Depuis 50 ans, la BAD accompagne la transformation de l’Afrique
Entretien avec M. Donald KABERUKA, ancien Président de la Banque africaine de Développement (BAD)
Il aura passé 10 ans à la tête de la Banque africaine de développement (BAD), lui donnant une place privilégiée pour observer et contribuer à l’essor économique du continent africain. Achevant son mandat de Président, M. Donald Kaberuka, reconnu par la communauté internationale pour avoir su redresser l’économie rwandaise après le génocide alors qu’il était Ministre des Finances du pays, évoque pour nous les grands accomplissements de cette institution financière et les faits qui ont marqué ses 50 années d’existence. Il appelle à faire preuve d’opiniâtreté pour développer le continent grâce au déploiement des infrastructures, à lutter contre l’économie informelle qui grève l’économie de l’Afrique, et la communauté internationale à soutenir de façon responsable cette croisance.
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Président, la Banque africaine de développement (BAD) a célébré en 2014 le 50ème anniversaire de sa création. Quel regard portez-vous sur l’évolution de son rôle dans l’économie africaine ? Quels facteurs expliquent, selon vous, qu’elle soit devenue la première institution de financement du développement en Afrique ?
M. Donald Kaberuka : Tout au long de ses cinquante années d’existence, la Banque africaine de développement (BAD) a accompagné le développement du continent africain en tenant compte des difficultés qu’il a traversées, notamment les guerres civiles, le surendettement et d’autres évènements. Aujourd’hui, les Africains et leurs partenaires peuvent être fiers des réalisations de cette institution qu’ils ont bâtie ensemble. La BAD s’est considérablement transformée, a gagné en complexité et a élargi son rayon d’action. Sa capacité opérationnelle n’a jamais été entamée malgré les différents chocs qu’elle a subis, notamment sa relocalisation en 2003, la Révolution tunisienne de 2010, la crise financière mondiale et son retour à Abidjan en 2014. Quelques chiffres en attestent. Des débuts modestes avec 26 pays membres et 10 employés, nous comptons 80 pays membres et 1 900 personnes en 2015. Il y a 50 ans, le capital de la Banque s’élevait à 370 millions de dollars. Aujourd’hui, il atteint 100 milliards de dollars. Notre institution a donc gagné en solidité et en résilience. In fine, sa capacité financière, ses ressources humaines et sa présence sur le terrain hissent la Banque africaine de développement au sommet, parmi les meilleurs.
L.L.D. : Après avoir assumé deux mandats, vous quitterez vos fonctions en août 2015. Quel bilan faites-vous de votre expérience à la tête de la BAD ? Dans quelle mesure l’adhésion récente de deux États non-africains, le Luxembourg et la Turquie, consacre-t-elle le succès de vos efforts pour accroître son attractivité ?
D.K. : Oui, je suis au terme de mon mandat et je remercie le personnel qui m’a accompagné dans cette mission marquée par des réalisations exceptionnelles. Les membres non régionaux de la Banque, anciens et nouveaux, jouent un rôle important. Je me réjouis de l’adhésion de ces deux pays. Ces dix dernières années ont été cruciales pour l’Afrique et pour l’économie mondiale, et la Banque a su jouer son rôle en définissant des orientations, en ripostant aux crises et en démultipliant ses activités de financement. Durant la même période, le portefeuille de la Banque a doublé et nous avons donné une forte impulsion au développement des infrastructures, au développement du secteur privé, à l’intégration régionale et à l’assistance aux pays victimes de conflits. En outre, la BAD a assumé un rôle majeur en fournissant un appui contra-cyclique à ses pays membres régionaux durant la crise financière mondiale de 2008-2009, à travers le doublement du volume de ses concours financiers. Elle en a fait de même durant l’épidémie d’Ebola.
L.L.D. : Dans le discours que vous avez prononcé, le 4 novembre 2014, à l’occasion de la célébration du Jubilé de la BAD, vous avez cité Nelson Mandela pour évoquer les défis que doit encore surmonter l’Afrique en vue d’accélérer son essor économique. Quels sont, en ce sens, les objectifs de la Stratégie décennale (2013-2022) de la BAD ? Alors que près de la moitié de la population subsaharienne vit encore avec moins d’un dollar par jour, comment la BAD contribue-t-elle aux efforts de réduction de la pauvreté ?
