Vers une « Europe de la Défense » ?
Par M. Eugène Berg, Ancien Ambassadeur de France, Écrivain et Enseignant de géopolitique, Auteur de La Russie Pour Les Nuls (éditions First, 2016).
«L’Europe doit se renforcer. C’est plus vrai que nulle part ailleurs dans le domaine de la défense ». Depuis cette déclaration du Président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker1, l’environnement sécuritaire de l’Europe s’est encore modifiée, du fait de l’élection de Donald Trump et de ce que les responsables occidentaux qualifient « l’affirmation toujours plus forte de la Russie », dont le budget militaire prévu jusqu’en 2020 est de 340 milliards de dollars qui consolide sa position de deuxième exportateur d’armes dans le monde, dont 6,4% se dirigent vers l’Europe.2 Voilà donc que l’Europe, qui depuis l’enterrement de la défunte Communauté européenne de défense (CED), par un vote de l’Assemblée nationale française en août 1954, s’était détournée des questions de défense en déléguant presqu’entièrement la sienne à l’OTAN et aux États-Unis, fait de celle-ci une de ses grandes priorités. Depuis la fin de l’Union soviétique, elle avait réduit considérablement ses dépenses d’armement alors que celles-ci augmentaient de 255% dans le monde. Est-il étonnant, de voir que, sur les 25 membres européens de l’Alliance atlantique, seuls quatre, la Grande-Bretagne, l’Estonie, la Grèce et la Pologne, satisfont à l’objectif de consacrer 2% de son PIB à la Défense ? Mais il convient en ce domaine vital, de garder la tête froide, et bien savoir ce dont on parle lorsque l’on parle de la « défense de l’Europe ». Dans son dernier ouvrage Sauver l’Europe3, Hubert Védrine nous avertit : « sans une volonté forte [qu’il n’a pas vu venir], inutile de parler dans le vide de la défense européenne, d’Europe de la défense, d’armée européenne. De recréer de futures attentes, de nouvelles illusions, génératrices de nouvelles déceptions. Parlons plus modestement de coopérations militaires ou industrielles, de mutualisations, au plus de maintien de la Paix, et même pas d’opérations conjointes ». Écrites durant l’été 2016, ces paroles de bon sens de l’ancien Ministre français des Affaires étrangères, paraissent déjà quelque peu dépassées, c’est dire le progrès qui a été accompli dans les chancelleries et les états-majors.
Assurer une autonomie stratégique de l’Europe Face aux menaces et défis extérieurs4, l’Europe doit opérer un renversement stratégique, se résoudre à augmenter ses dépenses de Défense5, mieux coordonner ses moyens, mettre en pool les industries de défense, procéder à des entraînements et exercices communs afin d’accroître l’efficacité et la rapidité de leur capacité de projection extérieure. Il s’agit de protéger les populations, les infrastructures essentielles, le territoire et les frontières extérieures de l’Union, ce pour quoi vient d’être créé un corps de garde-frontières européens. Il sera doté de plus de moyens que l’agence Frontex qui disposait d’un budget de 145 millions d’euros, contre 32 milliards de dollars pour le Homeland Departement américain. Mais il ne s’agit pas seulement d’assurer la sécurité intérieure de l’Europe, ni même de stabiliser sa périphérie, mais bien de la doter d’une véritable autonomie stratégique. Pour le moment, on s’en tient à une ambition plus modeste, en mettant sur pied des équipes multinationales de gardes-frontières qui seront déployées sur trois patrouilleurs, fournis par la Finlande, la France et la Roumanie qui « iront là où la situation l’exigera » et seront déployés début 2017. Dans « Le mal européen »6, l’ancien Premier ministre belge, devenu député européen, M. Guy Verhofstadt, qui plaide pour une « Union européenne de la Défense » se livre à quelques comparaisons édifiantes entre les budgets militaires respectifs des États-Unis (560 milliards de dollars) et de l’ensemble des membres de l’Union européenne (UE) – 250 milliards d’euros7. Avec un budget deux fois moindre que les Américains, les Européens ne représentent que 15% de leurs capacités de projection militaire ; en somme, ils sont trois à quatre fois moins efficaces qu’eux ! Comment se fait-il que les forces américaines, avec leurs 2,1 millions d’hommes contre 2,4 millions pour les armées européennes effectuent sept fois moins d’interventions ? Autres indicateurs : alors que chez les armées européennes les dépenses de personnel représentent 50% du budget total de la défense, ce chiffre n’est que de 30% aux États-Unis, qui dépensent moitié plus que les Européens en matière de recherche – développement et d’innovation. Le message ne saurait être plus clair, il faut mutualiser nos moyens, mettre en commun nos efforts, bâtir des coopérations renforcées.
