Une puissance verte
Entretien avec S.E.Mme Susanne Wasum-Rainer, Ambassadeur d’Allemagne
Vingt-cinq ans après sa réunification, la République fédérale d’Allemagne fait figure d’acteur fondamental de la construction européenne aux côtés de son allié français. Surtout, le pays qui a accueilli le G7 en 2015 a réussi à se hisser au premier rang des économies européennes et au quatrième rang à l’échelle mondiale, sachant dynamiser son tissu économique et stimuler l’innovation, notamment dans le domaine de la préservation de l’environnement et de l’efficacité énergétique. Ambassadeur d’Allemagne en France, S.E.Mme Susanne Wasum-Rainer décrit la situation économique de son pays et détaille sa politique énergétique, résolument tournée vers les énergies vertes. Soulignant l’importance du couple franco-allemand, elle évoque également la politique européenne et étrangère de l’Allemagne sur les grands enjeux actuels comme la Grèce, l’Ukraine et l’immigration. À l’approche de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) qui se tiendra à Paris en décembre 2015, elle nous livre, en outre, son analyse du potentiel d’approfondissement de la coopération économique et scientifique entre la France et l’Allemagne.
La Lettre Diplomatique : Madame l’Ambassadeur, l’Allemagne célèbre en 2015 le 25ème anniversaire de sa réunification. Quel regard portez-vous sur le chemin parcouru par votre pays depuis 1989 ? Pourriez-vous dépeindre les atouts du modèle socio-économique allemand qui permettent aujourd’hui à l’Allemagne de rester la première économie de l’Union européenne (UE) ?
S.E.Mme Susanne Wasum-Rainer : Il y a vingt-cinq ans, l’unité allemande devenait réalité. Un moment inoubliable dans l’histoire de l’Allemagne et une date charnière sur la voie d’une Europe unie. Si les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, sans oublier la Pologne, ont approuvé ce projet, c’est parce qu’elles ont compris que la réunification de l’Allemagne était dans leur intérêt. Nous sommes heureux et reconnaissants d’avoir pu réunifier une Allemagne divisée avec l’accord de l’ensemble de nos voisins et partenaires. Plus que de se retourner sur le passé, c’est de regarder vers l’avenir et d’y voir un destin européen commun qui a été décisif. Cette vision s’est muée en une force capable de changer le cours de l’histoire qui a provisoirement atteint son apogée en 2004 avec l’élargissement à l’Est de l’Union européenne (UE). La bonne santé économique de l’Allemagne est avant tout à mettre au crédit de la performance des entreprises allemandes et de leurs employés. Le tissu des petites et moyennes entreprises (PME) joue un rôle déterminant. Certes, le gouvernement allemand a engagé d’importantes réformes au cours des dernières années afin de renforcer l’économie. Je pense par exemple aux réformes du marché du travail avec les lois dites « Hartz » qui portaient principalement sur le concept d’État social actif. Dans ce domaine essentiel de notre existence qu’est le travail, ces réformes ont, selon le principe du donnant-donnant, instauré un nouvel équilibre entre aide sociale d’une part et initiative individuelle des citoyens d’autre part. En 2008-2009, pendant les années de crise, des dispositifs de chômage partiel ont, en outre, été introduits, et ce, avec un grand succès. L’économie allemande repose sur un autre élément important : le système de formation en alternance qui produit une main d’œuvre qualifiée très réputée en Allemagne comme à l’étranger. L’alternance permet une formation axée sur la pratique qui donne aux entreprises la possibilité de l’adapter en fonction des qualifications dont elles ont besoin et de voir leurs apprentis à l’œuvre dans un contexte professionnel quotidien. Cela favorise leur rapprochement : la plupart des apprentis sont ensuite embauchés par l’entreprise qui les a formés et débutent ainsi leur vie professionnelle dans de bonnes conditions. C’est aussi l’une des raisons du taux de chômage relativement bas des jeunes en Allemagne par rapport à d’autres pays. Enfin, je souhaite souligner le rôle des partenaires sociaux. En Allemagne, leurs rapports ne reposent pas sur l’affrontement mais sur le consensus et la recherche de résultats satisfaisants pour tous. Pendant la crise de 2008-2009, la préservation de l’emploi l’a emporté sur les négociations salariales chez tous les partenaires sociaux. Ils s’engagent également ensemble dans de nombreux autres domaines, par exemple dans la formation en alternance.
L.L.D. : Sous l’impulsion de la Chancelière allemande Angela Merkel, les chefs d’État et de gouvernement du G7 réunis à Elmau les 7 et 8 juin 2015 ont adopté une déclaration finale fixant une réduction ambitieuse des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Dans la perspective du prochain Sommet du G20, comment la diplomatie allemande compte-t-elle contribuer à associer les pays émergents à cet effort ? Comment s’articule la coopération franco-allemande en vue de favoriser le succès de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP21) qui se tiendra à Paris fin 2015 ?
