Nickel, tourisme, santé : moteurs de la reprise économique de Cuba
Après quinze années de stagnation économique, Cuba retrouve le chemin de la croissance. La hausse du produit intérieur brut (PIB) s’est poursuivie en 2006 en passant de 10% en 2005 à 12,5%, selon les statistiques cubaines. Un record sans précédent depuis le lancement de la Révolution en 1953 et qui place l’île en tête des économies les plus dynamiques d’Amérique latine pour la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine), devant le Venezuela et l’Argentine.
Pourtant Cuba revient de loin. En 1990, l’effondrement de l’Union soviétique désorganise l’économie et ouvre une période de crise. Le marché commun que formait le COMECON, absorbait alors 85% de ses exportations. L’industrie est paralysée. La fin de l’accord
« sucre contre pétrole » avec l’URSS et la chute des prix du sucre sur le marché mondial provoquent l’effondrement de la production sucrière, passant de 8 millions de tonnes à 1 million de tonnes en 2001. Entre 1990 et 1993, le PIB chute de 35% contre une croissance en rythme annuel de 3,1% entre 1960 et 1989 ; la production tombe de 50%. Le gouvernement impose d’importantes mesures d’austérité à la population et adopte des réformes économiques drastiques. C’est le début de la « période spéciale en temps de paix ». Parallèlement, l’embargo américain instauré en 1962, s’alourdit avec l’adoption du Cuban Democracy Act en 1992 et la loi Helms-Burton en 1996 qui prévoit des sanctions contre les sociétés étrangères effectuant des échanges commerciaux avec l’île. Si l’administration du Président George W. Bush a consenti un assouplissement en autorisant l’exportation de médicaments, d’aliments et de denrées de première nécessité pour des raisons « humanitaires », un nouveau tour de vis est donné par la politique américaine d’isolement avec la restriction des visites d’exilés cubains et des transferts de fonds à leur famille en 2004. Un nouveau coup dur, alors que ces transferts s’élèvent à près de 800 millions de dollars par an. Au total, pour le gouvernement cubain, l’embargo aurait coûté plus de 80 milliards de dollars.
La reprise de l’économie cubaine est d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit à contre-courant des stratégies de développement préconisées par les institutions financières internationales, comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. En 2005, un référendum a d’ailleurs été organisé pour inscrire dans la Constitution le caractère irrévocable de la nature socialiste du pays. Fin 2004, une politique de dé-dollarisation a été engagée. Le gouvernement envisage désormais de supprimer le peso convertible qui, s’il a permis au pays de maintenir ses échanges extérieurs, a engendré des inégalités entre ceux qui y ont accès et les autres, tout en favorisant le développement d’un marché noir. Plus largement, l’île conserve les caractéristiques d’une économie planifiée où la production est presque entièrement contrôlée par l’Etat et dans laquelle prime le principe d’égalitarisme. Les services essentiels à la population sont entièrement subventionnés, comme le logement, la nourriture, l’eau, l’éducation, la santé, le téléphone ou l’énergie. A cet égard, le gouvernement consacre chaque année environ 40% du PIB à l’éducation et à la santé, domaines où la réussite du pays est indéniable avec un taux d’alphabétisation supérieur à 97% et une espérance de vie moyenne de 77 ans. En dépit de l’isolement imposé par l’embargo, l’île a également su sceller de nouveaux partenariats stratégiques, éminemment politiques avec le Venezuela, mais aussi grâce à la mise en valeur de ressources auparavant sous-exploitées.1
Tourisme, nickel et santé sont ainsi devenus les nouveaux fers de lance de l’économie cubaine. Figurant traditionnellement parmi les plus gros exportateurs mondiaux de sucre, le pays a dû diversifier ses exportations et restructurer ses sources de revenus pour faire face à la crise. En l’espace de dix ans, les recettes liées au tourisme ont été multipliées par dix, atteignant plus de 2 milliards de dollars en 2005. Ce secteur est devenu le principal secteur d’activité de l’île, générant 12% du PIB et près de 200 000 emplois, soit 8% de la population active.
