Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

La lettre diplometque
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     Soudan
 
  S.E.M. / H.E. Abdelbasit Badawi Elsanosi

Unité et reconstruction, piliers de la transition

 

Renforcé par l’accord de paix historique entre le gouvernement et l’ancienne rébellion sudiste, mais encore éprouvé par le conflit du Darfour, le Soudan fait son retour dans le concert des nations en accueillant le Sommet de l’Union africaine. Après quatre années passées au service des relations franco-soudanaises, S.E.M. Abdelbasit Badawi Elsanosi, Ambassadeur du Soudan en France, revient pour nous sur les enjeux de la transition politique et économique qu’amorce le Soudan 50 ans après son indépendance.

 

La Lettre Diplomatique : Monsieur l’Ambassadeur, après deux ans d’intenses négociations, l’accord de paix historique signé le 9 janvier 2005 à Nairobi, au Kenya, a mis fin à une guerre civile longue de vingt-et-un ans. Comment évaluez-vous l’impact de la disparition du chef historique du Mouvement populaire de libération du Soudan (SPLM) et vice-Président du gouvernement d’union nationale, John Garang, le 9 juillet 2005 ?

 

S.E.M. Abdelbasit Badawi Elsanosi : L’accord de paix définitif du 9 janvier 2005 constitue, en effet, un accord historique, comprenant une série d’accords sur différents aspects du litige qui a opposé le Nord et le Sud du pays. Il s’agit principalement des questions du partage du pouvoir et des richesses, du cessez-le-feu et des modalités de la période transitoire. Ces accords sont entrés en phase d’application avec le retour des dirigeants de l’ex-mouvement rebelle SPLM/A à Khartoum, en juillet 2005. Mais, un évènement tragique est survenu peu de temps après. La disparition subite du Dr John Garang, chef du SPLM/A, a été un choc pour tout le monde. Elle a constitué en quelque sorte une épreuve pour les accords de paix, mais aussi pour la volonté des deux parties à remplir leur engagement. Aucun autre événement n’aurait pu être plus nuisible à notre pays.

Pourtant, je pense que cette épreuve a été correctement surmontée. L’état d’incompréhension ne s’est pas prolongé. Les membres du SPLM/A, les plus affectés, ont très vite élu le successeur du Dr John Garang, M. Salva Kiir Mayardit, qui a prêté serment quelques semaines plus tard à Khartoum. Les échéances prévues par les accords de paix ont par la suite été respectées, avec la mise en place d’un nouveau gouvernement d’unité nationale et des commissions spéciales, notamment sur le pétrole et l’organisation des accords.

 

L.L.D. : La ratification d’une constitution pour le Sud-Soudan par le successeur de John Garang, Salva Kiir Mayardit, le 5 décembre 2005 marque la première étape majeure de l’application de l’accord de paix. Comment la coopération entre le gouvernement et les membres du SPLM/A s’articule-t-elle ? Quel calendrier a-t-il été défini pour poursuivre ce processus, notamment en ce qui concerne la répartition des revenus pétrolier ? Considérant la création d’une commission sur les ressources pétrolières par le Président Omar El Béchir en octobre 2005, quelles sont les mesures envisagées pour renforcer la transparence du secteur pétrolier ?

 

S.E.M.A.B.E. : Il est important de bien comprendre qu’il est dans l’intérêt général que soient mises en place les commissions conjointes portant sur les différents aspects de l’application de l’accord de paix, comme par exemple sur la répartition des ressources économiques. D’une manière générale, une étroite coopération a été mise en place entre tous les membres du gouvernement, qu’ils soient du parti du Congrès national, du SPLM ou d’une autre formation. A titre d’exemple, la question d’une nouvelle monnaie du Soudan a récemment été au centre des discussions. En ce qui concerne plus précisément le pétrole, une étroite coordination est assurée entre le Ministre de l’Energie et des Mines Awad Ahmed Al-Jaz et d’autres ministres du gouvernement qui sont issus du SPLM. Des transferts de revenus ont d’ailleurs déjà été effectués vers la province du Sud. Je peux également vous citer divers témoignages d’entrepeneurs étrangers, et notamment français, sur l’utilisation des revenus générés par le pétrole au Soudan. De nombreuses infrastructures, des routes, des barrages par exemple, ont été construits ou sont en train de l’être. Le secteur hôtelier a lui aussi bénéficié de cette reprise économique. Les hôtels de Khartoum sont aujourd’hui débordés. Les capitaux affluent de partout, d’Europe, du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite. Ce dynamisme témoigne véritablement de tout le potentiel de notre pays.

