Par M. Jacques Fontanel,
Professeur CREPPEM1, Université de Grenoble
Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la doctrine de sécurité de la Russie s’est durcie. Après les tergiversations, l’absence de choix et le flou qui ont accompagné la stratégie de défense pendant la période Eltsine, les échecs des politiques de restructuration du complexe militaro-industriel et la crise des finances publiques de la Russie, le Kremlin s’est refusé officiellement à renoncer à la politique de puissance de l’URSS. Le Président russe a décidé de relancer les budgets militaires en vue de doter la Russie d’une force militaire significative au regard des Etats-Unis et de l’OTAN. Cependant, au vu de moyens financiers relativement faibles, la mise en place de cette stratégie n’est pas à la hauteur des ambitions.
Depuis deux décennies, la Russie subit concrètement une érosion importante de ses positions stratégiques. Aujourd’hui, les rapports de force des armes conventionnelles est largement en faveur du couple OTAN-Etats-Unis. La « doctrine Ivanov » d’avril 2000 a mis en évidence la reconnaissance des infériorités militaires de la Russie, mais elle marque aussi le souci d’endiguer les actions agressives des adversaires éventuels, en insistant sur la doctrine nucléaire, la sanctuarisation du territoire national et des zones d’intérêts vitaux, notamment les pays de la CEI. Depuis le début du XXIème siècle, le principal effort significatif de la Russie a consisté à rénover ses forces nucléaires. L’abandon de la doctrine du « no first use » appliqué depuis 1993 a été confirmé et il donne plus de poids aux déclarations de Poutine sur l’option des frappes préemptives et la nécessité de la graduation de la riposte. L’option de la frappe préemptive suppose une refonte des forces stratégiques. Il faut pouvoir infliger des « pertes modérées », qui ne conduisent pas à l’apocalypse nucléaire, mais donnent un avertissement significatif à l’adversaire. Une frappe inconsidérée conduirait à un conflit nucléaire majeur capable de conduire, par un processus d’escalade incontrôlé, à la destruction du territoire de la Russie. Depuis l’application de la doctrine, une rénovation de l’arsenal national a été engagée, impliquant la modulation de l’intensité des frappes et la régénération des arsenaux.
La dépendance aux armes nucléaires suppose donc leur modernisation. La nouvelle stratégie implique des armes plus souples, plus mobiles, plus résilientes et furtives. Or, les moyens mis à la disposition des armées n’est pas à la mesure des ambitions annoncées. Ainsi, si les forces stratégiques sont dégraissées dans le cadre de l’accord SORT2, l’obsolescence de la plupart des armes nucléaires est inéluctable, touchant les vecteurs ensilés et les SS25. Les acquisitions de SS-27 (une quarantaine sont disponibles) ne donnent pas aujourd’hui les moyens nécessaires pour développer efficacement la politique déclarée. De ce fait, l’option préemptive s’inscrit plutôt dans une démarche défensive, elle n’implique pas une tentative d’intimidation active fondée sur une possible victoire de puissance. Il s’agit en fait de la restauration de la dissuasion, c’est-à-dire de mettre en place les forces nécessaires pour infliger des dommages inacceptables à l’ennemi éventuel, en vue de l’empêcher de toucher aux intérêts vitaux de la nation russe. Pour élargir le champ de ses options, la Russie pourrait conduire une politique unilatérale de construction de vecteurs sub-stratégiques, contrairement aux accords passés et en rétorsion aux entorses américaines concernant les libertés prises par les Etats-Unis au regard du Traité sur les missiles anti-stratégiques. Les SS-26 peuvent offrir un système d’armes souples pour conduire une dissuasion « opérationnelle » crédible. Potentiellement, la Russie dispose d’un potentiel intéressant pour conduire une stratégie d’escalade efficace sur les théâtres régionaux.
Les missions militaires sont dépendantes des contraintes financières. L’armée russe et le complexe militaro-industriel ont subi une perte importante des financements du ministère de la Défense, compte tenu de l’inflation des prix concernant les équipements militaires principalement adaptés au secteur nucléaire. La politique d’acquisition reste faible et oblige les forces navales, terrestres et spatiales à adapter leurs stratégies aux financements concédés. De plus, les moyens mis à la disposition des forces armées en termes d’équipement et d’entraînement sont nettement inférieurs à ceux de leurs homologues étrangers. Enfin, malgré la volonté déclarée de Vladimir Poutine, la professionnalisation des forces est rendue difficile, compte tenu de son coût. En divisant par deux le nombre d’hommes de 1,5 million à 800 000, objectif déclaré, il en coûterait plus de 200 milliards de roubles, soit encore sensiblement un peu moins du tiers des dépenses militaires totales. Dans ce contexte, l’effort demandé demandera du temps, d’autant plus que les forces classiques n’ont plus aujourd’hui le rôle dissuasif qui leur était attribué du temps de l’Union soviétique. L’expérience tchétchène a mis en évidence l’impuissance relative de la Russie concernant les conflits asymétriques, la faiblesse des stratégies mises en place et l’efficacité insuffisante des armes disponibles. Si l’industrie russe est encore capable de produire les armes nécessaires à la restauration de ses forces, leur financement est plus problématique, sauf à s’engager dans une logique d’économie de guerre. De ce fait, la modernisation des forces conventionnelles s’inscrit dans une démarche purement dissuasive, compte tenu du caractère hypothétique des menaces des grandes puissances, Chine comprise, concernant le territoire russe.
Même si elle ne peut plus prétendre à l’universalité des compétences industrielles et militaires, la Russie a engagé des efforts importants en recherche-développement, en vue d’obliger les entreprises à se moderniser et à retrouver une compétitivité des produits militaires sur les champs de guerre et de l’exportation. Elle n’a sans doute pas perdu ses ambitions, mais les temps lui sont durs avec l’apprentissage délicat de la démocratie, des marchés, de la globalisation et des éloignements progressifs de ses alliés historiques. Cependant, si elle n’a plus le rayonnement mondial d’antan, elle reste une grande puissance militaire avec laquelle le monde doit toujours compter.
1 – CREPPEM : Centre de Recherche sur la Politique publique en économie de marché
2 – La Fédération de Russie et les Etats-Unis ont conclu le 24 mai 2002 un Traité de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques (Strategic offensive reduction treaty, SORT), qui a été ratifié par la Douma russe et le Sénat américain. Selon ce traité, la Russie et les Etats-Unis ne pourront déployer qu'entre 1 700 et 2 000 ogives d'ici à 2012. Le traité SORT abaisse les plafonds de l'accord de désarmement START-2, signé en 1993 qui prévoyait de ramener le nombre d'ogives nucléaires à 3 500 pour les Etats-Unis et 3 000 pour la Russie.
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