Le plan d’action franco-allemand pour une relance de la coopération européenne en matière de défense8 C’est conscient de la nécessité de rassurer leurs citoyens, d’assurer leur protection, qu’au lendemain du vote du 23 juin 2016 sur le Brexit, que les ministres allemand et français de la Défense, alors Mme Ursula von der Leyden et M. Jean-Yves Le Drian, entourés de leurs conseillers et experts, ont élaboré, durant l’été une feuille de route franco-allemande, alors que les commentateurs des deux côtés du Rhin se plaisaient à mettre en exergue la différence de leur culture stratégique. Ce plan d’action, qui reprend bien des idées qui étaient sur « étagère », écarte toute idée d’armée européenne. Il n’envisage aucune modification des traités, abandonne la visée ambitieuse d’une Union européenne de la Défense, objectif qui ne peut se situer que dans la longue durée. Dans le « contexte d’un environnement stratégique dégradé » tous les pays membres de l’Union se disent « convaincus de la nécessité de prendre des initiatives fortes dans le domaine de la défense des citoyens et des valeurs européennes ». D’où leur volonté de progresser – enfin – « vers une défense au sein de l’Union globale, réaliste et crédible ». Les propositions franco-allemandes couvrent trois domaines : – Faciliter le déploiement des opérations décidées dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), dont la liste est déjà longue : EUTM-Mali, Atalante (le long des côtes de Somalie dans l’océan Indien), Eufor-Tchad, Sophia (lutte contre les flux d’armes en Méditerranée), pour ne citer que les plus récentes. Il y eut aussi Artémis en République démocratique du Congo (2003), soit au total 9 missions européennes, qui ont mobilisé des effectifs modestes – 250 hommes par mission. Elles ont cependant souffert du manque de préparation et d’équipement. En fait, il ne s’agit parfois que d’utiliser des outils déjà existants comme les battle groups qui n’existent que sur le papier. Le but est désormais de pré-identifier les formateurs, conseillers stratégiques, ainsi que les capacités requises par les forces armées participantes, de façon à pouvoir réagir avec plus de célérité et d’efficacité. C’est à l’Eurocorps, corps d’armée européen composé de six nations cadres (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pologne), dont le commandement est à Strasbourg, où est basée déjà la Brigade franco-allemande, que sera confiée la mission de préparer les diverses « briques » qu’il faut empiler pour monter une opération européenne. – Afin d’améliorer l’efficacité de la PSDC, est proposée la création d’un commandement médical européen pour assurer l’interopérabilité des divers services de santé européens, la création d’un hub logistique mutualisant les capacités de transport stratégique européen (Air, Terre, Mer), le partage accru de l’imagerie satellitaire au profit des gardes-côtes et des gardes-frontières, le lancement de programmes de formation de base européenne pour les élèves officiers dans l’Union, liste qui n’apparaît pas figée, car bien d’autres moyens logistiques, humains pourraient être intégrés au fur et à mesure de la montée en puissance de la coopération militaire européenne. – Le dernier point, essentiel, porte sur l’autonomie stratégique de l’Union grâce à une coopération industrielle et technologique « forte, compétitive et innovante ». Les efforts devraient concerner quatre capacités majeures : ravitaillement en vol, communication satellitaire, cyber sécurité, drone MALE. L’Agence européenne de défense (AED) systématiquement mise à l’écart par les Britanniques doit être confortée comme facilitatrice dès cette coopération. On le voit, il s’agit d’un premier effort louable, mais qui ne couvre pas, loin s’en faut, tout le spectre possible d’une coopération renforcée dans le domaine de la défense et de la sécurité. Il ne dit rien sur le financement des opérations PSDC. La France plaide toujours, depuis ses opérations au Mali et en Centrafrique, pour la création d’un Fonds permanent destiné à financer les opérations extérieures. Certes, certains ont pu lui reprocher en agissant ainsi, d’œuvrer plus pour son propre compte qu’au nom de l’Europe. D’où l’impérieuse nécessité de conduire des consultations préalables approfondies dans le domaine de la réponse à la crise et, notamment, de trouver une façon d’agir vite en France, le Président pouvant actionner d’urgence l’armée, alors qu’en Allemagne le Bundestag doit donner son accord préalable. Mais surtout la question d’un QG (quartier