 

L.L.D. : Trois ans après le déclenchement de la guerre du Darfour, les Nations unies estiment que ce conflit a provoqué au moins 180 000 morts et près de 2 millions de personnes déplacées. Comment analysez-vous les difficultées des pourparlers avec les mouvements rebelles ? Compte tenu de leurs revendications sur le partage du pouvoir ou sur la redéfinition des frontières entre le Darfour et la région de Khartoum, dans quelles conditions un accord peut-il, selon vous, être trouvé pour mettre fin au conflit armé ?

 

S.E.M.A.B.E. : Les difficultés des pourparlers qui se sont tenus   à Abuja sont avant tout attribuables aux divergences qui existent au sein des mouvements rebelles. Tout le monde, y compris le gouvernement soudanais, a œuvré pour unifier leurs positions. Le gouvernement a ainsi autorisé l’organisation d’une conférence des deux mouvements rebelles, en territoire contrôlé par les autorités soudanaises, dans deux provinces différentes, à El Fashir dans le nord du Darfour et à Ashkanida, ce qui constitue peut-être une première.

Ces efforts ont également été réalisés avec le soutien d’autres intermédiaires comme les Nations unies et l’Union africaine, mais aussi par des pays tiers comme la Libye qui s’active actuellement à unifier les différentes opinions de la population du Darfour et à rassembler les chefs de tribus et les autres dignitaires de la région dans l’optique de préparer une conférence générale. Cette idée avait d’ailleurs été lancée à l’origine par le gouvernement soudanais, en vue de préparer les retrouvailles avec les enfants du Darfour. Celui-ci ne ménage pas ses efforts pour parvenir à un accord et à une solution pacifique au problème et au drame du Darfour.

Toutefois, lors des récentes discussions qui se sont déroulées à Abuja, des progrès ont été acquis nous donnant l’espoir de conclure très prochainement un accord-cadre sur le Darfour. Le Représentant des Nations unies a qualifié leur déroulement de raisonnable. Jusqu’à présent, les pourparlers ont progressé sur le partage de richesses, de même que sur le volet sécuritaire, encore en discussion. Il reste encore à aborder les questions de partage du pouvoir. Je tiens aussi à souligner que pour la première fois la délégation du gouvernement soudanais était composée de représentants du SPLM.

 

L.L.D. : Le Soudan fait face aujourd’hui à un certain nombre de défis posés notamment par le retour des réfugiés du Sud-Soudan et du Darfour, la réinsertion des rebelles armés, la persistance de troubles au Nord-Est du pays ou la redéfinition du paysage politique soudanais. Quelle dynamique doit-elle, de votre point de vue, être impulsée pour amorcer et cimenter une réconciliation nationale ? Comment analysez-vous cette problématique dans la perspective du referendum d’autodétermination qui doit être organisé au terme de la période transitoire de six années ?

 

