Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     Le renouveau économique de la Russie
 

L’agriculture russe : Partenaire ou concurrente de l’Europe agricole élargie ?

Par M. Jean-Jacques Hervé,
Ingénieur en Chef du Génie Rural des Eaux et des Forêts, ancien Conseiller Agricole près l'Ambassade de France à Moscou*

Les agricultures des pays de l’ex-bloc soviétique montrent au cours de leur histoire une incroyable capacité de résistance et de renaissance. La suppression tumultueuse du servage, les réformes avortées de Stolypine, la collectivisation forcée et son cortège de famines1, l’aventure de la conquête des terres vierges et la planification aveugle ont fait des millions de victimes. Mais la production est toujours repartie sur un territoire agricole de 220 millions d’hectares.
L’effondrement de l’URSS en 1991 accentue un long déclin agricole et des industries de transformation, amplifié par un recours massif aux importations en provenance des agricultures occidentales. Mais, malgré l’endettement de leurs agricultures, la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan augmentent leurs capacités de production au point de devenir exportateurs de céréales en 2001, et s’apprêtent à accroître leur concurrence avec l’Europe sur plusieurs de ses marchés : aujourd’hui celui des céréales et demain celui des agrocarburants et des viandes.
L’Europe agricole peine à appréhender les évolutions en cours, et n’a pas, en dépit de ses programmes d’Assistance et de Coopération, et d’une présence croissante de ses entreprises, une position bien claire sur les perspectives de collaborations non concurrentes à long terme, malgré de nombreuses pistes qui restent ouvertes….
Déclin et renouveau
Dès la formation de la Fédération de Russie, Egor Gaïdar, le Premier ministre, est affolé par le coût des importations alimentaires du plus grand pays du monde, qui, bien qu’amputé du grenier à blé ukrainien, dispose d’assez de terres pour assurer son indépendance alimentaire. L’agriculture figure donc au premier rang des secteurs à privatiser pour la débarrasser de ses freins collectivistes. Un « remède de choc », inspiré par les grandes institutions financières internationales qui conditionnent l’octroi de leurs aides, chaque jour plus nécessaires, à la privatisation, notamment des kolkhozes et des terres agricoles. Convaincu, Boris Eltsine fait inscrire dans la Constitution le principe de la propriété privée des terres, qui « doivent pouvoir se vendre et s’acheter comme tous les autres bien ».
Cette transformation, engagée dès 1991, est une nouvelle épreuve pour l’agriculture, jamais totalement consolidée de l’état permanent de crise dans lequel elle est plongée depuis au moins un siècle et demi, de l’abolition du servage jusqu’à la fin de la perestroïka. La privatisation soulève d’innombrables problèmes dans les ex-structures collectives. Les paysans reçoivent chacun une part immatérielle du foncier – paille – et sont encouragés à créer de nouvelles entreprises privées. Mais le mouvement est limité par la rareté des financements et des équipements disponibles. Et surtout, la désarticulation du système alimentaire accroît la nécessité d’importer l’essentiel de l’alimentation de base, sans faire appel aux anciens kolkhozes, chaque jour plus éloignés des marchés… Finalement cette première phase de la privatisation de l’agriculture écarte les paysans et les entreprises de transformation de l’économie de marché dont elle devait, au contraire, les rapprocher.
Elle entraîne la paupérisation d’une grande partie de la population avec des poches de malnutrition. Soixante ans après les « moissons sanglantes»2, la Russie, incapable de couvrir les besoins de base, accepte les programmes d’aide alimentaire de l’Union européenne et des Etats-Unis. Écrasé par un endettement croissant, le secteur agricole semble alors condamné au déclin ; la Russie pouvant acheter son alimentation avec les bénéfices de l’exportation de ses sources d’énergie et de matières premières dont son territoire est le premier gisement mondial.
Il faut attendre l’électrochoc de la dévaluation du rouble, en 1998, et le renchérissement des importations, pour que la production reprenne, à l’initiative de nouveaux venus dans l’agriculture, ou de chefs de kolkhozes charismatiques et compétents. On assiste alors à l’arrivée des oligarques dans le secteur agricole, à la création des premières Agroholdings et à l’émergence de nouvelles organisations économiques. L’agriculture cesse d’être le « trou noir de l’économie russe ». Grâce à une météo favorable, elle devient même exportatrice de céréales en 2000 et 2001, prenant alors pleinement conscience de ses potentialités. Depuis, les grandes réformes s’enchaînent : désendettement de l’agriculture, amélioration des premiers outils de régulation des marchés, fiscalité et réforme foncière. La politique agricole russe encourage le redémarrage de la production dans les secteurs dont la remise en marche exige peu de capitaux. D’inspiration libérale, elle modernise le cadre institutionnel en soutenant un développement piloté par l’aval, et joue sur deux tableaux complémentaires. D’un coté les réformes préservent les avantages comparatifs des grandes structures d’exploitation pour les productions végétales ; et de l’autre elles soumettent les productions alimentaires nationales à la rude concurrence des importations3, elle-même stimulée par les pressions exercées sur les exportateurs. Aux débats passionnés de la vieille « question de la terre » succède une approche plus souple et plus réaliste, reconnaissant les particularismes régionaux : la Russie agricole ne peut pas à la fois éponger ses dettes, recapitaliser ses structures de production et racheter sa propre terre. Les plus libéraux des nouveaux gros fermiers préfèrent d’ailleurs souvent le régime du bail de longue durée à celui de la propriété, envisagée pour plus tard…
Le dynamisme de la reprise de la production est réel. Une collecte céréalière de 120 millions de tonnes, déjà atteinte dans l’histoire moderne, n'est pas utopique. 75 millions de tonnes couvrent les besoins alimentaires et industriels actuels. 5 millions de tonnes supplémentaires suffiraient à assurer la production nationale des protéines animales importées. La Russie pourrait donc exporter 40 millions de tonnes de céréales par an. Pour « Soyouz Zerno »4, la croissance démographique mondiale et les changements des régimes alimentaires, notamment en Chine, accroîtront une demande mondiale en blé, arbitrée par les prix et les coûts logistiques. Malgré les aléas climatiques5, Alexeï Gordeev, le Ministre de l’Agriculture de la Fédération de Russie, annonce un seuil d’exportation de céréales de 10 à 15 millions de tonnes par an. Les négociants s’attendent à ce que dans quelques années, le mouvement s’étende aux industries aviaires, en pleine mutation, et mette sur le marché mondial des viandes de volailles destinées à l’industrie, à un prix « brésilien ».

