À la recherche d’une renaissance
Entretien avec S.E.Mme Ambika Devi Luintel, Ambassadeur du Népal en France, Délégué permanent auprès du l’UNESCO
Pays enclavé de 26,5 millions d’habitants sur les flancs méridionaux de l’Himalaya, le Népal vit des temps douloureux depuis le séisme du 25 avril 2015 et ses interminables répliques. Plus de 8 000 Népalais ont perdus leur vie et 22 000 ont été blessés. On ne compte pas le nombre de villages, de maisons, de routes ou de ponts anéantis. Pourtant, dans la douleur du drame, les Népalais ont décidé de s’unir pour faire face et se construire un meilleur avenir. Ambassadeur du Népal en France, S.E.Mme Ambika Devi Luintel, fait pour nous le point sur la situation d’un pays au carrefour de son histoire, qui veut faire de cette tragédie un nouveau départ.
La Lettre Diplomatique : Madame l’Ambassadeur, le Népal a été dévasté par deux séismes de forte magnitude, le 25 avril et le 12 mai 2015. Pourriez-vous dresser un état des lieux de la situation de votre pays, tant au plan humanitaire que des infrastructures ?
S.E.Mme Ambika Devi Luintel : Tout d’abord, je tiens à vous remercier pour cet entretien. Comme vous le savez, le Népal traverse une période particulièrement douloureuse. Notre pays a été dévasté par deux séismes successifs : le 25 avril 2015, un tremblement de terre de magnitude 7,6 sur l’échelle de Richter a entrainé la mort de plus de 8 000 personnes et de très nombreux blessés. Plusieurs répliques importantes, de magnitude supérieure à 5, ont été ressenties dans les jours qui ont suivi, dont certaines de grande envergure dépassant une magnitude de 7, le 12 mai 2015, aggravant encore davantage le nombre de victimes et les dommages matériels. Il s’agit du deuxième tremblement de terre d’une telle ampleur qu’ait connu le Népal au cours de son histoire contemporaine. Le premier, qui s’était produit le 15 janvier 1934, avait même été encore plus dévastateur. Mais, il y a une différence avec la tragédie actuelle. Les récents séismes ont anéanti tous les progrès que nous avions accomplis en matière d’infrastructures et, plus généralement, de développement économique. Nous étions même en train de passer du statut de pays les moins développés (PMD) à celui de pays en développement. Et, bien sûr, de nombreuses vies ont été emportées. Au total, 31 districts sur les 75 que compte le pays ont été touchés, dont 14 ont été déclarés sinistrés et 17 légèrement affectés.
L.L.D. : Lors des premières opérations de secours et de sauvetage, le déploiement des moyens dans les régions les plus isolées représentait l’un des principaux défis. Comment la situation a-t-elle évolué ?
S.E.Mme A.D.L. : Heureusement, d’importants efforts ont été déployés rapidement après le drame pour atteindre les villages les plus isolés. Dans les premiers temps, tous les efforts ont été concentrés dans les opérations de secours et de sauvetage. Tous les moyens du gouvernement ont alors été mobilisés, y compris l’ensemble des fonctionnaires jusqu’au plus haut niveau de l’État, au sein des ministères ou des institutions publiques. Ils ont tous œuvré, jour et nuit, au détriment de leur propre vie et de leur propre famille, dont certains ignoraient même quel en était le sort dans ces instants cruciaux. Je tiens aussi à exprimer notre sincère reconnaissance à l’égard de tous ces pays qui nous sont venus en aide spontanément pour surmonter cette épreuve. Dans un deuxième temps, le gouvernement népalais, avec l’aide de toutes les bonnes volontés, s’est attelé à poursuivre les opérations de sauvetage en mobilisant aussi des moyens pour nettoyer les décombres. Cette tâche se poursuit encore à cette heure, tant les dégâts sont immenses. Parallèlement, le temps de la reconstruction a commencé. Nous devons surmonter coûte que coûte ce désastre. Nous n’avons pas d’autre choix.
L.L.D. : Près de deux mois après le premier séisme meurtrier, les partis politiques népalais ont signé, le 8 juin 2015, un accord ouvrant la voie à l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Tenant compte de l’impasse dans laquelle se trouvait le Népal depuis la fin de la guerre civile (1996-2006), dans quelle mesure cette catastrophe naturelle a-t-elle pu avoir, selon vous, un effet catalyseur sur l’unité politique de votre pays ? À l’aune de cet accord historique, comment définiriez-vous les contours de la structure future de l’État népalais ?