S.E.M.A.B.E. : Les problèmes que traverse le Soudan sont à la mesure de son envergure géographique et de sa diversité. Dans un premier temps, il nous a fallu commencer par résoudre le problème le plus difficile, celui du Sud-Soudan. Mais l’accord conclu entre le gouvernement et le SPLM dépasse le cadre d’un accord entre les deux parties : il jette aussi les bases d’un avenir démocratique, de dialogue et d’entente entre tous les enfants du Soudan. Cette phase a d’ailleurs déjà commencé. La nouvelle constitution prévoit l’exercice libre et démocratique des partis politiques, la liberté de la presse et le respect des droits de l’Homme. Elle instaure clairement un retour à la vie démocratique : les partis politiques sont totalement autorisés aujourd’hui, plusieurs titres de presse travaillent librement et critiquent parfois le gouvernement. Sur le plan politique, le gouvernement formé depuis cinq mois, est composé de seize tendances et partis politiques. Aux côtés des membres du gouvernement et du SPLM, siègent ainsi les représentants d’autres forces politiques, comme le prévoit l’accord de paix, à une proportion de 14%. A titre d’exemple, le général Abdul Rahman Saïd, un des plus durs opposant du gouvernement, est revenu au Soudan le 14 décembre 2005 après un exil de seize ans et devrait même prendre le portefeuille de la Technologie et des Sciences. D’autres ont choisi l’opposition comme l’ancien Premier ministre Sadek el-Mahdi, le chef du parti Oumma, ou comme Hassan El Tourabi, une figure islamique bien connue. Tout le monde peut ainsi participer à la vie politique, dans un cadre démocratique, soit au sein du gouvernement, soit dans l’opposition.

Un référendum doit être organisé dans notre pays, dans six ans. Nous espérons bien évidemment que l’unité du pays soit maintenue. Notre position n’est certes pas neutre, mais quoiqu’il en soit, nous nous sommes engagés à donner la parole aux populations du Sud-Soudan. Ce droit leur est reconnu par les accords de paix, mais ces mêmes accords stipulent aussi que les deux parties, le gouvernement et le SPLM, doivent œuvrer en vue de maintenir l’unité du pays. Nous travaillons donc dans ce sens, tout en respectant le droit.

Je voudrais toutefois vous rappeler qu’avant ce referendum, d’autres échéances très importantes doivent avoir lieu. Dans trois ans, des élections législatives et présidentielles seront organisées sous le regard de la communauté internationale. Elles constitueront la première occasion pour les partis politiques de se présenter dans une compétition libre et donc de mesurer leur poids effectif dans le paysage politique. Elles marqueront surtout la fin de la période transitoire.

 

L.L.D. : A l’image de la Conférence des donateurs qui s’est tenue à Oslo en avril 2005, la communauté internationale apporte une aide importante à votre pays pour favoriser sa stabilisation et sa reconstruction. Quel bilan pouvez-vous faire d’ores et déjà de leur action, et tout particulièrement de celle de l’Union africaine ? Comment ces efforts peuvent-ils être consolidés, notamment en coopération avec votre gouvernement ?

 

S.E.M.A.B.E. : Nous avons toujours opté pour une « solution africaine » parce que les Africains connaissent à peu près les mêmes problèmes que sur l’ensemble du continent. Nous espérons aussi que la communauté internationale soutiendra l’effort de l’Union africaine, surtout sur le plan financier et logistique. Ce soutien est manifeste aujourd’hui, mais davantage d’efforts devraient, à mon sens, être réalisés pour que l’Union africaine puisse assumer pleinement sa mission, dans les meilleures conditions possibles. Lors de la conférence des donateurs à Oslo pour le Darfour, mais aussi sur un plan global, beaucoup de promesses ont été faites et nous espérons qu’elles se concrétiseront. Pour l’heure, nous n’avons pas l’impression que ce soit encore le cas. Un certain nombre de pays conditionne l’aide à la résolution du problème du Darfour. Nous pensons que cette approche est dangereuse, dans la mesure où la persistance de cette situation risque même de nuire aux accords de paix avec le Sud, comme le SPLM l’a d’ailleurs lui aussi souligné. Ces accords de paix doivent en effet se traduire dans les faits, par la création de moyens logistiques, d’infrastructures, de moyens de transports en particulier. Il faut convaincre les populations que ces accords servent à quelque chose. Si ces promesses se concrétisent, les rebelles du Darfour pourraient être davantage encourager à trouver une solution.

 

L.L.D. : Considérant ses vastes ressources pétrolières et agricoles, quelles sont les priorités du chantier de la reconstruction de votre pays ? Comment compte-t-il favoriser l’attraction des investisseurs étrangers et la diversification de ses partenariats économiques ? Quels sont les projets majeurs en vue d’optimiser le potentiel économique du pays ?