Dynamisme des entreprises européennes, mais intérêt encore faible des milieux professionnels pour élargir une coopération souhaitable.
Les industries alimentaires européennes, après avoir implanté leurs marques commerciales dans les premières années de l’indépendance, comprennent qu’elles ne développeront une activité significative en Russie qu’en y devenant productrices6. Les groupes français sont très actifs : le groupe Bonduelle met en service une conserverie à Krasnodar ; Sucden reprend et modernise des sucreries à Lipetsk et Tbiliski ; Danone acquiert une confiserie à Moscou et installe une laiterie moderne à Tchékhov ; Soufflet construit une malterie à Saint-Pétersbourg ; Lesaffre réhabilite des entrepôts et lance la fabrication de ses ferments… La grande distribution révolutionne le commerce de détail depuis 2002. La classe moyenne renaissante découvre les « môles commerciaux » de Auchan, de Ramstore, ou de grands distributeurs locaux formés en Europe aux méthodes modernes de la distribution…. L’implantation en Russie n’est pas une délocalisation, mais au contraire une nouvelle localisation destinée à capter un marché local ; une stratégie pour rester compétitif.
Contrastant avec le dynamisme des entreprises, les groupes professionnels agricoles peinent à saisir les enjeux de l’internationalisation de l’économie agraire russe, une des facettes de la mondialisation et de la libéralisation des échanges. Les Français paraissent dans ce domaine moins ouverts que leurs confrères de l’Europe du Nord, plus proches, et surtout plus pragmatiques7. Au-delà des différences notables, il y a pourtant bien des convergences possibles. L’avenir des trois formes de mise en valeur en Russie (lopins des exploitations auxiliaires, exploitations fermières privées, et grands domaines privatisés) soulève des questions voisines de celles dont débattent les organisations professionnelles européennes, et françaises notamment, sur la gestion des structures, la transmission des entreprises, le niveau des charges fixes. La Russie veut contenir le niveau de ses soutiens publics, estimés à environ 15 millions de dollars par hectare et par an, tandis que l’Europe doit ajuster le budget de sa Politique agricole commune pour rester dans le cadre fixé par l’accord de Berlin, répondre aux besoins des nouveaux Etats membres et respecter les engagements à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Malgré leurs différences statutaires, les entreprises russes à intégration verticale ne sont pas très éloignées des grandes unions de coopératives, et doivent, comme elles, gérer la répartition des cultures et les contrats d’approvisionnement des unités de transformation… Les agroholdings, de plusieurs dizaines de milliers d’hectares, préparent leur découpage en unités de gestion de quelques milliers d’hectares pour rationaliser l’utilisation des moyens lourds et développer l’adaptation aux conditions du milieu. L’imperfection des outils de régulation interne des marchés et les capacités de stockage insuffisantes amplifient l’imprévisibilité de la Russie sur les marchés mondiaux, mais aussi les risques financiers de ses producteurs ; La réflexion sur les assurances récolte et revenus y avance donc a grands pas, comme dans certains pays européens…

