Lundi 22 Avril 2019  
 

N°124 - Quatrième trimestre 2018

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« Il existe aujourd’hui, malgré  le Brexit, un momentum exceptionnel pour faire avancer le projet européen »

Entretien avec Mme Isabelle JEGOUZO,
Chef de la Représentation permanente de la Commission européenne en France

Crise financière, vagues migratoires, montée du populisme, Brexit… l’Union européenne (UE) a dû faire face à une succession de difficultés au cours des dernières années. Assumant les fonctions de Chef de la Représentation permanente de la Commission européenne en France, Mme Isabelle Jegouzo, revient pour nous sur les réponses apportées à ces défis par les institutions européennes.

La Lettre Diplomatique : Madame, l’UE a célébré en 2017 le 60ème anniversaire du traité de Rome. Au-delà de la symbolique, quelles réflexions vous inspirent les accomplissements du projet d’intégration européen ? Quelles en sont les spécificités au regard des processus existants ailleurs dans le monde, comme l’ASEAN ou l’UNASUR ? 

Mme Isabelle JEGOUZO : L’Europe a connu depuis la création de l’UE la plus longue période de paix de son histoire. L’UE et ses élargissements successifs ont permis l’affirmation de valeurs qui nous sont propres, telles que l’État de droit, la démocratie, mais aussi l’égalité entre hommes et femmes, l’affirmation du principe de solidarité et, bien entendu, la promotion des libertés fondamentales. L’Union est la première puissance commerciale mondiale. Elle représente une zone de prospérité essentielle dans un monde en recomposition. Ce qui a été fait en 60 ans est extraordinaire et les Européens ont lieu d’en être fiers. Cependant, il ne faut pas surestimer la solidité de ces acquis : nous devons nous rappeler leur fragilité, afin de permettre leur préservation.
L’UE représente aussi un stade d’intégration régionale unique, qui n’a pas actuellement d’équivalent dans d’autres organisations telles que peuvent l’être l’ASEAN ou l’UNASUR. En effet, celles-ci restent des organisations strictement intergouvernementales, avec peu d’institutions communes. Dans l’UE, l’intégration est beaucoup plus poussée avec des organes communs dotés de pouvoirs importants, tels que la Commission européenne, un Parlement élu au suffrage universel direct et une construction juridique ambitieuse contrôlée par la Cour de Justice. Considérant que les processus d’intégration régionaux sont des éléments de stabilité qui accroissent la prospérité, l’UE cherche à les appuyer. Elle a ainsi contribué à hauteur de 7,2 millions d’euros en 2007 à un programme visant à soutenir le processus d’intégration régionale de l’ASEAN avec laquelle l’UE entend renforcer son partenariat. 

L.L.D. : La France représente, avec l’Allemagne et les pays du Bénélux, l’un des piliers de la construction européenne. Comment appréhendez-vous les spécificités de votre mission ? Quelle analyse faites-vous des aspirations du Président Emmanuel Macron en vue d’insuffler un nouvel élan à ce processus ?

I.J. : Le couple franco-allemand est historiquement le moteur de l’UE qui s’est construite par et autour de la réconciliation franco-allemande. Jean-Claude Juncker souligne d’ailleurs régulièrement à quel point l’entente franco-allemande est nécessaire pour que l’Europe avance. Cependant, et bien évidemment, cette relation privilégiée ne doit pas exclure les autres États membres. La Commission peut utiliser les impulsions données par la France et l’Allemagne pour faire avancer et progresser toute l’Europe.
La campagne présidentielle a mis les questions européennes au cœur du débat et a été l’occasion pour les Français d’affirmer leur attachement à l’Europe. 72% des Français sont attachés à l’euro et 57% considèrent que l’appartenance à l’Union est une bonne chose. Le Président Macron a toujours montré son attachement à la construction européenne. Cette nouvelle page qui s’ouvre pour la France est aussi un nouvel élan pour l’Europe. Dans sa lettre félicitant Emmanuel Macron, le Président Juncker a rappelé à quel point l’histoire de la construction européenne est liée à celle de la France et combien le débat public sur la place de la France dans l’Europe a résonné bien au-delà des frontières françaises. La Commission a déjà commencé à travailler avec le nouveau gouvernement français et leurs aspirations convergent pour construire une Europe meilleure, une Europe qui protège, défend nos concitoyens et leur donne les moyens d’agir. Il existe aujourd’hui, malgré le Brexit, un momentum exceptionnel pour faire avancer le projet européen. 