 

S.E.M.A.B.E. : D’une manière générale, tout est prioritaire. Le retour des personnes déplacées plus particulièrement, mais il faut commencer par mettre en place les infrastructures nécessaires pour les accueillir. La priorité majeure est ainsi donnée aux infrastructures et aux moyens de communication. Comme je l’ai déjà souligné, nous œuvrons pour l’unité du pays. Il est donc important de mettre en place des routes et des réseaux de communication pour relier le Nord et le Sud   du pays, ce qui n’a pas été suffisamment développé jusqu’à maintenant. Il s’agit en fait, comme le dit un proverbe français, de « faire d’une pierre deux coups », à savoir de promouvoir le développement du Sud tout en consolidant les liens entre les deux parties du pays.

En matière de projets économiques, je citerai plus particulièrement les domaine de l’énergie et de l’exploitation des ressources pétrolières, en nombre au Sud du pays. Dans certaines zones, la production a déjà été lancée et se trouve en augmentation constante. La production devrait atteindre 500 000 barils par jour dans quelque mois. Elle devrait s’accroître grâce à la mise en exploitation de nouveaux gisements et au lancement de nouvelles campagnes d’exploration lorsque la situation sera complètement normalisée. Le groupe français Total est par exemple déjà revenu sur place pour préparer le lancement de ses activités dans une zone importante. D’une manière générale, nous accueillons d’ailleurs tous les investisseurs et tous les capitaux, sauf bien sûr ceux qui pour l’instant ne veulent pas encore ou plutôt parce qu’ils n’ont pas encore l’aval de leur gouvernement.

Il existe au Soudan un code d’investissement favorable aux transferts de capitaux et au recrutement de la main d’œuvre. La présence de nombreux investisseurs étrangers au Soudan constitue à mon sens la meilleure preuve que cet environnement est propice aux affaires J’espère d’ailleurs sur ce point que les investisseurs français ne tarderont pas. Plusieurs d’entre eux sont déjà sur place, comme Alstom, EDF, Renault et d’autres moins connus. De plus en plus d’entreprises françaises sont représentées à la foire internationale de Khartoum qui s’est tenue cette année à la fin du mois de janvier. En 2005, une cinquantaine avaient fait le déplacement.

 

L.L.D. : Saisi par le Conseil de sécurité pour mettre fin à l’impunité des exactions commises au Darfour, la Cour pénale internationale (CPI) a commencé son enquête en juin 2005. Alors que votre gouvernement a mis en place sa propre structure judiciaire pour juger ces crimes, quel regard portez-vous sur les critiques émises sur l’indépendance de la justice soudanaise ? Plus largement, comment votre pays et la communauté internationale peuvent-ils surmonter leur divergence sur cette question et ses éventuelles conséquences ?

 

S.E.M.A.B.E. : Le gouvernement soudanais a déjà clairement exprimé sa position sur cette question. Nous pensons que notre justice est compétente. Des juristes français qui connaissent bien le Soudan et cet aspect des institutions du pays, me l’on confirmé et l’ont affirmé publiquement au cours de plusieurs conférences, à Paris, et notamment à l’UNESCO, il y a quelques mois. Nous avons donc pleinement confiance en notre justice. Nous reconnaissons en outre que des événements tragiques se sont déroulés au Darfour et que des exactions y ont été commises. Il n’est pas dans la politique de notre gouvernement de couvrir ces exactions, bien au contraire. Nous avons ainsi mis en œuvre un certain nombre de mesures, avec notamment la création de tribunaux spéciaux qui ont déjà prononcé des condamnations très lourdes.