S.E.Mme S.W-R. : Le sommet du G7 a créé l’impulsion politique nécessaire pour accélérer les négociations internationales dans le cadre de la COP21. Les pays du G7 sont responsables d’environ un quart des émissions globales. D’autres États doivent, eux aussi, être encouragés à réduire leurs émissions : la Chine, qui en produit encore un quart, ainsi que les autres pays du G20, auxquels on doit également 25% des émissions globales. Il est indispensable que les grandes économies du G20 fassent le plus d’efforts possible pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. L’Allemagne, en tant que Présidente du G7, entend se concerter étroitement avec la Turquie, qui préside le G20. Le financement de la lutte contre les changements climatiques jouera un rôle clé pendant cette présidence. La Chancelière et le Ministre des Affaires étrangères ont réaffirmé le soutien de l’Allemagne à tous les niveaux pour mener à bien la Conférence Paris Climat. Nos ministères coopèrent quotidiennement. En témoigne également le 6ème Dialogue de Petersberg sur le climat coprésidé par le Ministre français des Affaires étrangères et du Développement international, Laurent Fabius, et la Ministre allemande de l’Environnement, Barbara Hendricks, qui s’est tenu en mai 2015 à Berlin. La coopération franco-allemande au cœur de l’UE est particulièrement étroite et constructive. Nous venons d’organiser la Journée européenne de la diplomatie climatique ici à Paris ainsi qu’à l’Ambassade de France à Berlin. Aux quatre coins du monde, nous avons orchestré des manifestations dans plus de cinquante ambassades françaises, allemandes, britanniques ainsi que d’autres pays européens.
L.L.D. : Adopté en 2011, le plan « Energiewende » représente le fer de lance de la transition de l’Allemagne vers une économie verte. Quelles sont les principales initiatives prévues pour mettre en œuvre ce plan et porter la production d’électricité à partir de sources renouvelables à hauteur de 40% à l’horizon 2025 ? Alors que l’Allemagne prévoit sa sortie du nucléaire en 2022, quel calendrier envisagez-vous d’adopter pour l’abandon du charbon comme composante du mix énergétique allemand ? Plus largement, dans quelle mesure la réorientation de la politique énergétique de votre pays est-elle appelée à devenir le futur moteur de son économie ?
S.E.Mme S.W-R. : Profonde transformation de l’ensemble du système énergétique allemand, le tournant énergétique a pour objectif de couvrir une grande partie des besoins de l’Allemagne par les énergies renouvelables d’ici 2050. Le développement des énergies vertes s’accompagnera d’une progression considérable de l’efficacité énergétique et d’un net recul de la consommation totale d’énergie. La réforme de l’ensemble du système d’approvisionnement et le changement de cap de la politique énergétique représentent un énorme défi pour l’ensemble de la société. Il s’agit d’un projet sur plusieurs générations. La sortie du nucléaire a été décidée pour plusieurs raisons : la menace du réchauffement climatique, le caractère limité des ressources fossiles, la dépendance géopolitique qu’elles instaurent vis-à-vis de régions du monde souvent instables, leurs coûts de plus en plus fluctuants et, enfin, les risques liés à l’énergie nucléaire et son coût final imprévisibles. Source d’investissements, de modernisation et d’innovation, le tournant énergétique se veut également un moteur de croissance et d’emploi. 380 000 emplois ont d’ores et déjà été créés et quelque 3 000 entreprises allemandes de ce secteur sont en tête du marché mondial dans leur domaine. Rien qu’en 2013, les énergies renouvelables ont permis d’éviter l’importation d’environ 10 milliards d’euros d’énergie pour l’électricité, le chauffage et les transports. Facteur de développement durable, le tournant énergétique répond également à un souci d’équité vis-à-vis des générations actuelles et à venir. En outre, il s’inscrit dans une politique énergétique et climatique ambitieuse de portée à la fois européenne et internationale. À ce jour, 144 pays ont déjà pris des mesures pour développer les énergies renouvelables et réduire les gaz à effet de serre. C’est dans cet esprit de coopération que l’Allemagne s’est engagée à apporter tout son soutien à la France pour la COP21 dont elle souhaite qu’elle débouche sur un accord contraignant prévoyant une répartition équitable des charges. Alors que dans les années 1990, la part maximum d’énergies renouvelables jugée techniquement possible dans le bouquet énergétique était de l’ordre de 4%, elle atteint déjà 26% aujourd’hui en Allemagne. En 2013, le pays a exporté nettement plus d’électricité qu’il n’en a importé. Par ailleurs, grâce au soutien financier prévu par la loi sur les énergies renouvelables (dite EEG), les énergies propres sont passées du statut de marché de niche à celui de pilier de l’approvisionnement énergétique. Les premiers résultats du tournant énergétique sont très positifs. L’objectif européen de recul des émissions de CO2 de 20% d’ici 2020 par rapport à leur niveau de 1990 a été atteint dès 2011 par l’Allemagne, qui vise à présent une réduction de 40%.