L.L.D. : Le Brexit, pour lequel les négociations officielles ont débuté le 19 juin 2017, marque un tournant pour l’Union européenne et les relations entre le Royaume-Uni et les États-membres. Comment en percevez-vous les conséquences immédiates et à plus long terme, notamment au regard des vastes projets industriels conduits dans le cadre communautaire ? 

I.J. : L’UE n’a pas souhaité le divorce avec le Royaume-Uni et elle regrette cette décision. Elle a néanmoins bien évidemment pris acte de la volonté du peuple britannique. Il faut maintenant négocier sans perdre de temps. L’incertitude ne peut qu’être source d’instabilité. Ce n’est bon ni pour nos économies, ni pour nos entreprises, ni pour nos emplois. 
Le Brexit aura des conséquences humaines, économiques, financières, juridiques, sociales et politiques. Néanmoins, comme l’a souligné à plusieurs reprises Michel Barnier, le Négociateur en chef de la Commission européenne sur ce dossier, il ne s’agit pas de punir le Royaume-Uni : simplement, il est bien évident qu’un pays tiers ne peut avoir les mêmes avantages qu’un pays membre. Notre ambition doit être de réussir, non pas contre le Royaume-Uni, mais avec le Royaume-Uni. Pour cela, il faut un processus ordonné. 
Avant d’entamer la réflexion sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’UE, il convient de régler les modalités de la séparation. Les deux premières questions à examiner seront, d’une part, les droits des 4,5 millions de citoyens directement concernés par le Brexit (Britanniques dans les 27 États membres et ressortissants des États membres au Royaume-Uni) et, d’autre part, le règlement des obligations financières. Au-delà, un nouveau partenariat avec le Royaume-Uni devra être construit. Nous espérons qu’il sera équilibré tant pour le Royaume-Uni que pour l’Union. Nous refusons le scénario d’un « no deal ». Les récents évènements de Manchester et de Londres ont montré à quel point une coopération étroite avec les 27 est nécessaire, notamment en matière de sécurité. 

L.L.D. : Après avoir subi l’impact de la crise financière internationale en 2008-2009, l’afflux de réfugiés résultant des conflits du Moyen-Orient et, en particulier, de Syrie, l’UE fait face à des incertitudes sans précédents. Tenant compte de la montée constante de l’euroscepticisme au sein des pays membres, à travers quelles initiatives pensez-vous favoriser la compréhension des politiques et des idéaux européens par les citoyens ?

I.J. : Depuis 2008, l’UE a été confrontée à des crises multiples que le Président Juncker a lui-même qualifiées de crises « existentielles ». Pourtant, dans une perspective géostratégique, l’Union est plus nécessaire que jamais ! Quelques chiffres significatifs : alors qu’au début du siècle dernier les Européens représentaient 25% de la population mondiale, ils ne représenteront plus que 4% en 2050, d’ici une dizaine d’années plus aucun pays européen ne figurera parmi les puissances du G7, à nos frontières l’instabilité se diffuse et nos partenaires historiques deviennent imprévisibles… Ce n’est qu’ensemble, unis dans les valeurs spécifiques au continent européen, que nous pourrons peser sur notre propre destin et sur celui du monde!
Il est pour cela essentiel que les Européens se réapproprient le projet européen. Cela passe par une série d’actions visant à permettre aux Européens de mieux comprendre l’Union. Les Français font partie des Européens qui se considèrent les moins informés sur l’Union!1 La Représentation en France de la Commission contribue à cette information en publiant des fiches intitulées « Les décodeurs de l’Europe »2. Elles visent à dissiper certaines idées reçues sur les politiques européennes. Il faut valoriser l’action de l’Union qui est souvent peu et mal connue. Il faut aussi relancer le débat sur l’Europe, ce que fait la Commission en organisant de nombreux débats citoyens autour du Livre blanc sur l’avenir de l’Europe.

L.L.D. : La déclaration de Rome du 25 mars 2017 a réaffirmé l’« avenir commun » des Vingt-sept États membres. Comment évaluez-vous la portée de cet acte au vue des dissensions politiques et économiques qui se sont approfondies au cours de ces dernières années ?