S.E.Mme A.D.L. : Comme vous l’avez mentionné, lorsque le séisme du 25 avril 2015 s’est produit, les Népalais se sont tous unis pour sauver les victimes qui pouvaient l’être et commencer la reconstruction. Cet état d’esprit a prévalu tant pour les équipes de secours qui se sont constituées, que pour les partis politiques. Pour répondre à votre question, je dirais plutôt que cette situation exceptionnelle a ouvert la voie à l’élaboration d’une nouvelle constitution. Je pense également que le peuple népalais nourrit désormais plus de confiance à l’égard de la réussite de ce processus. Nous travaillons tous intensément dans cette perspective et nous espérons qu’elle interviendra rapidement. Les grandes lignes de cette nouvelle constitution sont aujourd’hui connues. La structure du futur État népalais devrait ainsi être de nature fédérale, même si toutes les modalités de fonctionnement ne sont pas encore bien établies. Leur définition fait aujourd’hui l’objet des travaux de notre Assemblée constituante.
L.L.D. : Réunis à Katmandou le 25 juin 2015, une soixantaine de pays se sont engagés à contribuer à hauteur de 4,4 milliards de dollars à la reconstruction du pays. Comment percevez-vous cette mobilisation ? Quelles sont les priorités du plan de reconstruction et les grandes étapes de son calendrier de mise en œuvre ?
S.E.Mme A.D.L. : Dans ce contexte difficile, nous sommes heureux que tant de pays aient participé à la Conférence des donateurs organisée par le gouvernement népalais le 25 juin 2015 pour permettre à tous les pays qui le désirent de nous aider. Au cours de la Conférence, le Document-cadre des besoins post-catastrophe naturelle (Post Disaster Needs Assessment Executive) a été présenté aux participants afin de mieux établir les besoins et de mieux coordonner les différents projets d’aide. Ce document englobe différents domaines d’intervention : poursuite des opérations de secours dans les zones les plus isolées, soutien aux populations les plus défavorisées, développement économique, renforcement des secteurs d’activité productifs comme l’énergie, l’agriculture ou l’industrie. Nous sommes également très reconnaissans à l’égard de la communauté internationale qui a commencé à mettre à notre disposition des fonds dès la fin de la Conférence des donateurs. Nous avons, dès lors, confiance en la poursuite de cette dynamique qui permettra de mener à bien la reconstruction de notre pays. À l’heure actuelle, nous n’avons pas encore établi de calendrier pour la mise en œuvre de ce processus, car le séisme et ses répliques sont encore récents et la mise en place d’un tel calendrier prend du temps. Il est vrai que nous savions qu’une catastrophe sismique pouvait se produire, mais pas d’une telle ampleur. Nous n’avons ni l’expertise ni les ressources suffisantes pour faire face à ce type de situation. Nous n’étions pas préparés à surmonter seuls un tel défi. La reconstruction, en elle-même, prendra un certain temps, peut-être trois ou cinq ans, mais cela reste encore difficile à évaluer. Nous devons apprendre de l’expérience d’autres pays ayant traversé ce genre de situation, mais il est certain que nous suivrons un modèle déterminé en fonction de nos propres besoins et de nos spécificités.
L.L.D. : Le processus de reconstruction d’Haïti fait figure de contre-exemple tant le pays peine encore à se relever des conséquences du séisme de janvier 2010. Pour rassurer les bailleurs de fonds internationaux, le Premier Ministre Sushil Koirala a promis une « tolérance zéro contre la corruption ». Quels dispositifs sont prévus en ce sens ?
S.E.Mme A.D.L. : Même si l’on peut nuancer votre propos, il est vrai que nous ne souhaitons pas que le Népal connaisse la situation difficile qu’a subi Haïti. Pour élaborer notre modèle, nous aspirons plutôt à nous appuyer sur des exemples positifs de pays asiatiques, comme l’Indonésie, dont le programme de reconstruction constitue, rétrospectivement, un véritable succès compte tenu de la force du tsunami qui l’avait frappé en 2004. À l’heure actuelle, ce qui demeure le plus important, c’est l’effort que produit le gouvernement népalais pour coordonner les différentes initiatives. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a souhaité, pour le moment, ne donner que des orientations pour la mobilisation des ressources qui sont mises à notre disposition par nos partenaires et amis. Comme vous le soulignez, notre gouvernement a, en effet, pris un engagement ferme : les fonds collectés seront uniquement utilisés pour les travaux de reconstruction. Pas un seul penny ne sera utilisé dans le cadre de nos dépenses publiques ou au bénéfice de quiconque au sein de l’État. Pour ce qui est de la lutte contre la corruption, il existe plusieurs mécanismes à différents niveaux de l’État : départemental, gouvernemental, parlementaire ou encore judiciaire. Parmi eux, la Commission for the Investigation of Abuse of Authority (CIAA) constitue un organe constitutionnel central. De plus, le gouvernement compte bien répondre aux demandes d’audit des organismes habilités sur l’utilisation des fonds de reconstruction.