Nous respectons toutefois la décision du Conseil de sécurité, de la même façon que nous respectons toutes les décisions internationales et les résolutions des Nations unies. Nous sommes un membre sérieux de cette organisation et nous sommes partie prenante du concert des nations. Le gouvernement soudanais refuse en revanche, que des citoyens soudanais soient jugés à l’extérieur du pays. D’une part, parce que, comme je l’ai dit, nous considérons que notre justice est compétente et indépendante. D’autre part, nous pensons qu’une telle procédure pourrait compliquer davantage la situation sur le terrain, en particulier dans   les relations entre les communautés et les tribus. Enfin, nous considérons que la CPI n’est pas compétente, le Soudan n’ayant pas ratifié le traité instaurant cette instance. Je pourrais en outre souligner à la contradiction de la situation : ce même traité exempte les ressortissants américains de la juridiction de la CPI pour des actes similaires à ceux commis au Soudan ou au Darfour, tout simplement parce que les Etats-Unis n’en sont pas signataires, au même titre que nous.

Bien entendu, je ne souhaite pas que cette différence d’approche entraîne des conséquences sur les relations que nous entretenons avec la communauté internationale, mais nous espérons que nous parviendrons à nous comprendre, car nous visons finalement les mêmes objectifs. Nous pouvons d’ailleurs envisager une coopération avec la CPI, dont une délégation a été récemment reçue à Khartoum. Nous ne refusons pas non plus l’idée d’une expertise et de la visite d’experts de la CPI ou de la communauté internationale en général, pour observer et constater les mesures prises par le gouvernement soudanais. Je pense d’ailleurs qu’une négociation en ce sens est actuellement en cours.

 

L.L.D. : Illustrant son soutien à la lutte contre le terrorisme, Khartoum a accueilli une conférence portant sur ce thème en septembre 2005. Quelles sont les principales initiatives de coopération envisagées entre les Etats de la région pour faire face à ce défi ? En dépit de la coopération américano-soudanaise en matière de renseignement, comment percevez-vous le maintien de votre pays sur la liste américaine des pays soutenant le terrorisme ?

 

S.E.M.A.B.E. : Nous avons effectivement organisé une conférence régionale sur la lutte contre le terrorisme. Le gouvernement soudanais coopère également avec les services occidentaux, à l’instar de tous les pays du monde. Nous travaillons dans ce dossier en toute transparence. Je pense qu’il est maintenant compris que le Soudan est loin des allégations sur un soutien au terrorisme. Nous avons reconnu ce qui est arrivé, à savoir que Ben Laden a résidé au Soudan, en tant qu’investisseur et homme d’affaires.

Les Etats-Unis pratiquent avec le Soudan, mais aussi avec d’autres gouvernements, une politique de « deux poids de mesure » ; c’est un fait que, j’imagine, même les Etats-Unis ne peuvent pas nier aujourd’hui. On peut voir dans cette politique une contradiction, des promesses non tenues, parce que nous avons coopéré de manière transparente et sérieuse. Les Etats-Unis eux-mêmes ont reconnu que les efforts de coopération du Soudan. Mais il existe peut-être des raisons internes qui expliquent que le nom du Soudan n’ait pas encore été retiré de la fameuse liste. Il existe d’ailleurs un certain nombre de lobbies américains qui entravent tout rapprochement entre l’administration américaine et le gouvernement soudanais, en dépit des efforts que le Soudan a accompli tant sur le plan du combat contre le terrorisme, que sur celui de l’accord de paix entre le Nord et le Sud. Il faut bien faire attention aux risques de cette politique qui peut envenimer à nouveau la situation au Soudan. Le SPLM/A partage lui aussi ce point de vue. Des promesses ont été faites lors des négociations en vue de la conclusion d’un accord de paix, notamment sur le retrait du Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme et sur un soutien à l’application des accords de paix. Mais, l’attitude des Etats-Unis contribue, à l’inverse, à affaiblir les accords de paix, tout en donnant des arguments aux autres parties, par exemple aux rebelles du Darfour, qui deviennent de plus en plus intransigeantes.

 

L.L.D. : Votre pays a relancé ces derniers mois la coopération avec les pays limitrophes, l’Erythrée, le Tchad et l’Ouganda. Compte tenu de la porosité des frontières que partagent le Soudan avec ces pays, comment la coopération transfrontalière peut-elle être renforcée pour stabiliser durablement la région ?

