Frontex : entre sécurité et humanitaire, une agence européenne sur tous les fronts
Entretien avec M. Fabrice Leggeri, Directeur exécutif de Frontex
Dix ans après sa création, Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (UE), se trouve au cœur de la gestion d’un enjeu politique et diplomatique majeur de l’UE. Ancien Sous-Directeur de la lutte contre l’immigration clandestine du Ministère français de l’Intérieur, M. Fabrice Leggeri, Directeur exécutif de Frontex, analyse pour nous le contexte inédit posé par l’afflux massif de migrants vers l’UE et les réponses qu’elle cherche à y apporter dans le cadre de la protection de l’espace de libre-échange de Schengen.
La Lettre Diplomatique : Monsieur le Directeur, au cours de ces deux dernières années, la gestion des flux migratoires est devenue un enjeu central du débat européen. Comment évaluez-vous la pression exponentielle à laquelle semble faire face l’Union européenne ?
M. Fabrice Leggeri : Des pays comme l’Italie, la Grèce et, plus récemment, la Hongrie et la Bulgarie sont aujourd’hui confrontés à des situations lourdes et disproportionnées. Depuis le début de l’année 2015, nous avons enregistré une augmentation de l’ordre de 150% du nombre de franchissements irréguliers des frontières de l’espace Schengen par rapport à la même période en 2014. Nous voyons maintenant clairement quelles sont les zones sous forte pression : il y a bien sûr l’Italie et toute la zone de la route centrale de la Méditerranée allant jusqu’à la Libye et la Sicile, où l’on évalue à près de 50 000 le nombre de franchissements irréguliers depuis le début de l’année. En Méditerranée orientale, la Grèce et la Bulgarie ont, pour leur part, enregistré un afflux extrêmement fort de migrants, notamment dans les îles grecques, provenant de Turquie. Il convient à ce propos de souligner qu’en 2015, c’est cette route qui connaît le plus grand nombre de franchissements irréguliers. Tout le monde se focalise, certes, encore sur la route centrale de la Méditerranée, mais c’est la zone orientale qui doit aujourd’hui nous préoccuper, essentiellement parce que les demandeurs d’asile syriens ou d’autres origines arrivent du Proche-Orient, franchissent la frontière turque, avant d’arriver en Grèce. Cette zone compte quasiment 55 000 franchissements irréguliers depuis le début de l’année. Enfin, les Balkans constituent l’autre zone à forte intensité migratoire, en particulier la frontière entre la Serbie et la Hongrie où les franchissements irréguliers ont connu une très forte augmentation, de l’ordre de plus de 800 voire 900 %. À la frontière hongroise, de janvier à mars 2015, les migrants étaient essentiellement des Kosovars qui cherchent ensuite à s’installer dans d’autres États membres de l’espace Schengen comme l’Allemagne, l’Autriche ou la France. Et maintenant, nous constatons que la pression demeure forte sur la Hongrie, mais avec la présence de nouvelles nationalités originaires du Proche-Orient. Ce sont plutôt des migrants qui sont arrivés une première fois en Grèce ou en Bulgarie, et qui ont ensuite rejoint les Balkans pour entrer à nouveau dans l’espace Schengen à la frontière hongroise. Ce sont donc des phénomènes d’urgence qui sont aussi structurels, parce que l’on sait que ces frontières resteront fragiles, en tous cas qu’elles seront soumises à rude épreuve. C’est donc vraisemblablement dans cette zone que nous devons renforcer notre action durablement.
L.L.D. : Quelles sont les dispositions spécifiques prises pour accroître la surveillance des frontières en Méditerranée orientale ?
F.L. : Dans le cadre de l’opération Poséidon qui est centrée sur cette zone géographique, nous avons d’ores et déjà accru nos moyens, notamment dans le cadre des dispositions prises dans le cadre de l’Agenda sur la Migration de la Commission européenne. Nous avons également renforcé notre concertation avec les autorités grecques, notamment pour intensifier la surveillance dans les îles grecques où la pression migratoire est devenue rapidement très forte. Au plan qualitatif, nous cherchons en outre à améliorer nos équipes chargées d’interroger les migrants. Nous comptons, en outre, exporter dans le cadre de l’opération Poséidon, le modèle de poste de coordination que nous avons mis en place fin juin 2015 à Catane, en Sicile, avec Europol pour l’opération Triton.