L.L.D. : Parmi les pays donateurs les plus importants figurent l’Inde et la Chine. Quel regard portez-vous sur leur implication respective en faveur du Népal ? Alors que votre pays a présidé en 2014 l’Association sud-asiatique pour la Coopération régionale (SAARC), quelles sont les orientations privilégiées par Katmandou en matière d’intégration régionale ? Comment décririez-vous la participation du Népal au projet de Ceinture économique de la Route de la Soie promu par Pékin ?
S.E.Mme A.D.L. : Le Népal est, en effet, un pays situé entre deux des grandes puissances économiques émergentes du XXIème siècle, l’Inde et la Chine. En un sens, nous devons nous réjouir d’occuper ce positionnement qui nous prédispose à tirer parti des retombées de leur croissance respective. Il convient de souligner que nous croyons aux relations d’amitié avec nos deux grands voisins et, d’une manière générale, avec tous les pays du monde. À l’aune des séismes que nous venons de subir, nous mesurons encore davantage l’importance de pouvoir compter sur des voisins aussi importants. De par leur proximité avec notre pays, ils ont été en mesure de nous venir en aide très rapidement après le drame. Comme vous le savez, le Népal est un membre fondateur de la SAARC. Nous pensons qu’il existe un fort potentiel de coopération au sein de cette organisation et, plus largement, au sein de la région. La SAARC y constitue un vecteur de paix, de progrès et de prospérité. Ce sont des valeurs et des objectifs que nous avons, nous-mêmes, cherchés à renforcer lorsque le Népal a assumé la présidence de la SAARC en 2014. Je suis convaincue que tous les pays membres œuvrent conjointement dans cette perspective. Il existe de nombreux domaines de coopération dont l’approfondissement peut nous être mutuellement bénéfique, comme le développement des infrastructures d’énergie, en particulier d’hydroélectricité, de transport routier et de télécommunications. L’intégration régionale de notre pays s’inscrit bien entendu dans le cadre de la SAARC. Mais cela ne l’empêche pas de participer à d’autres initiatives complémentaires comme le projet de Ceinture économique de la Route de la Soie auquel notre gouvernement a choisi de prendre part. Par ailleurs, je vous rappelle que la Chine est également pays observateur de la SAARC.
L.L.D. : À l’instar de l’hydroélectricité ou de l’agriculture, quels sont les secteurs d’avenir de l’économie népalaise ?
S.E.Mme A.D.L. : Notre pays dispose, en effet, d’immenses atouts pour son essor économique, mais qu’il reste à concrétiser. Parmi les secteurs d’activités dont nous comptons soutenir le développement figurent ainsi l’agriculture, le tourisme, les infrastructures d’énergie et, bien entendu, depuis les destructions provoquées par le séisme, les réseaux de transports ou encore les édifices d’habitation… Toutefois, vous avez raison de mettre l’accent sur l’hydroélectricité. Nous disposons de capacités parmi les plus prometteuses dans ce domaine, avec un potentiel estimé à 80 000 MW, soit le deuxième le plus élevé au monde. En terme de faisabilité, cela correspond pour l’instant à 36 000 MW. Nous devons, maintenant, nous mettre à l’œuvre et matérialiser tous ces atouts. En vue de la valorisation de ce potentiel hydroélectrique, nous avons mis en place un format de coopération avec le secteur privé connu sous le nom d’accord sur le développement énergétique (Power Development Agreement— PDA) prévoyant une concession de 30 à 35 ans. Dans ce cadre, nous avons signé des accords commerciaux préférentiels (PTA) avec l’Inde.
L.L.D. : Une grande partie du patrimoine historique de Katmandou a été réduite en ruine par le tremblement de terre du 25 avril 2015. Quelles initiatives sont envisagées en vue de préserver le potentiel touristique du pays ? Quel rôle peut jouer l’UNESCO, auprès de laquelle vous êtes Ambassadeur, Délégué permanent du Népal, notamment en ce qui concerne les sites classés au Patrimoine mondial de l’humanité ?