I.J. : Cette déclaration, à une date symbolique, vise à réaffirmer la volonté des États membres de continuer à construire l’Europe ensemble. Il faut néanmoins décider du type d’Europe que nous voulons. C’est la raison pour laquelle la Commission a publié en mars 2017 son Livre blanc sur l’avenir de l’Europe. Ce livre blanc analyse les défis auxquels l’Europe est confrontée et propose cinq scénarios possibles pour l’évolution de l’UE, allant d’un retour au marché unique à une Union fédérale, en passant par l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses. Elle propose aussi une méthode et un débat qui doit se dérouler jusqu’en 2019. Pour compléter ce livre blanc, la Commission a publié une série de documents pour lancer le débat sur des sujets tels que l’Europe sociale (le socle européen des droits sociaux), la défense européenne, la maîtrise de la mondialisation ou l’avenir de l’Union économique et monétaire. 

L.L.D. : Plus de 60 projets sont actuellement mis en œuvre par l’Union européenne en France. Pourriez-vous nous décrire les plus emblématiques ? En quoi participent-ils, selon vous, aux progrès économiques et sociaux des territoires français ? Plus largement, dans quelle mesure la France demeure-t-elle un atout pour la construction européenne ? 

I.J. : Précisons tout d’abord que l’Union s’investit dans bien plus de 60 projets ! Cependant, à l’occasion des 60 ans du Traité de Rome, nous avons publié avec le site Toute l’Europe ces 60 « belles histoires », c’est-à-dire 60 réalisations concrètes et particulièrement symboliques de l’UE. Ces réussites extrêmement diverses sont concrètes, visibles et s’inscrivent dans des politiques européennes précises qu’il s’agisse du rétablissement du caractère maritime du Mont Saint-Michel, d’Erasmus+, ou, dans un tout autre secteur, des équipes communes d’enquête qui ont permis la remise rapide de Salah Abdeslam aux autorités françaises par la justice belge…. L’Europe est présente partout dans les territoires et offre avec son marché de 500 millions de consommateurs des opportunités formidables à nos entreprises ! Il est évident que la France joue à ce titre un rôle majeur !

L.L.D. : Vingt-cinq ans après sa création par le traité de Maastricht, la zone euro apparaît pourtant comme l’illustration d’une « Europe à deux vitesses ». Quel regard portez-vous sur les disparités qui la caractérisent aujourd’hui ? Considérant les divergences de politique économique entre les principaux États qui la composent, comment envisagez-vous l’approfondissement d’une gouvernance économique commune de la zone euro et, au-delà, de l’UE ? À la lumière des insuffisances du régime de Schengen, quelles seraient les paramètres d’une politique migratoire efficace et fédératrice ? 

I.J. : La crise a changé la dynamique d’intégration au sein de la zone euro. Il est vrai qu’aujourd’hui les divergences économiques et sociales entre les différents États membres sont importantes, en particulier les écarts de taux de chômage, autour de 5% en Allemagne et aux Pays-Bas, plus de 20% en Espagne et en Grèce. Mais il ne faut pas oublier les succès de l’euro : il a été un moteur d’intégration dans les années qui ont suivi sa mise en œuvre, c’est un symbole d’unité et une garantie de stabilité pour les Européens. Les divergences économiques commencent lentement à refluer, notamment sous l’impulsion du Semestre européen3 et des mécanismes existants de coordination des politiques économiques. Cela ne va pas assez vite : ce n’est qu’en supprimant les divergences économiques et sociales dans la zone euro que nous serons en mesure de vaincre le populisme dangereux qu’elles alimentent. C’est pourquoi la Commission a publié fin mai un document de réflexion qui présente des pistes pour l’achèvement de l’Union économique et monétaire, autour de principes tels que la responsabilité et la solidarité, ou le renforcement du processus décisionnel. 
Schengen est un système qui permet de circuler au sein des États membres sans contrôles aux frontières intérieures (même si ces contrôles peuvent être temporairement rétablis lorsque les circonstances l’exigent), mais avec des contrôles aux frontières extérieures. Depuis le début de la crise migratoire, et en raison du risque terroriste, l’Union a renforcé la surveillance de sa frontière extérieure, en renforçant les modalités des contrôles et en créant, par exemple, un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes capable de se déployer rapidement si une frontière extérieure est soumise à une forte pression. L’Union continuera à travailler dans ce sens au cours des années à venir. 

L.L.D. : Avec le refroidissement des relations transatlantiques depuis l’élection du Président des États-Unis Donald Trump, le 8 novembre 2016, l’« Europe de la Défense » est redevenue un axe phare du débat européen. Quelles sont les préconisations de la Commission européenne en vue de renforcer le rôle moteur de la France dans ce domaine ? Plus généralement, quelles conclusions tirez-vous du sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Bruxelles le 26 mai 2017 ? 