L.L.D. : La route de la Méditerranée occidentale demeure néanmoins la plus médiatisée en raison de sa connexion avec la Libye, pays en guerre et en proie au terrorisme, et de la catastrophe humanitaire dont elle est le théâtre. Compte tenu de l’adoption, en mai 2015, d’un Agenda en matière de migration, quelle approche préconisez-vous face à cette situation ? F.L. : La Commission européenne a, en effet, proposé un Agenda pour la migration dans le cadre duquel l’agence européenne Frontex occupe un rôle important. Comme je le mentionnais pour l’opération Poséidon, nous avons d’ailleurs déjà commencé à renforcer notre action en fonction des ces nouvelles orientations. Les mesures à court terme consistent à augmenter les opérations en Méditerranée. Depuis le mois de mai 2015, nous avons triplé nos moyens en matière de bateaux dans la zone de l’opération Triton, située entre l’Italie et la Libye. Nous avons ainsi 18 bateaux toutes catégories confondues, basés en Italie, dont les missions sont coordonnées dans le cadre de Triton par Frontex en complément des moyens nationaux italiens. Pour ce qui est de l’opération Poséidon, Frontex a également multiplié par trois certaines catégories de moyens nautiques en Grèce. Davantage de moyens sont également mis en œuvre pour faire face au drame humanitaire qui caractérise les flux migratoires en Méditerranée occidentale. J’attire à cet égard votre attention sur le fait qu’un tiers des vies y sont sauvées grâce à la présence de Frontex, en appui à l’action menée par les autorités italiennes. Pour aller plus loin, je tiens toutefois à préciser que le rôle de Frontex n’est pas de gérer l’immigration, mais de gérer les frontières, ce qui n’est pas exactement synonyme. Sa mission est d’apporter soutien et solidarité aux États membres de l’UE pour la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen. Elle est donc en charge de la surveillance des frontières, sous un angle qui peut, effectivement, être la prévention de l’immigration irrégulière et la réponse qui peut y être apportée sur le terrain, mais aussi sous l’angle de la lutte contre la criminalité organisée et des préoccupations sécuritaires. En tous cas, les mesures préconisées dans l’Agenda pour la migration sont en cours de mises en œuvre et s’inscrivent dans la vision préconisée par Frontex pour son développement futur.
L.L.D. : Quel regard portez-vous sur l’opération militaire lancée par l’UE pour mettre en échec le trafic d’êtres humains ?
F.L. : Il s’agit d’une opération totalement différente des missions de Frontex, qui est une agence civile. L’opération Euronavfor Med lancée dans le cadre de la Politique de Sécurité et de Défense commune de l’UE (PSDC) fin juin 2015, est une opération dont le mandat se distingue en beaucoup de points de celle de Triton qui vise à l’application du droit européen et du code frontière Schengen. L’Euronavfor Med prévoit, par exemple, la possibilité de neutraliser des bateaux, y compris dans les eaux libyennes ou à proximité du rivage libyen, sous réserve d’avoir le feu vert du Conseil de Sécurité des Nations unies ou d’une demande d’intervention de la part des autorités libyennes.
L.L.D. : En tant qu’expert, comment appréhendez-vous l’éventualité d’une menace terroriste infiltrée au sein des réseaux d’immigration clandestine ?
F.L. : Pour le moment dans le cadre des opérations de Frontex, nous n’avons jamais identifié une personne qui aurait été un terroriste dissimulé sous la forme d’un migrant irrégulier. Nous n’avons jamais pu recueillir de tels renseignements. Certains États membres font état de craintes de ce type. Quoi qu’il en soit, l’augmentation du risque terroriste est, en effet, une menace qu’il faut prendre en compte aux frontières, non seulement dans le cadre de la lutte contre l’immigration irrégulière, mais également dans le cadre du franchissement tout à fait légal des frontières.
L.L.D. : L’Agenda en matière de Migration de la Commission européenne préconise le développement de coopérations renforcées entre agences européennes. Quelles sont les principales initiatives de Frontex dans ce domaine ?