général) européen, projet, auquel Londres s’est toujours opposé et s’y oppose toujours tant qu’elle restera dans l’Union, n’est mentionné qu’à titre d’objectif à moyen terme pas avant 2017-2018, mais avant les élections européennes de 2019, date butoir à laquelle devraient s’achever les négociations sur le Brexit. De toute façon, dans la meilleure hypothèse il ne s’agira de réunir au sein de ce futur QG européen que quelques centaines de personnes contre les 8 500 du QG de l’OTAN. Un QG opérationnel qui se substituerait à divers centres de commandement est l’objet depuis des années d’une lutte symbolique entre partisans et adversaires d’une défense plus intégrée. L’UE possède une chaîne de commandement pour ses missions civiles, énumérées ci-dessus, ainsi qu’une unité de planification stratégique, qui fixe les axes d’une opération, mais pas de centre de « contrôle et de commandement » ce qui entraîne des lenteurs et des surcoûts. Un QG éviterait l’éparpillement et la reconstruction de tout le mécanisme à chaque mission, ou opération. On sait que, du côté de l’OTAN, on voit d’un mauvais œil une telle structure, interprétée comme une possible concurrence pour un commandement de l’Alliance, voire une alternative à celle-ci. D’où l’appel du Secrétaire général, M. Jens Stoltenberg, pour que ce processus soit transparent, afin que les alliés non membres de l’OTAN puissent être certains que la façon dont l’Europe renforce sa défense « apporte une valeur ajoutée ». En fait, les opérations de l’UE ne portent nullement sur les opérations militaires « dures », il ne s’agit aucunement de la défense de l’Europe, tâche qui reste, assurée essentiellement par l’Alliance. L’UE, elle se concentre sur la gestion de crise, le rétablissement de l’État de droit ou l’observation d’un cessez-le-feu. Ses opérations militaires sont essentiellement de la stabilisation, de la formation des armées ou de contrôle maritime en dehors des eaux européennes. Au-delà de cette divergence fondamentale, l’effet d’entraînement du couple franco-allemand, a commencé d’opérer. Une telle coopération pourra s’appuyer sur un outil encore jamais utilisé les articles 42 à 46 du Traité de Lisbonne – permettant des coopérations d’ordre opérationnel, capacitaire et industriel, qui a l’autre grand avantage de s’affranchir de la règle de l’unanimité le vote ne se faisant qu’à la majorité qualifiée. Le 14 novembre 2016, les ministres de la Défense ont adopté une feuille de route9, évoquant la nécessité d’une « autonomie stratégique »10 de l’UE11. De manière lyrique, la Haute-Représentante pour la Politique extérieure commune a même évoqué la nécessité de faire naître une « superpuissance qui croit au multilatéralisme » , propos qu’elle a relativisé en ajoutant qu’il n’est pas question de créer une armée européenne, mais plutôt d’installer une coopération militaire « plus efficace ». De fait, le plan adopté par les Vingt-Huit, reprend les propositions franco-allemandes : plans de recherche conjoints, des normes communes, des collaborations industrielles et l’accélération des programmes déjà lancés (drones, ravitaillement en ville, communications satellitaires, cyberdéfense).
L’avenir de la coopération européenne dans le domaine de la défense paraît tracé Il ne convient pas de se dissimuler la difficulté de l’entreprise car, au-delà de l’outil, des moyens, il s’agira, pour les Européens, en dehors de Londres et de Washington, de s’accorder sur la véritable nature de la menace, en dehors de celle du terrorisme islamiste. Peu de conseils européens ont été consacrés aux questions de défense, ce fut le cas en 2008, en décembre 2013, les 25-26 juin 2015. Alors que la France, l’Italie et l’Espagne pensent à la Méditerranée, à l’Afrique, voire au Moyen-Orient, pour les pays Baltes, la Pologne, la Suède, la principale cause d’inquiétude est la Russie, l’Allemagne se plaçant au barycentre de ces préoccupations. La mise au point d’une feuille de route stratégique pour la politique de sécurité et de défense qui puisse inciter les États à planifier, agir et décider davantage en commun n’est jamais un exercice facile, comme l’a montré le récent choix de la Pologne sur les hélicoptères américains et non ceux d’Airbus Helicopters12 mais elle s’avère nécessaire. Cette coopération militaire européenne en développement ne s’oppose nullement à celle de l’OTAN. La coordination OTAN-UE s’exerce depuis 2002 dans le cadre d’un accord de coopération stratégique, entre les deux organisations. Depuis 1999, d’ailleurs un mécanisme