I.J. : L’idée d’une « Europe de la défense » est une idée récurrente, mais les compétences de l’Union dans ce domaine sont limitées. Toutefois, dans le contexte actuel d’instabilité, le moment est venu pour l’Europe de prendre en main sa défense et sa sécurité. Comme l’a souligné le Président Juncker, « l’Europe est pour l’essentiel une soft power. Mais même les plus grandes puissances pacifiques ne peuvent faire l’impasse sur des capacités de défense intégrées ».
C’est pour cette raison que la Commission européenne a publié le 7 juin 2017 un document de réflexion proposant trois scénarios en matière de défense, allant de la coopération à une véritable défense commune, en passant par une solidarité budgétaire accrue. Ces propositions se doublent de la création d’un fonds européen de la défense, qui vise à stimuler la recherche et le développement en matière militaire, en incitant également les États membres à mieux coordonner leurs investissements pour augmenter la capacité globale de l’Europe.
La France est, avec le Royaume-Uni, la seule véritable puissance militaire européenne : à plusieurs reprises, le président Juncker a salué l’armée française, sans laquelle « l’Europe serait sans défense ». Celle-ci aura donc un rôle clé dans la construction de la défense européenne. Nous sommes heureux que les propositions de la Commission aient été très bien accueillies par le gouvernement français.
Il ne s’agit pas d’une compétition avec l’OTAN, mais bien de compléter son action. L’Europe est déterminée à collaborer avec l’OTAN dans les domaines des capacités de défense et la recherche, la cybersécurité ou le renforcement des capacités de notre voisinage. 

L.L.D. : En amont du sommet du G7 réuni à Taormina (Sicile) en Italie, les présidents de l’Union européenne et de la Commission européenne, MM. Donald Tusk et Jean-Claude Juncker ont accueilli pour la première fois le Président américain Donald Trump. Quels paramètres pourraient, selon vous, encourager un resserrement des positions européenne et américaine, notamment au plan commercial et du développement durable ? 

I.J. : L’UE regrette profondément la décision du Président Trump de se retirer des accords de Paris. Nous allons continuer à lutter contre le changement climatique et à resserrer les liens avec les autres signataires de l’accord de Paris. 
Cependant, l’UE reste très attachée aux échanges commerciaux et au libre-échange, et continuera à œuvrer dans ce sens : le Président Juncker et le Président Trump ont commencé à élaborer un plan d’action commercial conjoint ambitieux. 
Sur ce sujet comme sur les autres, la Commission travaille en coopération avec le gouvernement français, dont elle partage la vision. 

L.L.D. : Au-delà, quelles sont les priorités de la Commission européenne en vue de conforter le positionnement diplomatique de l’UE sur la scène internationale ? 

I.J. : La position de l’UE sur la scène internationale se renforce depuis la création du Service européen pour l’action extérieure en 2011. La Haute Représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Mme Federica Mogherini, est désormais le visage de l’Union lors des négociations diplomatiques. Son objectif est d’affirmer l’action de l’UE sur la scène internationale, tout en permettant la diffusion des valeurs que défend l’Union européenne (démocratie, État de droit, égalité homme/femme…). L’Union européenne a, par exemple, œuvré pour dénoncer les violations des droits de l’homme en Birmanie, notamment en mettant fin aux préférences commerciales qui étaient auparavant octroyées à cet État. 
L’un des objectifs principaux de l’UE est de contribuer à la sécurité dans le monde. C’est l’objectif de la Stratégie globale de sécurité présentée par Federica Mogherini le 28 juin 2016. La sécurité des citoyens européens sur notre propre territoire dépend de la paix au-delà des frontières de l’UE. La Stratégie globale doit permettre de mener une action responsable dans toute l’Europe et dans les régions voisines de l’Est et du Sud, en s’attaquant aux causes profondes des conflits et de la pauvreté, afin de défendre les droits de l’homme. C’est ainsi que l’UE s’engage en Syrie afin de parvenir à une solution politique durable dans le cadre mis en place par les Nations unies. L’UE a mobilisé plus de 9,4 milliards d’euros depuis le début du conflit, apportant une aide humanitaire au peuple syrien et de l’aide aux pays limitrophes accueillant les réfugiés syriens.
La mission Sofia-Eunavfor Med est un autre exemple de l’action de l’UE sur la scène internationale d’octobre 2015 à juillet 2017. Elle vise à identifier, capturer et neutraliser les navires utilisés en Méditerranée par des passeurs ou des trafiquants de migrants, et à éviter toute nouvelle perte de vies humaines en mer. 25 États membres participent à cette mission, avec 7 navires, 4 hélicoptères et 3 avions.

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