A l’exportation, le nickel a remplacé le sucre, avec une production annuelle d’environ 76 000 tonnes, représentant une manne de devises à peu près équivalente à celle du tourisme. La progression des cours du nickel de presque 160% entre 2005 et 2006, favorise les exportations cubaines, dont près de la moitié est vendue à la Chine. Cuba détient les deuxièmes réserves prouvées du monde. Le gouvernement compte investir 300 millions de dollars pour favoriser l’expansion et la modernisation du secteur et faire passer la production à 121 000 tonnes d’ici 2009. Avec le secteur pétrolier encore largement sous-exploité, les industries d’extraction de minerai sont ainsi les secteurs d’activité les plus attractifs pour les investisseurs étrangers. La Chine a récemment finalisé les accords pour la création de plusieurs entreprises mixtes d’extraction de nickel, dont elle a besoin pour sa propre production d’acier. Pour sa part, l’entreprise canadienne Sherritt a investi près de 450 millions de dollars en 2006 pour agrandir l’usine Pedro Soto Alba à Moa et en faire passer la production de 32 000 à 49 000 tonnes de nickel par an.
Pour ce qui est des hydrocarbures, une étude géologique américaine a récemment estimé que dans la seule zone nord-ouest de l’île, celle du Golfe du Mexique, les réserves de pétrole s’élevaient entre 4,6 milliards et 9,3 milliards de barils de brut, et celles de gaz naturel entre 280 et 620 milliards de m3. La production de pétrole et de gaz atteint 3,9 millions de tonnes en 2005, soit sept fois plus qu’en 1990, représentant la moitié de la consommation nationale. Cuba est donc obligé d’importer près de 4 millions de tonnes de brut pour couvrir ses nécessités, soit 1 milliard de dollars de combustible (près de 22% de ses importations en 2003). Grâce à l’accord signé entre les présidents Fidel Castro et Hugo Chavez le 30 octobre 2000, l’île bénéficie, sur fond d’alliance stratégique, d’un approvisionnement de pétrole vénézuélien à des conditions favorables. Elle recevrait ainsi près de 90 000 barils de pétrole par jour. En outre, Cuba cherche a augmenter le niveau d’extraction en s’ouvrant à des partenariats avec des entreprises étrangères, au travers de contrats de production partagée. Depuis 2003, des entreprises norvégienne, malaisienne, espagnole et venezuelienne opèrent ainsi dans le pays avec des contrats de ce type. Une trentaine de puits sont ainsi actuellement en exploration à travers des entreprises mixtes étrangères et nationales. Il est prévu de percer 12 autres puits où il serait possible d’extraire 2,2 millions de tonnes de brut par an. Pour l’heure, l’exploitation du pétrole cubain demeure restreinte, en raison de sa mauvaise qualité, car lourd et fortement chargé en souffre. De par sa nature, il serait certes propice à la production d’électricité thermoélectrique (90% de la production nationale), mais l’obsolescence des centrales cubaines et le coût élevé de maintenance, ne favorise pas encore cette orientation. Aussi, pour répondre aux besoins urgents d’énergie, le gouvernement cubain a choisi tout au long de l’année 2006 de procéder à une restructuration du système de production d’électricité, doublée par de lourds investissements pour l’utilisation du gaz perdu au cours du processus de production pétrolière.