D.K. : Le défunt Président Mandela déclarait « Cela semble toujours impossible, jusqu’à ce qu’on le fasse ». Ce qui résume l’opiniâtreté nécessaire pour développer le continent africain. La transformation économique du continent africain constitue la pierre angulaire de la stratégie décennale (2013-2022) de la BAD. Cette stratégie met l’accent sur la qualité et le caractère durable de la croissance et reflète la vision de l’Afrique pour elle-même – une ambition de transformation réalisable. Cette vision, qui couvre une décennie, peut faire de ce continent le pôle de croissance mondiale qu’il peut être et qu’il veut devenir : un continent qui répond aux aspirations des Africains et à celles de leurs enfants. La Banque axe ses activités sur cinq domaines pour améliorer la qualité de la croissance en Afrique. Il s’agit notamment du déploiement d’infrastructures, de l’intégration économique régionale, de l’essor du secteur privé, de la gouvernance et la responsabilisation, ainsi que du développement des compétences et de la technologie. Elle trace la voie à suivre pour parvenir à une croissance inclusive, partagée par tous les citoyens, de tous âges, sexes et régions, et qui tient particulièrement compte des États fragiles d’Afrique, où vivent 200 millions de personnes. Cette stratégie met également l’accent sur le renforcement de la résilience au changement climatique et la gestion durable des ressources naturelles. La stratégie de la BAD a également pour ambition de rechercher des modalités nouvelles et innovantes de mobilisation des ressources pour accompagner la transformation de l’Afrique, notamment en utilisant de façon optimale ses propres ressources. Le recours accru aux partenariats public-privé, les arrangements de cofinancement et les instruments d’atténuation des risques attirent de nouveaux investisseurs. Au cours d’une décennie marquée par des mutations profondes de l’économie mondiale, l’Afrique a démenti les prévisions pessimistes et a enregistré une croissance remarquable. Cette croissance économique doit maintenant se traduire en une véritable transformation économique qui crée des emplois et offre des opportunités aux populations pour la réduction de la pauvreté. L.L.D. : À l’instar de son engagement en faveur du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), quelles synergies souhaiteriez-vous voir s’intensifier entre la BAD et les autres institutions africaines et internationales ?
D.K. : Étant donné l’envergure du chantier, il est évident que nul ne peut travailler isolément dans cette colossale entreprise. À cet égard, nous nous sommes inscrits dans un partenariat Banque africaine de développement, Union Africaine et Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. Ce trio fonctionne bien comme l’atteste notre visite commune des pays atteints par Ebola, au plus fort de la crise. Nous collaborons également avec les Communautés économiques régionales, les institutions sœurs que sont les Banques multilatérales de développement. Surtout, nous sommes très actifs à l’approche de la Conférence sur le financement pour le développement à Addis Abeba, en Éthiopie, lors de laquelle nous devons planifier le futur du développement et son financement.
L.L.D. : La Stratégie décennale (2013-2022) met l’accent sur le renforcement du secteur privé dans l’économie africaine. Comment s’articule la coopération avec les États membres dans cette perspective ? Quelle analyse faites-vous de la part encore élevée de l’économie informelle en Afrique ? D.K. : Les États membres doivent offrir au secteur privé ce dont il a le plus besoin, à savoir un environnement propice aux affaires. Une véritable volonté politique pour engager des réformes et y parvenir est donc de mise : des politiques incitatives, la responsabilisation des acteurs, y compris les autorités gouvernementales, une véritable application des règlementations en vigueur, la lutte contre la corruption et l’engagement des réformes nécessaires. Bref, une véritable transparence aussi bien des gouvernements que du secteur privé. Le secteur informel constitue l’essentiel du secteur privé, avec une création d’emplois très importante, mais qui échappe à toute réglementation, dont la collecte de taxes. Il faut véritablement aider le secteur informel à devenir formel. Cela nécessite des programmes de renforcement de capacités, d’organisation et de gestion des entreprises. Il s’agit aussi de faciliter l’accès aux micro-crédits afin de l’amener à passer au stade formel.
