Les Lituaniens ne devraient pas pouvoir troquer leurs litas contre des euros avant 2009. Ainsi en a décidé Vilnius quelques jours après le rejet par la Commission européenne, le 16 mai dernier, de la candidature lituanienne à l’Eurozone, arguant d’un taux d’inflation trop élevé. Etabli à 2,7%, il dépasse d’une décimale le critère fixé par Bruxelles.1 Les diplomates lituaniens ont beau masquer leur déception en se félicitant que la candidature lituanienne ait au moins eu le mérite de reposer le débat sur les critères de convergence, l’inflexibilité de Bruxelles a fait l’effet d’une douche froide.
Deux ans après son adhésion à l’Union européenne, le 1er mai 2004, la Lituanie figurait avec la Slovénie parmi les seuls nouveaux pays-membres à pouvoir prétendre adopter la monnaie unique aussi vite. Dès le 27 juin 2004, la devise lituanienne était admise dans le mécanisme de change européen II (MCE2). Lorsqu’elle soumet sa demande officielle à la Commission européenne en mars dernier, tout est techniquement planifié pour assurer un passage harmonieux à l’euro dès le 1er janvier 2007. Un double affichage des prix aurait dû être mis en place dès le mois de novembre. Quant aux autres critères de convergence, la Lituanie peut se vanter d’afficher un état de santé financier sain : le déficit public ne dépasse pas 2% du PIB, son endettement est inférieur à 21% et le taux d’intérêt à long terme est deux points en dessous de la limite autorisée.
La décision de Bruxelles peut-elle pour autant priver la Lituanie de nouvelles opportunités de développement ? Difficile à évaluer. Elle semble passer inaperçue auprès d’une opinion publique de plus en plus partagée sur les bienfaits de l’euro2 comme dans les autres pays de l’Est. La Slovénie, qui sera donc le premier et le seul nouveau membre de l’UE à l’adopter, fait déjà figure de laboratoire d’observation.3 Du côté des milieux d’affaires lituaniens, ce report ne suscite pas plus d’inquiétudes. Les échanges commerciaux auraient été facilités avec la monnaie unique, mais ils n’en seront pas moins vigoureux en son absence. Certes Vilnius militait pour une décision plus politique que strictement économique, autrement dit pour un nouveau signe fort en faveur de son intégration européenne, un nouvel encouragement aux réformes entreprises et à la rigueur du gouvernement lituanien.
Force est, en effet, de reconnaître le rattrapage éclair accompli par la Lituanie. Un peu moins d’une quinzaine d’années auparavant, lorsque les quinze ratifient le traité de Maastricht, la monnaie unique n’est encore qu’un rêve utopique pour des Lituaniens qui déclenchent alors la sécession au sein du bloc soviétique. Déterminée à rejoindre la maison européenne, la Lituanie s’engage alors dans une douloureuse transition, provoquant la chute de moitié de son PIB entre 1991 et 1995. L’économie flirte aujourd’hui avec des risques de surchauffe, sa croissance a explosé en 2003 en atteignant 9,7% et se maintenant autour de 7% depuis 2004. Le secteur privé génère 80% du PIB et constitue depuis 2002 l’essentiel du système bancaire. La plupart des grandes entreprises d’Etat ont été privatisées. Signe indéniable du dynamisme économique, cette croissance est tirée par une forte consommation intérieure. Les limites du marché intérieur apparaissent même de plus en plus étroites aux entreprises lituaniennes, en quête de nouveaux débouchés et, phénomène nouveau, d’une main d’œuvre moins chère. Entre 2004 et 2005, la Banque nationale de Lituanie évalue la hausse de leurs investissements à l’étranger à 36%.