A côté de ce fort potentiel en matière première, Cuba reste avant tout une économie de services qui, tous secteurs confondus, emploierait jusqu’à deux tiers de la population active. Il a su tirer partie de l’investissement constant qu’il a consacré à l’éducation et aux sciences. Une de ses forces réside désormais dans les services médicaux à haute valeur ajoutée qu’il exporte aux quatre coins du monde et particulièrement au Venezuela, où près de 15 000 médecins ont été déployés. En fait, avec près d’un médecin sur quatre (70 000 au total) exerçant à l’étranger, certains évoquent même un véritable internationalisme médical. De la première brigade médicale envoyée en mission en Algérie en 1963 à l’opération Milagro en 2005, plus de 100 000 médecins et techniciens cubains de la santé sont intervenus dans 97 pays, surtout en Afrique et en Amérique latine.1
Ce secteur est renforcé par les biotechnologies dont les ventes à l’extérieur ont augmenté de 90%. Depuis 1983, le gouvernement cubain a consacré des investissements de près de 2 milliards de dollars. Au total, le pays compte 104 centres de recherche ou de production de produits biopharmaceutiques dont il se sert pour la conquête de nouveaux marchés et pour mettre en place des programmes de transferts de technologies vers les pays en développement comme la Chine ou l’Inde, et qui peuvent aussi servir de leviers politiques stratégiques. En fait, La Havane s’est doté en l’espace de 20 ans d’une véritable industrie high-tech dans les domaines des biotechnologies et de la génétique. Les vaccins et les médicaments cubains sont ainsi commercialisés dans plus de 50 pays et 150 brevets ont été déposés à l’étranger par les centres de recherches cubains. Les exportations se sont d’ailleurs accélérées avec la consolidation du processus d’intégration régionale, sous les auspices de l’ALBA.
Cette tendance à la reprise économique s’inscrit dans une période de pré-transition, avec le retrait de la vie politique, certes pour le moment provisoire, du Président Fidel Castro au profit du Vice-Président Raul Castro, mais qui à moyen terme, devrait voir émerger une nouvelle génération de dirigeants cubains. Alors que cette question agite l’ensemble des observateurs étrangers, la transition semble toutefois acquise à l’intérieur du pays et ce depuis un certain temps. Julie Sweig du Foreign Affairs souligne ainsi que « la transition est déjà amorcée depuis longtemps, mais le rythme et la nature de ce changement sera en grande partie imperceptible aux yeux des Américains »2. Des Américains qui, toutes opinions politiques confondues, sont de plus en plus nombreux à demander la levée, au moins partielle, de l’embargo afin de bénéficier du potentiel économique de Cuba.
Pour les Européens, la voie vers un changement de politique marquée par la « Position commune » peut s’esquisser avec le rapprochement effectué le printemps dernier par la diplomatie espagnole. Les intérêts économiques et commerciaux sont en effet considérables : sur un stock total d’investissements étrangers directs de 6 milliards de dollars, l’Espagne en détiendrait 25% au premier rang, suivi par le Canada et l’Italie (19%). La France occupe la 4ème place, avec près de 60 entreprises actives sur place, au travers de partenariat avec des entreprises ou organismes publics cubains. Cette présence reste largement dominée par de grands groupes, dont certains sont parvenus à s’imposer comme des acteurs de poids du développement industriel et touristique de Cuba, à l’instar de Bouygues Construction qui est devenu en huit ans le principal constructeur étranger d’hôtels avec neuf contrats pour des établissements de cinq étoiles. Alcatel-Lucent possède de son côté près de la moitié du marché de la communication téléphonique (160 000 lignes) et cherche aujourd’hui à développer ses activités dans la téléphonie mobile. Dans la distribution, Pernod-Ricard détient le monopole de la distribution du rhum cubain à l’exportation par le biais de la société mixte Havana Club International créée avec Cubaron en 1993. Dans le secteur touristique en revanche, la présence française est devenue plus mitigée. Accor qui gérait six hôtels, n’en compte plus que trois (à La Havane et à Varadero). Si Nouvelles Frontières et Fram-Voyages ont accru leurs activités, d’autres opérateurs ont cessé leurs activités comme le Club Med. Dans les transports aériens, Air France a augmenté sa présence en mettant en service jusqu’à 7 vols hebdomadaires selon la saison. Autant de positions, encore modestes, mais qui laisse augurer d’une montée en puissance dans la perspective d’une levée de l’embargo mis en place il y a 45 ans. C.H.
1- Le Monde Diplomatique, Hernando Calvo Ospina, août 2006.
2- Foreign Affairs Fidel’s Final Victory, Julie Sweig, January-February 2007.