L.L.D. : Sous votre égide, deux nouveaux fonds ont été créés au cours de ces dernières années, dont l’Africa Growing Together Fund (AGTF) financé par la Banque populaire de Chine (PBOC). À quels types de projets est-il destiné ? Au-delà, comment percevez-vous la part croissante qu’occupe la Chine dans le décollage économique de l’Afrique ?
D.K. : Nous avons signé avec la Banque populaire de Chine, en mai 2014, un accord de création d’un fonds de cofinancement de deux milliards de dollars, appelé Africa Growing Together Fund (AGTF). Les ressources provenant de l’AGTF seront allouées, au cours d’une période qui va s’étendre sur 10 ans, au financement de projets de développement en Afrique, garantis ou non garantis par l’État, avec d’autres ressources de la BAD. L’AGTF permettra l’affectation annuelle d’un montant supplémentaire de 200 millions de dollars à un nombre plus élevé de projets ou à des projets de plus grande taille, à travers l’Afrique, à des conditions identiques à celles des prêts consentis par la BAD à des projets similaires. L’AGTF sera aligné sur le cadre stratégique, les politiques et les procédures de la Banque, y compris ses garanties intégrées, et tirera ainsi parti de ses atouts. Si la présence croissante de la Chine est proportionnelle à son apport au développement, nous sommes preneurs. Cela est valable pour toutes les bonnes volontés qui veulent nouer un partenariat gagnant-gagnant avec l’Afrique. Avec la Chine, nous cherchons à optimiser nos avantages comparatifs mutuels ainsi que nos outils financiers. L’enjeu pour l’Afrique est de savoir quels types d’alliances stratégiques et de partenariats elle doit entretenir avec le reste du monde, en vue de réaliser ses ambitions.
L.L.D. : Dans le sillage de la Stratégie décennale (2013-2022), le fonds Africa 50 met, quant à lui, l’accent sur les infrastructures. Quelles sont les spécificités de cet outil ? Dans quels domaines la BAD concentre-t-elle ces efforts en matière de projets d’infrastructures et quels sont les critères de financement privilégiés ? Plus largement, comment appréhendez-vous l’enjeu de l’intégration économique du continent face à la multiplication des défis de nature transfrontalière tels que le terrorisme ou la propagation d’épidémies comme Ebola ?
D.K. : Concernant les spécificités d’Africa 50, la Banque africaine de développement a proposé la création d’Afrique 50, une nouvelle structure financière, fruit de l’expérience et de l’innovation, en vue d’accroître le taux d’exécution des infrastructures en Afrique. Cet instrument vise à mobiliser le financement privé et à accélérer la réalisation d’infrastructures en Afrique afin de créer une nouvelle plateforme pour la croissance du continent. Afrique 50 se focalise sur des projets ayant un fort impact sur les plans national et régional, dans les secteurs de l’énergie, du transport, des technologies d’information et de communication (TIC) et de l’eau. Le fonds Afrique 50 est orienté vers le développement, tout en demeurant une entité commerciale. À la fois complémentaire et légalement indépendant des organismes financiers de développement existant en Afrique, il se focalise sur deux secteurs : le développement de projets et le financement de projets. Il a comme principal objectif de raccourcir les délais entre la conception du projet et sa clôture financière. Trois grands groupes d’investisseurs sont identifiés : les pays africains, la BAD et autres acteurs financiers de développement et, pour finir, les investisseurs institutionnels comme les fonds souverains et fonds de pension. Le capital-investissement détenu par les pays africains est un critère important dans la stratégie d’Afrique 50. Il s’agit, en effet, d’un signal fort pour les acteurs financiers et du développement sur l’engagement des pays africains en vue de faire face aux risques non financiers de l’exécution des projets d’infrastructures en Afrique, telles que les réformes ou structures de régulation inadéquates, les décisions politiques défavorables, etc. S’agissant de nos efforts en matière de projets d’infrastructures et des critères de financement privilégiés, je dois souligner que la Banque consacre 50% de son concours au secteur des infrastructures. Elle a apporté des contributions notables au développement des infrastructures en Afrique et des dizaines de millions d’Africains se trouvent désormais dans une meilleure situation grâce à ses investissements dans le transport, l’énergie et l’eau. La BAD a l’intention de renforcer considérablement le financement des infrastructures du