Par M. Rémy Herrera, chercheur au CNRS *
L’ALCA1 dont la signature est prévue en 2005, veut établir entre tous les pays d’Amérique – à l’exception notable de Cuba – une zone de libre-échange destinée à « libéraliser le commerce, augmenter les investissements par la libéralisation des marchés [et] éliminer les restrictions au libre-échange et au mouvement des capitaux »2. L’esprit de cette intégration tiendrait en une « conviction des parties » : la prospérité économique et le renforcement de la démocratie seraient conditionnés par la liberté des marchés. Sa dynamique s’inscrit dans la logique néo-libérale des plans d’ajustement structurel et des règles de l’OMC. Pour hâter ce processus, les États-Unis ont déjà signé une série de traités bilatéraux, complétés par d’autres accords fondamentaux, comme le Plan Colombie. L’imminence et la gravité des préoccupations que soulève ce traité, le plus décisif pour l’avenir du continent américain, ont provoqué la montée en puissance des oppositions à son entrée en vigueur. Les résistances convergent des secteurs les plus variés des sociétés civiles : partis politiques, syndicats, mouvements sociaux, indigènes, féministes… L’essor des manifestations et comités de lutte ont contribué à informer et mobiliser les populations du continent. En septembre 2002, plus de 10 millions de Brésiliens ont ainsi dit non à l’ALCA lors des consultations populaires. Sur cet élan, des États ont pu, sous l’impulsion du Brésil, renégocier le calendrier et retarder l’échéance, en rappelant qu’« une autre intégration est possible ».
Mais c’est incontestablement Cuba – pourtant exclue de l’avant-projet d’accord, comme d’ailleurs de l’Organisation des États américains (OEA) pour « incompatibilité avec le système inter-américain » – qui a pris la tête de la contestation à l’ALCA. Depuis 2001, chaque année se déroule à La Havane une Rencontre hémisphérique de lutte contre l’ALCA, où s’élabore et s’organise les stratégies de résistance à l’échelle du continent. La position de Cuba sur l’ALCA a été présentée de manière pertinente par l’un des grands économistes cubains actuels, Osvaldo Martínez, directeur du Centre de Recherches de l’Économie mondiale (CIEM)3. Son argumentation repose sur l’idée que l’intégration de l’Amérique latine et caribéenne, qui ne représente que 19% du PIB de tout le continent, au sein d’un accord de libre-échange avec les États-Unis et le Canada (81% du PIB continental) soumettra les plus faibles à une logique néo-libérale fonctionnant au bénéfice exclusif des plus forts, i.e. les transnationales du Nord. L’ALCA vise de fait à étendre l’Accord de Libre-Échange de l’Amérique du Nord (ALENA), liant États-Unis, Canada et Mexique depuis 1994, à l’échelle du continent. À l’image de l’ALENA, l’ALCA fait le choix de reproduire en son sein la dichotomie essentielle du système mondial : mobilité des produits et capitaux / immobilité des personnes – les « gens d’affaires ». Compte tenu des différences de productivité entre pays, les effets à attendre seront selon toute vraisemblance les mêmes que ceux observés au Mexique avec l’ALENA. À part la hausse des exportations depuis 10 ans, due à des filiales états-uniennes tirant profit du faible coût relatif du travail, l’économie mexicaine se caractérise par des échanges extérieurs dépendant toujours plus des États-Unis, des maquiladoras aux conditions de travail infra-humaines, des productions agricoles écrasées par la concurrence de l’agriculture états-unienne (moderne, subventionnée, protégée), des pertes d’emplois et de pouvoir d’achat des bas salaires, une pauvreté croissante, et de véritables scandales écologiques…
Il convient de rappeler que l’ALCA n’est pas une initiative latino-américaine. Ce projet a été conçu en 1990 par l’administration de G. Bush, puis relancée au Sommet des Amériques de 2001, par G. W. Bush. Visant officiellement à « promouvoir le développement social dans un cadre d’équité », le but du traité a cependant été présenté plus prosaïquement au Congrès des États-Unis comme devant « garantir à nos entreprises le contrôle d’un territoire allant du Pôle Nord à l’Antarctique et assurer un libre accès sur tout le continent à nos produits, services, technologies et capitaux, sans obstacles ni difficultés »4. L’ALCA constitue selon nous la pièce maîtresse d’une stratégie globale de réorganisation de l’hégémonie des États-Unis sur le système mondial, où le contrôle de l’hémisphère occidental est une priorité. Il s’agit pour les États-Unis de conserver le leadership sur la Triade (Europe et Japon), voire sur des rivaux en puissance (Chine), mais aussi d’empêcher la résurgence de relations de coopération entre pays du Sud plus respectueuses de leurs intérêts, dans la lignée des projets jadis patronnés par la CNUCED ou la CEPAL, et plus récemment par le G 215.
L’ALCA doit être considérée pour ce qu’elle est : une attaque contre les droits des peuples latino-américains et caribéens à la souveraineté et au développement. Les négociations des avant-projets d’accord ont brillé par leur manque de transparence et, surtout, par une violation des principes démocratiques élémentaires : aucun peuple américain – pas même ses représentants au Parlement – n’a été dûment informé, associé aux discussions, consulté ou appelé à se prononcer sur la signature de ce traité si important. L’exercice de la souveraineté nationale, déjà mis à mal par le néo-libéralisme, se voit directement menacé par l’ALCA. C’est notamment le cas du chapitre relatif aux investissements – réplique de l’Accord multilatéral sur les Investissements – : il ne se contente pas d’octroyer des privilèges exorbitants aux propriétaires du capital (traitement national), de protéger leur propriété intellectuelle (brevets) et de leur ouvrir les portes de tous les secteurs-clés, y compris des services publics (éducation, santé…) et des ressources naturelles (eau, biodiversité…) ; il dénie à l’État récipiendaire du capital étranger le droit de poser la moindre contrainte aux investisseurs (ou aux spéculateurs), que ce soit en matière d’exportations, d’accès à la technologie, de contenu en emplois ou de respect de l’environnement. L’ALCA est la négation pure et simple du droit au développement.
* M. Rémy Herrera enseigne également l’Économie à l’Université de Paris 1. Il coordonne la série « Cuba révolutionnaire » chez L’Harmattan (tome 1 :
Histoire et culture [2003]) et a rédigé en janvier 2004 le rapport « Les Dangers de l’ALCA » de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU.
1- Área de Libre Comercio de las Américas. En français : Zone de Libre-Échange des Amériques (ZLÉA).
2- Voir : http://www.ftaa-alca.org/.
3- Voir : http://www.rebelion.org/sociales/040130martinez.htm.
4- Voir : Alternatives Sud, Les Dessous de l’ALCA, CETRI / L’Harmattan, 2003.
5- Groupe de 21 pays du Sud comprenant la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil…
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