 

S.E.M.A.B.E. : Des actions concrètes ont été mises en œuvre avec tous ces pays, mais aussi avec l’Ethiopie : nous avons mis en place une commission mixte qui se tient régulièrement, pour traiter justement des problèmes liés aux frontières, et permettre ainsi de surveiller cette question, dans le cadre d’une instance composée notamment d’experts des deux pays, de membres d’organismes spécifiques, et des gouverneurs des provinces limitrophes. Notre coopération avec l’Erythrée fonctionne de mieux en mieux. Plusieurs délégations des deux pays se sont déjà rencontrées. Le Premier Vice-Président Salva Kiir s’est récemment rendu à Asmara. Le Ministre des Affaires étrangères Lam Akol a conclu des accords de coopération avec son homologue érythréen. Les relations diplomatiques devraient d’ailleurs être rétablies au niveau des ambassadeurs très prochainement. Enfin, nous avons   autorisé le gouvernement ougandais à poursuivre la Lord’s Army en territoire soudanais et à prolonger à plusieurs reprises les périodes de poursuite. Celle-ci est d’ailleurs encore en vigueur à l’heure actuelle. Toutes ces initiatives peuvent en effet contribuer à stabiliser la région.

 

L.L.D. : Khartoum a été désignée capitale du monde arabe pour la culture en 2005 par l’UNESCO. Compte tenu de la position du Soudan à cheval entre le monde arabe et le monde subsaharien, comment définiriez-vous la cohésion culturelle de votre pays ? En votre qualité d’Ambassadeur Délégué permanent du Soudan auprès de l’UNESCO, quel est votre message en faveur du rapprochement des peuples ?

 

S.E.M.A.B.E. : Le Soudan possède une histoire ancienne. Notre pays abrite peut-être les vestiges de la première civilisation africaine, qui s’est épanouie il y a plus de cinq millions d’années, parallèlement à la civilisation pharaonique. La civilisation nubienne et ses pharaons ont déjà suscité de nombreux travaux, notamment de scientifiques français. Au cours de son histoire, le Soudan s’est également construit comme une terre d’accueil et d’échanges. Dans la période contemporaine, les Africains qui traversent le pays par la route du pèlerinage à La Mecque, continuent de laisser leur empreinte parfois même en s’installant en terre soudanaise. Le Soudan est aussi une terre de passage pour les migrations de populations arabes. En fin de compte, on ne peut pas vraiment définir une culture ou une ethnie soudanaise. Nous sommes tous le produit d’un métissage de diverses cultures, arabe, africaine, entre autres. Il est vrai que certains se reconnaissent plutôt dans la culture arabo-musulmane, d’autres dans la culture africaine, mais les conflits, que ce soit dans le Sud du pays ou au Darfour aujourd’hui, ne sont en aucun cas de nature ethnique ou racial. Pour ma part, je suis convaincu que ces conflits sont essentiellement à caractère politique et dans une moindre mesure culturel. Les régions concernées se sentent délaissées, marginalisées dans le processus de développement. Elles revendiquent leurs droits, que le gouvernement central a fini par reconnaître. Nous avançons désormais dans le bon sens. Les accords de paix avec le Sud et maintenant les négociations sur le Darfour, sont ainsi centrés essentiellement sur les aspects de la répartition des richesses et des pouvoirs. Il n’a pas vraiment été question d’identité, chrétienne, animiste ou musulmane parce que là n’est pas le problème. Il est en outre très révélateur qu’une majorité des personnes déplacées par le conflit ait trouvé refuge dans la région de Khartoum. Ce phénomène ne serait pas logique, si ces populations étaient persécutées par le pouvoir central. Elles auraient fui vers les pays limitrophes, l’Ouganda ou le Kenya, par exemple. Aujourd’hui, la capitale est entourée d’une ceinture de plus de deux millions de déplacés du Sud-Soudan. Tout en gardant à l’esprit le drame humain que représente cet exode, je tiens a souligner que pour la première fois, un lien réel s’est créée entre les populations du Sud et du Nord du Soudan, ce qui pourrait d’ailleurs faciliter à nouveau le métissage culturel et la coexistence de toutes les cultures qui ont prévalu tout au long de l’histoire du Soudan. Les populations du Nord ont beaucoup appris de celles du Sud, et vice-versa, sur le plan folklorique, des coutumes, de même que du point de vue de la langue. Je pense que ces contacts resteront dans les mémoires des populations.