Intensifier la coopération
A l’instar de ce qu’elle fait pour l’espace ou les communications, l’Europe aurait avantage à engager la construction de véritables filières agro-industrielles des protéines et des hydrocarbures végétaux, avec la définition de normes de qualité, la mise en place de contrats d'achat à moyen terme offrant des garanties de part et d'autre, en volume et en prix. L’implosion de l’URSS aurait dû marquer la fin de l’accord dit de Blair House, passé entre les américains et les européens, et qui reposait sur la fermeture de l’espace soviétique, aujourd’hui largement ouvert au commerce mondial. L’Europe aurait pu saisir cette occasion unique pour revoir son approvisionnement en protéines, dont elle est déficitaire pour 80% des besoins de son élevage. L'ampleur du déficit européen pouvait justifier plusieurs millions d'hectares de pois protéagineux, en Europe et dans les pays de la CEI, contribuant à rééquilibrer les échanges et à contenir la pression exportatrice sur les céréales…. La réflexion doit maintenant être élargie aux cultures industrielles et agro-énergétiques. L’Europe ne pourra produire que la moitié des agrocarburants nécessaires à la réalisation de son programme d’incorporation (10% en 2010). La Russie sera un des fournisseurs de cette ressource, avec l’Ukraine et le Brésil.
S’attendant au début à perdre beaucoup sur le volet agricole, la Russie aborde les négociations agricoles à l’OMC avec pragmatisme, cherchant à concilier l’importation de ce qu’elle n’est pas en mesure de produire moins cher, la réduction de sa dépendance alimentaire et la croissance des capacités d’exportation que lui procurent ses avantages comparatifs. Grâce à ses conditions de production extensive elle peut aussi prendre une place significative sur les marchés des produits de qualité, écocertifiés8.
Il n’est pas trop tard pour aller plus loin dans l’analyse et la formulation de propositions novatrices, d’autant que le secteur agricole russe reste profondément marqué par une forte tradition communautaire. Même si le terme « coopérative » renvoie souvent à de mauvais souvenirs, les producteurs et les industriels de la transformation éprouvent le besoin d’organiser la production primaire. Les Européens ont des avantages en matière de savoir-faire et de capitalisation. Mais la Russie, qui rembourse ses dettes avec anticipation, connaît une forte croissance et valorise la formation de ses cadres pour combler son retard technologique. Il est donc dans l’intérêt de l’Europe de développer un partenariat fort et consistant en matière agricole. Il permettrait d’éviter que la Russie agricole rejoigne les pays du groupe de Cairns, alors que, consciente de ses avantages elle propose aujourd’hui de créer, notamment avec les pays de la CEI, un OPEP des céréales.
Pour cela, l'Europe agricole devrait s’efforcer de dépasser sa vision égocentrique, sûre d’elle-même, et souvent donneuse de leçon, alors qu’elle doit aussi s'adapter à une nouvelle demande sociale, donner plus de place à la qualité et à la protection du milieu naturel, améliorer la couverture des risques et contenir le coût budgétaire des soutiens. L’évolution de l’économie agraire de la Russie et sa concurrence potentielle, jointe à celle des deux autres grands pays agricoles de la CEI, l’Ukraine et le Kazakhstan, invite l’Europe agricole a accélérer ses propres réflexions pour relever le double défi d’une libéralisation des échanges, et d’un développement durable.

* Ingénieur agronome, M. Jean-Jacques Hervé assume également les fonctions de Conseiller auprès du Gouvernement ukrainien pour les questions agricoles. Il est membre de l'Académie d'Agriculture de France et de l'Académie des Sciences.
1 – L’Ukraine a reconnu à la grande famine de 1932/1933, Holodomor, le statut de génocide.
2 – « Sanglantes moissons, la collectivisation des terres en URSS » ; Robert Conquest, Collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, septembre 1995.
3 – La Russie préfère alors importer 3 millions de tonnes de sucre roux moins coûteux que la relance de sa production betteravière ;
et plus de 1 million de tonnes de viandes européennes, américaines et brésiliennes moins coûteuses que la plupart de ses productions nationales.
4 – Union céréalière de Russie
5 – La sécheresse de cette année réduit les capacités d’exportation.
6 – Le choix entre la construction d’un équipement neuf ou la modernisation d’une entreprise existante est affaire de circonstances. Les grands équipementiers pré-financent la modernisation et la croissance des capacités de ces nouvelles zones de développement, et y trouvent un moyen efficace de maintenir un haut niveau de performances technologiques et économiques, alors que leurs marchés dans les pays occidentaux sont en stagnation ou en régression, au risque d’accroître la concurrence à l’encontre des produits européens…
7 – La réunification allemande a offert aux entreprises de l’ex-Allemagne de l’Ouest le formidable outil de pénétration des marchés de la CEI que représentent les russophones de l’ex-RDA et l’expérience de la reprise des grandes exploitations collectives.
8 – Plusieurs groupes exportent déjà des produits alimentaires « écologiques » conformes aux réglementations européenne et américaine : les huiles du groupe Youg Rossi; les jus de fruits du groupe laitier Wimm Bill Dann, des bières, des vodkas. Au total plus de 500 appellations selon le Gosstandart de Russie.
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