F.L. : L’Agenda pour la migration proposé par la Commission européenne préconise un travail de coopération sur le terrain entre plusieurs agences de l’UE. Nous avons commencé à travailler sur ce plan. L’élaboration de cet Agenda reflète d’ailleurs les propositions faites par nos différentes agences. À cet égard, il ne constitue pas une surprise. Frontex compte, quant à elle, militer en faveur de possibilités d’actions conjointes avec des organisations comme Europol ou le Bureau européen en matière d’asile (BEAA ou EASO en anglais). Comme je vous l’ai indiqué, nous avons lancé, fin juin 2015, à Catane, une Task force européenne régionale pour coordonner nos activités avec nos collègues d’Europol. Notre coopération s’inscrit dans le cadre d’une part, de l’opération Triton pour Frontex et, d’autre part, de l’opération Joint Operational Team (JOT) Mare pour Europol, qui vise au démantèlement de groupes criminels et à la lutte contre les trafiquants d’êtres humains en Méditerranée. Nous faisons en sorte que les opérations Triton et Jot Mare puissent converger et que nous puissions avoir sur le terrain une valeur ajoutée. De ce point de vue, la mission de Frontex ne se limite pas à faire de la surveillance aux frontières (terrestres, aériennes, maritimes). Une fois les migrants débarqués en territoire Schengen, il faut être en mesure de les auditionner correctement, de déterminer leur nationalité, tout au moins de faire une première analyse de qui a potentiellement besoin de protection et, le cas échéant, d’asile. Une coopération avec l’EASO nous permettrait de lui transmettre tout de suite les informations nécessaires sur tel et tel cas, afin qu’elle puisse agir en conséquence et en bonne entente avec les autorités nationales concernées en matière de demande d’asile. La même logique prévaut pour la coopération entre Frontex et Europol. Elle permet de transmettre à Europol les informations individuelles et nominatives que nous avons pu recueillir afin que l’on puisse arrêter les trafiquants.
L.L.D. : À l’image de l’accord de coopération récemment signé avec l’agence UE-Lisa, comment décririez-vous les dispositifs mis en place en amont pour renforcer l’efficacité de votre agence ?
F.L. : Nous avons en effet mis en place une coopération structurée avec UE-Lisa, l’agence européenne qui développe de nouvelles technologies pour l’UE dans le domaine des Affaires intérieures. Des chantiers importants ont été mis en œuvre dans le domaine de la gestion des frontières, notamment dans le projet Smart Border (Frontières intelligentes) proposé par la Commission européenne. Il fait actuellement l’objet de tests visant à enregistrer tous les étrangers qui entrent et sortent de l’espace Schengen. Nous avons besoin de pouvoir traiter l’information et la partager entre les États membres en vue de détecter les personnes qui restent en situation irrégulière ou qui peuvent présenter une menace pour la sécurité ou l’ordre public. Nous travaillons également avec UE-Lisa sur les problématiques d’automatisation des frontières. Nous avons, par ailleurs, une fonction d’analyse du risque qui se fait par le recueil de renseignements auprès des États membres et d’un réseau de correspondants dans des pays tiers, comme l’Africa Frontex Intelligence Community (AFIC). Nous avons également mis en place une coopération avec la Turquie dans ce domaine, ainsi qu’avec des pays des Balkans. Ce travail nous aide à anticiper y compris les risques qui ne sont pas encore directement à la frontière. Nous disposons à Frontex d’un Centre de situation en temps réel qui est un service de fusion de renseignement sous formes d’images satellitaires que nous nous procurons auprès du centre satellitaire de l’UE. Nous coopérons en outre avec l’Agence de sureté maritime de l’UE et, plus largement, nous comptons sur les contributions des États membres, de leurs services de garde-frontières et de garde-côtes. Nous fusionnons toutes ces informations afin d’accroître notre capacité à être proactifs.
L.L.D. : Pays candidat à l’adhésion à l’UE, la Turquie demeure une plaque tournante de l’immigration vers l’Europe. Quels types de coopération Frontex partage-t-elle avec les autorités turques ?
F.L. : Nous avons mis en place avec la Turquie un programme de travail annuel, dans des domaines assez variés, mais tout d’abord en matière d’échanges de renseignement. Ce réseau inclut non seulement des garde-frontières, mais aussi sept autres administrations turques. Notre coopération concerne également le domaine de la formation, des échanges de bonnes pratiques. Nous avons, par exemple, invité les responsables des garde-frontières des aéroports turcs à participer à la Conférence annuelle des responsables des frontières aériennes de l’espace Schengen pour leur permettre de se familiariser avec les méthodes de travail en Europe. Nous avons également pour projet de déployer un officier de liaison de Frontex en Turquie, où je me suis récemment rendu à ce propos. Enfin, je tiens à souligner que toutes nos initiatives reçoivent un bon accueil de la part de ce pays.