Cet essor exceptionnel pour un pays dont peu croyaient à la viabilité en tant qu’Etat au début des années 1990, tient à une reconversion parfaitement réussie de son industrie. La Lituanie se façonne peu à peu un profil de carrefour économique et commercial du Nord-Est européen, entre les marchés de la mégalopole européenne et la Russie d’une part, et la Scandinavie et l’Europe orientale d’autre part. Elle compte surtout s’affirmer comme un pôle d’excellence scientifique régional. A côté de la modernisation des secteurs traditionnels de l’économie lituanienne, comme l’industrie du bois, l’agriculture ou le textile, les autorités lituaniennes ont, en effet, soutenu une montée en gamme technologique. Exportant dans plus de 40 pays dans le monde, Fermentas AB, Sicor Biotech UAB et Biocentras UAB illustrent cette percée dans les biotechnologies, pionnière dans la région balte. Toutes trois se sont développées à partir de l’Institut de Biotechnologie de Vilnius. Dans un autre domaine d’excellence lituanien, la technologie laser, Eskspla UAB ou Sviesos Konversija exportent aujourd’hui partout dans le monde, principalement pour des laboratoires de recherche universitaires et industriels. Le secteur des technologies de l’information et des télécommunications se développe également très vite, employant plus de 15 000 spécialistes aujourd’hui. Cet essor de l’industrie technologique de pointe a bénéficié de l’afflux d’investissements étrangers, mais surtout de la reconversion de l’ancienne Silicon Valley de l’Union soviétique dont Vilnius était devenue dans les années 80, la capitale de l’électronique. Depuis la reconquête de l’indépendance en 1991, les autorités lituaniennes en ont fait l’une des priorités de la stratégie de développement économique. Elle est même au centre d’un consensus national depuis la signature d’un accord en juillet 2002, réunissant les principaux partis politiques, la Confédération nationale des industriels, les recteurs d’universités, les étudiants et les organisations de jeunesses, le Forum des investisseurs étrangers et des associations liées aux affaires et aux sciences. Cet accord fixe comme objectif de faire passer la part dans le PIB du secteur de la haute technologie de 7% (en 2003) à 25% en 2015. Il s’appuie, à l’image du projet Sunrise Valley, sur la création de parcs technologique et scientifique autour des principaux centres industriels (principalement Vilnius et Kaunas), dont l’objectif est d’associer le savoir-faire de la recherche universitaire à celui du monde des affaires.
Pour certains analystes, la principale faiblesse du développement lituanien demeure pour l’heure l’insuffisance d’investissements étrangers. En 2005, elle a accueilli près de 808 millions d’euros, soit une hausse de 29,5% par rapport à 2004, portant le stock total des IDE à 5,4 milliards d’euros, selon le Département lituanien des Statistiques. Pourtant, la Lituanie offre d’indéniables atouts. Une récente étude du magazine américain Forbes la classe au 29ème rang mondial en termes d’attractivité, notamment d’un point de vue fiscal, avec un impôt sur les sociétés de 15% et un impôt sur le revenu de 33%, qui passera à 27% en juin 2006 et à 24% début 2008, comme le prévoit la réforme adoptée en 2005. En fait, l’investissement est en partie entravé par le manque de main d’œuvre dans certains secteurs en développement. Comme dans d’autres pays de la région, ces actifs qui manquent à l’appel, dont un grand nombre sont diplômés, ont choisi d’émigrer pour saisir les nouvelles opportunités offertes par l’élargissement de l’UE. Cette raréfaction de la main d’œuvre a, en revanche, provoqué une hausse des salaires moyens tout en favorisant la réduction progressive du chômage déclaré (11,4% en 2004, 10,9% en 2005). En stimulant la hausse des prix, ces différents mécanismes économiques justifient d’ailleurs le point de vue d’économistes comme Jean Pisani-Ferry, pour qui l’inflation est liée à cette croissance soutenue et ne constitue pas un critère très pertinent quant à l’adoption de l’euro.4
En dépit de la réussite de sa transition économique, la Lituanie se serait donc montrée trop pressée de rejoindre l’union monétaire européenne. Les euros frappés du fier chevalier Vittys attendront pour faire leur apparition dans les portes-monnaies. Entre temps, Vilnius devra accentuer ses efforts pour assurer une maîtrise à long terme de son inflation, selon les recommandations de la Commission européenne. Pour l’heure, la capitale lituanienne doit tout d’abord retrouver toute la sérénité de sa scène politique, bouleversée, comme si le sort s’acharnait, par la scission de la coalition gouvernementale sur fond d’« opération mains propres », entraînant, le 31 mai, la chute du gouvernement conduit par le Premier ministre social-démocrate Algirdas Brazauskas. Surtout, il lui faut guetter une nouvelle dynamique européenne plus en phase avec ses aspirations. Car le rejet de Bruxelles tient pour beaucoup de l’extrême prudence que lui imposent les récents accrocs de la construction européenne. Depuis l’échec du projet de traité constitutionnel, révélateur notamment du manque de préparation de l’élargissement européen de 2004, l’UE veut se montrer ferme, en particulier à l’égard des candidats qui se trouvent au seuil de l’adhésion.
C.H.
1 – Cette limite correspond pour les pays candidats à 1,5% au-dessus de la
moyenne des trois taux les plus bas de l’UE, qui est actuellement à 2,6%.
2 – Lithuanian Business Review
3 – International Herald Tribune, 15/05/2006
4 – L’Express, 20/04/06. |