Pour répondre à votre deuxième question, il faut, à mon sens, éviter les incompréhensions et approfondir notre connaissance de l’autre, car le conflit est un produit de la méconnaissance. Là, je fais également appel aux Français pour qu’ils approfondissent leur connaissance de mon pays. Faire connaître notre pays fait sans doute partie de notre devoir, mais il faut aussi que les gens évitent de s’en tenir aux préjugés et aux stéréotypes. Je sais que chaque Français, chaque Européen qui s’est rendu au Soudan, a totalement changé sa perception du pays. Il faut donc vérifier ce qui se dit ou s’écrit, car il y a aussi beaucoup de propagande et de désinformation, parfois volontaire. En tant que Délégué permanent du Soudan auprès de l’UNESCO, j’ai tenté de mieux faire connaître mon pays, notamment dans le cadre de la grande manifestation « Khartoum, capital du monde arabe pour 2005 ». Nous avons ainsi organisé plusieurs évènements avec l’UNESCO, dont une conférence sur la civilisation nubienne, à laquelle a participé le Directeur général Koïchiro Matsuura et un certain nombre de scientifiques et d’archéologues français, une exposition sur cette civilisation, ainsi qu’un spectacle de danses et de chants de diverses régions soudanaises. Ce spectacle a montré la diversité culturelle du Soudan, et a d’ailleurs été une grande réussite. Nous espérons à cet égard que la Convention sur la diversité culturelle, à laquelle nous adhérons pleinement, puisse contribuer à affirmer cette diversité, et à ce que toute nation et toute culture trouve sa place dans ce monde qui devient de plus en plus petit. Le Soudan, ce qui peut surprendre pour certains, s’intéresse ainsi à l’Organisation de la Francophonie, parce qu’elle constitue un lieu de dialogue, de rencontre et de libre expression entre diverses cultures. Nous félicitions, d’ailleurs, l’organisation pour ces efforts et nous espérons qu’un jour le Soudan pourra y adhérer.

 

L.L.D. : Vous assumez d’ailleurs les fonctions de Vice-Président du Comité d’adhésion du Soudan à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Quelles sont les motivations de votre pays pour devenir membre de cette organisation ? Quelle place le français occupe-t-il dans l’enseignement et dans le paysage linguistique au Soudan ? Quelle est votre vision de l’accroissement du rôle politique de l’OIF ?

 

S.E.M.A.B.E. : De nombreux rapports et plusieurs études universitaires ont déjà été réalisé sur l’intérêt que suscite l’apprentissage du français au Soudan. Selon mes informations, le Centre culturel français de Khartoum est débordé de demandes. Il est constamment animé par les cours de langues dispensés aux étudiants, par des activités culturelles, des expositions, des pièces de théâtre ou des spectacles. Une élève française a même mis en place une classe de français à l’Est du Soudan. Une autre a d’ailleurs été récemment ouverte et j’ai appris récemment qu’une troisième serait également ouverte. Dans le secondaire et à l’université, le français est enseigné comme une matière optionnelle. Mais depuis 1998, le Ministre soudanais de l’Education, qui est par ailleurs francophone, a introduit, suite à un accord avec le Consulat français, la langue française dans le système que l’on appelle de boxing, c’est-à-dire le barème de points pour obtenir un diplôme. Le français est ainsi devenu une matière qui donne accès au baccalauréat. Pour le Soudan, la francophonie est donc un choix culturel et politique à l’égard de la France et de sa civilisation. Nous souhaiterions toutefois que la France fasse également un effort pour soutenir cette volonté, ce qui n’est pas tout à fait le cas. Il existe aujourd’hui beaucoup de besoins en ce qui concerne notamment la formation des professeurs ou le matériel des élèves. Les étudiants soudanais bénéficiaient autrefois de bourses françaises, dont j’ai moi-même bénéficié pour étudier le français. Mais, je sais aussi que ces choix relèvent d’une politique générale en France, dont les conséquences freinent dans une certaine mesure nos aspirations dans ce domaine.