S.E.Mme A.D.L. : L’ampleur du séisme et des répliques qui ont suivi a, en effet, détruit des monuments d’une valeur historique inestimable. Ils étaient importants non seulement en raison de leur intérêt touristique, mais aussi en raison de leur valeur pour l’identité de notre pays et, tout simplement, pour leur beauté. Comte tenu de leur importance, notre gouvernement a décidé de rouvrir dès la mi-juin la plupart des sites classés sur la Liste du Patrimoine mondial de l’humanité. Le gouvernement népalais a également initié une concertation avec différents partenaires en vue de la rénovation des sites et des monuments affectés. Je pense que, dans ce contexte, l’UNESCO est appelée à jouer un rôle déterminant. Il s’agissait d’ailleurs de l’un des sujets à l’ordre du jour de la 39ème session du Comité du Patrimoine mondial qui s’est tenue à Bonn, en Allemagne, du 28 juin au 8 juillet 2015. Ce comité a adopté une résolution appelant la communauté internationale à apporter des ressources financières et techniques au Népal. L’UNESCO peut ainsi nous aider à mobiliser les ressources des partenaires internationaux. Nous pouvons en outre travailler en étroite coopération avec l’UNESCO dans le domaine scientifique. Cette agence des Nations unies peut nous apporter son expertise de pointe dans le domaine de l’archéologie, mais aussi en matière d’analyse sismique et de prévention des catastrophes naturelles. Très récemment, une délégation d’experts de l’UNESCO s’est rendue au Népal et une autre doit y effectuer une visite prochainement.
L.L.D. : Par l’envoi de secours et de matériel ainsi que par son engagement financier, la France a manifesté sa solidarité avec le Népal. Tenant compte de la modestie des liens franco-népalais, comment souhaiteriez-vous les voir s’approfondir, notamment au plan économique ? Fort de la présence de l’Alliance Française à Katmandou, quelles opportunités pouvez-vous identifier en faveur de l’intensification des échanges humains et culturels entre les deux pays ?
S.E.Mme A.D.L. : Nous cherchons, en effet, à construire des relations plus étroites entre le Népal et la France. Bien que nos relations diplomatiques aient été établies en 1949, les liens entre nos deux cultures sont bien plus anciens. Ceux-ci sont, j’en suis convaincue, très importants pour les deux pays, même si une grande distance géographique nous sépare. Nous partageons, en effet, de nombreuses valeurs communes, un même attrait pour la culture, et je dirais même pour la diversité culturelle, pour les arts, pour la montagne. La France a mobilisé son soutien immédiatement après le séisme. Nous sommes sincèrement reconnaissants à l’égard de la solidarité que nous ont manifestée les Français et de l’aide qu’ils nous ont apportée. Beaucoup d’entre eux l’ont fait à titre individuel ou dans le cadre d’associations. Cet élan de solidarité s’inscrit dans le cadre de la passion que nombre de vos compatriotes nourrissent pour notre pays. Fort de nos points communs, je pense également que nous pouvons œuvrer ensemble dans de nombreux domaines et explorer des opportunités de coopération qui peuvent être mutuellement bénéfiques dans le cadre des priorités définies par le gouvernement népalais. Ce potentiel existait avant même le séisme. L’expertise française peut, en effet, contribuer à répondre à nos besoins dans des secteurs très divers comme l’agriculture, le tourisme, la valorisation du patrimoine culturel, la gestion des déchets ou encore les technologies de l’information et de la communication (TIC). Plus que jamais, nous avons besoin de cet apport de savoir-faire. Nous travaillons dès lors à approfondir notre dialogue avec les organismes français, publics ou privés, comme le MEDEF avec lequel nous avons déjà tenu des réunions. Comme vous le soulignez, l’Alliance Française joue déjà un rôle très important au Népal, ne serait-ce que pour faciliter la connaissance mutuelle de nos cultures respectives et les échanges d’idées. Celle-ci apporte un réel souffle à nos relations. Enfin, je voudrais ajouter que, si le Népal a traversé une réelle tragédie, sa beauté reste entière. Même si nous avons subi de nombreux dégâts, le Népal unifié aspire à redoubler d’efforts pour tout reconstruire. Les Népalais demeurent plus que jamais un peuple hospitalier. Et, plus que jamais, dans ces circonstances, nous voulons que les touristes continuent à visiter nos merveilles. Ce n’est pas parce qu’un monument a été détruit qu’il ne reste plus rien à visiter dans notre pays. Je dirais même que 95% de notre patrimoine est intact, à l’image du site de Lumbini, lieu de naissance de Bouddha. Les montagnes du Népal sont éternelles et continueront d’offrir un cadre idéal pour le tourisme d’aventure qu’aiment tant les Européens en particulier. De plus, le Népal reste un pays sûr pour le tourisme, autant qu’il l’était auparavant. Avec les avancées politiques que nous avons accomplies en une décennie, il est aujourd’hui un pays de liberté d’expression, une société ouverte fondée sur un système pleinement démocratique et multipartite.
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