déjà parmi les pays européens avec la plus faible fécondité. Le renforcement des politiques familiales en 1983 a stoppé la baisse de la fécondité mais cet effet n’a pas duré longtemps et, en 1987, le taux de fécondité totale (nombre d’enfants pour une femme, calculé comme si la situation d’une année donnée se reproduisait pendant 35 ans) commence à s’effondrer rapidement pour atteindre en 1999 le plus bas niveau enregistré de 1,16 enfant pour une femme. Si un tel niveau de fécondité se maintenait, vers 2030 on verrait en Russie les effectifs des générations divisés par deux. L’effondrement de la fécondité durant les années 1990 s’explique partiellement par des changements structurels des comportements procréateurs des générations, notamment par le recul de la fécondité aux âges plus élevés comme dans les autres pays européens. Et, comme dans les autres pays européens, il n’y a plus d’espoir que la fécondité des générations à l’âge de procréation puisse rattraper ou même s’approcher du niveau du simple remplacement démographique (2,1 enfants par femme), et ce ne sont que les optimistes les plus hardis qui peuvent croire que les jeunes générations reviendront à ce niveau de fécondité. Cependant, une faible augmentation du taux de fécondité totale pendant les trois dernières années pourrait nourrir l’espoir d’une stabilisation, voire d’une amélioration de la situation.
Si le problème de la fécondité en Russie est plus accentué, mais au fond le même que dans les autres pays développés, la mortalité représente une très grande différence. Outre la surmortalité masculine déjà mentionnée, qui a pour cause essentielle le mode de vie et l’existence de comportements à risque liés le plus souvent à la consommation d’alcool, on observe depuis la moitié des années 1960, une stagnation de l’évolution de l’espérance de vie moyenne des femmes et une dégradation très visible de l’espérance de vie pour les hommes. Cependant cette situation est quasiment commune à toutes les anciennes républiques européennes de l’URSS. La cause principale de la dégradation de l’espérance de vie masculine en Russie est la forte mortalité accidentelle aux âges moyens (30-50 ans). Il n’est donc pas étonnant que la brève amélioration qu’on observe dans les années 1980 coïncide avec la campagne contre la consommation excessive d’alcool. Dans la structure des causes de décès masculines, les morts violentes se trouvent en deuxième position (20%) après les maladies de l'appareil circulatoire (48%) et avant les tumeurs (13%). Dans la mortalité féminine, les morts violentes (6,5%) reculent à la troisième position après les maladies de l'appareil circulatoire (66%) et les tumeurs (12,5%). La deuxième cause importante de l’augmentation de la mortalité en Russie est le sous-développement de la médecine préventive et l’orientation du système de protection de la santé publique plutôt vers le traitement des maladies davantage que vers leur prévention. Cette lacune de la santé publique s’était déjà manifestée dans les années 1970, mais l’énorme inertie du système bureaucratique soviétique n’a pas permis de réorienter rapidement les activités dans ce domaine et jusqu’à nos jours le système de santé publique russe souffre de cet héritage.
Conséquences des tendances négatives de la fécondité et de la mortalité, en 1992 le nombre de décès l’a emporté sur les naissances pour la première fois en temps de paix. (Fig.3) Depuis, l’effectif de la population russe ne cesse de décroître. Entre les deux derniers recensements (1989 et 2002), celle-ci est passée de 147 à 145 millions d’habitants pour atteindre au 1er janvier 2007 142,2 millions selon l’estimation de la statistique nationale. Au total, durant les 15 années écoulées après la fin de l’URSS, la population russe aurait dû diminuer de presque 12 millions d’habitants à cause du bilan négatif des naissances et des décès. Ces pertes sont comparables à la population totale de la Grèce ou celle de la Belgique. Cependant, le décroissement naturel de la population a été partiellement compensé par un solde migratoire largement positif. Au total, entre 1992 et 2006 plus de 7 millions de personnes sont arrivées en Russie et seulement 3,5 millions l’ont quittée. L’immigration massive a eu lieu dans les années 1992-1995, quand la Russie a accueilli presque 1 million d’immigrés par an en moyenne. Ensuite, ce flux s’affaiblit pour descendre au 21ème siècle au-dessous de 120 000 personnes par an. Ce sont les nouveaux Etats indépendants (anciennes républiques d’URSS) avec lesquels la Russie a les échanges migratoires les plus intensifs et un solde migratoire largement positif. Les plus importantes sources d’immigration sont le Kazakhstan, la Kirghizie, l’Ouzbékistan et l’Ukraine. En revanche, l’échange migratoire avec les autres pays du monde est relativement faible et le solde migratoire est négatif pour la Russie avec un total de moins de 850 000 pour la période de 1992-2005. En dehors de la CEI, la majeure partie des émigrants russes s’est dirigé vers l’Allemagne (63%), Israël (16%) et les Etats Unis (11%) suivi par le Canada (1% seulement).
Ainsi, ce bref aperçu de la démographie de la Fédération de Russie nous oblige à constater qu’à part le problème particulier de la santé publique et de la mortalité, ce pays est confronté aux mêmes défis démographiques que les autres pays développés : le vieillissement rapide de la population, la fécondité trop basse et la forte immigration en provenance des pays moins développés.

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