Je qualifierais l’Organisation de la Francophonie de voix sage dans un monde fou. Certains appellent à la guerre entre les civilisations, le fameux « choc des civilisations ». D’autres, en revanche, appellent au dialogue comme le fait l’Organisation de la Francophonie. Celle-ci peut contribuer à propager la paix et l’entente dans le monde parce qu’elle ne regroupe pas seulement, comme auparavant, des nations historiquement francophones, mais de plus en plus des nations et des cultures de toutes les régions du globe.

 

L.L.D. : Fort des relations étroites que partagent Khartoum et Paris, la France contribue significativement à la pacification de votre pays au travers d’un soutien logistique aux pourparlers de paix et de sa contribution à l’acheminement de l’aide humanitaire. Comment qualifieriez-vous la dimension acquise par les relations franco-soudanaises depuis la première visite effectuée par un Ministre français des Affaires étrangères au Soudan en février 2004 ? Quels sont les principaux domaines de coopération que vous souhaiteriez voir se renforcer à l’avenir ?

 

S.E.M.A.B.E. : Un certain nombre de progrès ont sans doute été accomplis dans nos relations. Comme vous l’avez souligné, pour la première fois en 2004, un Ministre français des Affaires étrangères a effectué une visite officielle au Soudan. Celle-ci a été suivie par celles de ses successeurs, dont celle de l’actuel Ministre, M. Philippe Douste-Blazy, à la fin juillet 2005. Récemment, son homologue soudanais s’est rendu à Paris en juin 2005, ainsi que plusieurs autres ministres soudanais en France. J’espère que ce courant de contacts se maintienne et se renforce. Des contacts à plus haut niveau ont également eu lieu, entre les Présidents français et soudanais, mais il est vrai que leur dernière rencontre remonte au Sommet Afrique-France en 2003. Le Président El Béchir n’a malheureusement pas pu participer au Sommet Afrique-France de Bamako, mais le Soudan était représenté par une délégation qu’a conduite le Ministre des Affaires étrangères Lam Akol et à laquelle j’ai pris part. Cette présence témoigne tout de même de l’intérêt du Soudan, non seulement pour ses relations avec la France, mais plus largement pour ses relations avec le monde francophone et africain. Alors que j’achève bientôt ma mission à Paris, je suis convaincu que des progrès ont été réalisés dans les relations franco-soudanaises tant pour la multiplication des contacts entre les dirigeants des deux pays et ce au plus haut niveau, que sur le plan de notre volonté commune de renforcer nos échanges. Je souhaite qu’à l’avenir ces relations continuent de s’approfondire.

Bien entendu, le renforcement de cet aspect politique et institutionnel de nos relations est essentiel car il insuffle l’énergie nécessaire au développement d’autres domaines. Mais, pour ma part, je souhaiterais que les investisseurs français se rendent en beaucoup plus grand nombre au Soudan. C’est le message que je n’ai cessé de diffuser depuis mon arrivée en France il y a quatre ans. De mon de point de vue, les relations avec la France sont   prioritaires pour le Soudan et j’espère qu’elle saura se saisir de cette opportunité.
Enfin, je tiens à souligner que le Soudan aborde une étape capitale de son histoire. Khartoum effectue d’ores et déjà son retour sur la scène internationale et diplomatique en accueillant le Sommet de l’Union africaine. Elle accueille en mars prochain le sommet de la Ligue arabe et plus tard dans l’année, une conférence ministérielle du groupe des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP). Cet élan coïncide avec deux évènements majeurs : le premier anniversaire des accords de paix et le cinquantième anniversaire de l’indépendance du Soudan.
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