continent – non seulement par ses propres prêts, mais aussi en faisant jouer l’effet de levier de ses ressources financières. Au vu des contraintes de moyens publiques, tous nos pays sont appelés aujourd’hui à recourir de plus en plus aux partenariats public-privé (PPP). Pour combler son déficit d’infrastructures, l’Afrique ne peut réunir aujourd’hui que 50 milliards de dollars par an, provenant des ressources internes, des organismes internationaux, des marchés des capitaux, des grands partenaires comme la Chine, voire de contrats de troc basés sur des ressources naturelles. Cela génère un déficit de 42 milliards de dollars chaque année. Cela ne peut pas tout régler. C’est souvent compliqué et cela prend du temps. Grâce à ce mode de financement, la BAD a accumulé une expérience qui nous permet aujourd’hui de relever ces défis en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Nigeria et dans d’autres pays du continent. J’en veux pour exemple le pont Henri Konan Bédié (HKB) inauguré récemment à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Ce type de projet n’est pas toujours facile à réaliser, surtout dans le contexte d’un pays sortant d’un long conflit. Il l’est d’autant moins qu’il s’agit ici d’un investissement de plus de 270 millions d’euros. Pour mener ce projet à bien, il a fallu, en plus des fonds propres des promoteurs et de la subvention de l’État, réunir de nombreux partenaires financiers et surmonter de nombreuses difficultés d’ordre technique et liées à l’ingénierie financière. Vous évoquez les menaces sur l’intégration économique du continent face au terrorisme et /ou à la propagation d’épidémies comme Ebola. L’intégration économique est un enjeu crucial mais, hélas, elle se trouve effectivement sous la menace djihadiste et des risques d’épidémie liés entre autres, à la mauvaise qualité des infrastructures sanitaires dans les pays africains, comme cela a été constaté dans ceux qui ont été les plus touchés par Ebola. Quant au fléau du terrorisme qui s’est installé dans la bande du Sahel, nous y sommes très attentifs en ce sens qu’il alimente également toutes sortes de trafics menaçant de facto les fondements de l’intégration régionale, à savoir l’économie et le capital humain. La BAD, en ce qui la concerne, a élaboré un cadre révisé de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent de manière à y inclure les flux financiers illicites pour renforcer les pays africains face à ces phénomènes. En outre, pour appuyer nos pays membres dans la bonne gouvernance des ressources naturelles, nous avons créé le Centre africain des ressources naturelles.
L.L.D. : Vous avez participé, le 15 juillet 2014 à Paris, au lancement de la Fondation franco-africaine pour la croissance. Comment la BAD y contribue-t-elle ? Quel rôle cette nouvelle institution est-elle appelée à jouer dans l’émergence de l’économie africaine ? Plus largement, comment la coopération avec la France pourrait-elle, selon vous, être approfondie ?
D.K. : Cette Fondation s’est fixé trois champs d’activités au service d’une croissance inclusive et durable. Tout d’abord, assurer un rôle de plaidoyer et de catalyseur, afin d’informer sur l’économie de l’Afrique et convaincre de la volonté française de s’implanter économiquement sur le continent. En second lieu, l’amélioration des offres de formation, une demande pressante mais insatisfaite de la part des entreprises. Et, troisièmement, la promotion active des échanges et des investissements. La stratégie décennale 2013-2022 de la BAD est en phase avec bon nombre de ces activités. En outre, la BAD s’est inscrite durablement dans la lutte contre le changement climatique, à travers la création du Fonds vert pour le climat et le renforcement des capacités du Groupe des négociateurs africains pour asseoir la position commune africaine dans la perspective de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) fin décembre 2015, à Paris. Une coopération avec la France peut être envisagée à travers le prisme de l’intégration financière et des marchés de capitaux, du renforcement de l’intégration régionale des politiques commerciales, de la lutte anti-blanchiment et contre le financement du terrorisme en zone franc. Un autre axe important demeure l’approfondissement du développement des marchés obligataires régionaux, à travers la mise en place de courbes de taux crédibles et l’élargissement de la base d’investisseurs, en particulier via les réformes des caisses de retraites, le marché de l’assurance ainsi que le développement de l’industrie de la gestion d’actifs. |