de solidarité, nommé « Berlin plus » prévoit que l’OTAN puisse mettre des moyens militaires à disposition d’une opération militaire conduite par l’UE. Cependant l’application a toujours buté sur le différend gréco-turc, la Turquie refusant que la Grèce ait un accès automatique à des moyens de l’Alliance. La coopération européenne ne mettra pas fin aux coopérations militaires bilatérales, comme celle existante entre la France et la Grande-Bretagne, depuis les accords de Lancaster House de 2010. En avril 2016, les deux pays ont validé leur « Force expéditionnaire commune interarmées » susceptible de déployer 10 000 hommes lors d’une crise majeure. Le projet d’un futur drone de combat, avec un budget initial de 2 milliards d’euros, a été mis en place associant Dassault et BAE. La Marine britannique qui assure le commandement de l’opération anti-pirate Atalante pourrait la garder. On peut défendre un système d’opte-in pour la participation britannique à la défense européenne estime-t-on à Londres, ce qui n’a été pas démenti à Paris.13 Il est donc heureux de voir qu’en dépit du Brexit, l’engagement de Londres, qui fournit près du quart des dépenses des alliés européens dans l’OTAN, à l’égard de la Défense européenne, ne semble pas faiblir. Il se traduit par un certain nombre de gestes, comme l’a confirmé Michael Fallon, le Ministre de la Défense britannique14 : – envoi d’un bataillon de 800 soldats en Estonie, ainsi qu’en Pologne ; – envoi de chasseurs Typhon en Roumanie pour patrouiller autour de la mer Noire ; – envoi de soldats de la paix au Kosovo en 2017. La Grande-Bretagne n’a pas sacrifié sa défense à laquelle elle consacre 2% de son PIB. En octobre 2016 fut baptisé un nouveau sous-marin lanceur d’engins Trident, le « Dreadnought ». Chaque institution entend apporter sa contribution à la construction de cette Europe de la défense, la Commission ayant avancé l’idée de la création d’un « Fonds européen de la défense » (FDE) destiné à démultiplier l’investissement militaire des États membres. Plutôt que d’avancer de nouvelles propositions institutionnelles, ayant peu de chances de recueillir l’assentiment de tous, l’objectif du Fonds européens de Développement (FDE) sera « de mettre le turbo dans la recherche et le développement conjoints de technologies et d’équipements de défense ». Comme on le voit nous sommes encore loin d’une défense européenne, méritant pleinement son nom.
La défense européenne reste en définitive assurée par l’OTAN Cette coopération militaire européenne, en développement ne s’oppose nullement à celle de l’OTAN, qui reste toujours le principal pilier assurant la protection du continent contre les menaces extérieures. La coordination OTAN-UE s’exerce depuis 2002 dans le cadre d’un accord de coopération stratégique, entre les deux organisations. Depuis 1999, d’ailleurs un mécanisme de solidarité, nommé « Berlin plus » prévoit que l’OTAN puisse mettre des moyens militaires à disposition d’une opération militaire conduite par l’UE. Cependant l’application a toujours buté sur le différend gréco-turc, la Turquie refusant que la Grèce ait un accès automatique à des moyens de l’Alliance. La « réunion spéciale » de l’OTAN de Bruxelles du 25 mai 2017 auquel s’est rendu Donald Trump, a été l’occasion d’illustrer le rôle central exercé par l’Alliance. Sous la ferme indication du président américain, les Européens ont exprimé leur volonté d’accroître encore leurs dépenses.15 Selon les tendances actuelles, lorsque le Brexit devrait être effectif – le 31 mars 2019 -, 80% des dépenses de l’OTAN seront assumés hors UE, par les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Turquie, le Canada, la Norvège, l’Islande et l’Albanie. À la liste des objectifs de l’Alliance, ont été ajouté la lutte contre le terrorisme, le contrôle des migrations, la surveillance des frontières méridionales et orientales,16 ainsi que la nécessité de contrer « la menace qui vient de Russie ».Rappelons que l’Alliance est revenue en Irak, depuis 2016, au travers d’une petite mission de formation des militaires irakiens, puis en déployant ses avions radars Awacs. En Afghanistan, elle déploie une mission de 18 000 soldats, dont 13 000 Américains. « La perspective est le frein et le gouvernail de la peinture » écrivait Léonard de Vinci (Les Carnets). Aux responsables européens, aux Européens, aux entreprises européennes, de défense17 et autres secteurs de faire en sorte qu’en 2017, il y ait moins de freins et que le gouvernail de la défense soit tenu par des mains expertes. |