L.L.D. : Comment la base juridique de Frontex est-elle appelée à être modifiée pour renforcer son rôle en matière de politique de retour ?
F.L. : Il s’agit, en effet, d’un domaine dans lequel nous avons déjà commencé à travailler avec la Commission européenne. L’éloignement des migrants en situation irrégulière fait toutefois déjà partie du mandat de Frontex. Néanmoins, les autorités européennes ont souhaité que notre agence puisse s’engager plus fortement dans ce domaine et qu’elle puisse être un peu plus autonome lorsqu’elle apporte son appui à l’État membre, hôte de nos opérations. Fin mai 2015, nous avons d’ailleurs effectué une mission d’expertise en Italie avec la Commission européenne, pour mieux comprendre le système italien d’éloignement des étrangers en situation irrégulière, les procédures juridiques du pays, les moyens disponibles, les contraintes et, en fin de compte, pour nous approprier au mieux cette situation afin de pouvoir mieux soutenir l’Italie. Sur ce plan, une partie de la mission de Frontex peut se faire à droit constant, mais elle demeure pour l’heure restreinte à l’organisation de vols conjoints qui concernent au moins deux États membres de l’UE. Nous ne disposons pas, en revanche, du cadre juridique nécessaire pour un vol partant d’un seul État membre de l’UE vers un pays tiers.
L.L.D. : Créée pour protéger l’espace de libre circulation de Schengen, l’agence Frontex célèbre en 2015 son 10ème anniversaire. Tenant compte de votre expérience passée au sein du Ministère français de l’Intérieur, comment percevez-vous l’évolution des enjeux de la surveillance des frontières européennes et des nouveaux défis auxquels Frontex se trouve confrontée ?
F.L. : Pour comprendre le rôle de l’agence Frontex, il est, en effet, déterminant de bien comprendre qu’elle a été créée pour renforcer l’espace Schengen. Son rôle fondamental consiste à déployer des opérations conjointes en appui aux États membres qui font face momentanément à des situations d’urgence ou durables que nous avons évoquées précédemment. Pour répondre à votre question, je dirais que, par rapport à ses premières années de fonctionnement, l’agence avait un programme d’activité, plus établi et moins proactif. Or, nous sommes désormais obligés d’être beaucoup plus manœuvrants, de nous adapter à des situations qui évoluent très vite, d’autant que nous sommes confrontés à des volumes de migrants qui n’avaient jamais été atteints. De plus, Frontex s’est enrichie de missions à plus long terme, comme la formation. Notre objectif est de faire en sorte de créer un vivier de garde-frontières formés pour appliquer le code frontière Schengen, en vue de pouvoir atteindre un très haut niveau de gestion des frontières tout autour de l’espace Schengen. Il faut bien comprendre que la solidité de l’ensemble du système dépend du niveau de performance de nos agents sur le terrain. Il est important aussi de préparer l’avenir de l’agence Frontex, ce qui passe, comme nous l’avons évoqué, par l’utilisation de nouvelles technologies. La gestion des frontières tend aujourd’hui de plus en plus vers une automatisation, notamment pour pallier la diminution des ressources disponibles des États membres. En effet, les effectifs de garde-frontières ne sont pas en augmentation, alors que, dans le même temps, nous nous trouvons confrontés à une forte augmentation des voyages transnationaux. Pour mieux vous rendre compte de l’ampleur de la tâche, nous avons comptabilisé en 2014 environ 700 millions de franchissements de frontières réguliers. Ils concernent pour la plus grande partie des Européens et ne présentent pas de risques a priori. Pour les gérer, une automatisation des procédures de passage à la frontière peut permettre de dégager des gains de productivité et surtout de gagner du temps, de limiter les files d’attentes dans les postes de frontières terrestres, maritimes ou aériens. Cette évolution peut également permettre de concentrer les ressources humaines existantes sur les cas les plus complexes qui nécessitent vraiment l’intervention de garde-frontières. |