L.L.D. : Troisième pays exportateur à l’échelle internationale, l’Allemagne s’est aussi hissée parmi les toutes premières économies innovantes et se classe au 3ème rang mondial en terme de dépôt de brevets. Pourriez-vous nous expliquer les spécificités du système allemand d’innovation et les facteurs qui en font sa force ? À l’image des énergies renouvelables, dans quelles autres technologies de rupture votre pays concentre-t-il ses capacités d’investissement ? Au plan européen, quelles complémentarités pouvez-vous identifier dans ce domaine entre l’Allemagne et la France ?
S.E.Mme S.W-R. : Le niveau élevé des exportations allemandes repose en grande partie sur la flexibilité et la capacité d’innovation du « Mittelstand », ces PME souvent dirigées par une même famille depuis plusieurs générations. Elles ont du succès également auprès de grandes sociétés et de marques réputées dont elles sont les fournisseurs. Malgré des coûts de production élevés en Allemagne, les PME sont compétitives à l’échelle mondiale et savent s’adapter aux souhaits des clients. L’étroit réseau de coopération tissé entre les universités et les organismes de recherche permet de stimuler les innovations et la mise au point de nouveaux brevets. Seule l’excellence technique permet à l’Allemagne de compenser le niveau élevé de ses coûts de production et donc, de s’imposer sur les marchés mondiaux. L’Allemagne et la France restent le premier partenaire économique l’un de l’autre. L’économie allemande, notamment l’industrie automobile, est dépendante de fournisseurs français. Ceux‑ci profitent à leur tour du succès des marques allemandes à travers le monde et créent des emplois en France. Dans un produit « Made in Germany » se cache en réalité beaucoup de « Made in France » !
L.L.D. : La crise grecque et le futur referendum britannique sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE remettent en question le processus de construction européenne. Comment appréhendez-vous les scénarii d’un Grexit ou d’un Brexit ? La Chancelière Angela Merkel ayant fait du désendettement le deuxième pilier de son troisième mandat, quelle analyse faites-vous du débat sur la nécessité d’une politique de relance européenne ? Quels sont, selon vous, les effets escomptés du Plan d’investissement européen lancé par la Commission européenne et quels projets franco-allemands a-t-il déjà permis de faire émerger ?
S.E.Mme S.W-R. : Notre objectif politique est que la Grèce reste dans la zone euro. Nous travaillons dans ce sens depuis de nombreuses années maintenant. L’Europe a fait preuve de solidarité et fourni des plans d’aide considérables. Mais toute médaille a son revers : à la solidarité des partenaires européens d’un côté doit répondre, de l’autre, la volonté d’accomplir des réformes et de tenir ses engagements. Nous ne réclamons pas des réformes pour le plaisir de faire des réformes mais parce que nous voulons que la Grèce soit économiquement forte. Nous voulons la voir renouer avec la croissance. Nous souhaitons par-dessus tout la voir sortir du chômage de masse et, notamment, en finir avec le niveau extrêmement élevé de chômage chez les jeunes. Pour cela, il faut des réformes structurelles, un budget maîtrisé et une administration qui fonctionne. L’Allemagne espère vivement que la Grande-Bretagne restera membre de l’UE, mais c’est bien entendu au peuple britannique d’en décider. Nous voulons accompagner de manière constructive la Grande-Bretagne dans la voie qu’elle a décidé d’emprunter, qui doit la conduire à un référendum et une éventuelle modification de son appartenance à l’UE. Nous sommes convaincus que pour assurer l’avenir de nos enfants, nous devons avoir un rapport responsable à l’endettement. Et ce n’est absolument pas contradictoire avec une politique d’investissement raisonnable. Ainsi, le Ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, a annoncé des investissements supplémentaires à hauteur de 15 milliards d’euros sur les trois prochaines années et a parallèlement présenté pour 2015 un budget à l’équilibre pour la première fois en plus de 30 ans. Nos deux gouvernements ne partagent pas toujours d’emblée le même point de vue. Au contraire, les solutions avancées par chacun d’eux sont souvent très éloignées au début. Mais, c’est précisément parce que la France et l’Allemagne sont si différentes que les compromis franco-allemands sont si précieux pour l’Europe et, bien souvent, porteurs de perspectives prometteuses. Les traditions et idées propres à chacun de ces deux grands États sont un avantage pour l’Europe. Ce n’est un secret pour personne : la France et l’Allemagne ont des réflexes différents, par exemple en matière d’intervention de l’État dans l’économie ou concernant l’évolution des taux de change. Ces divergences rendent parfois difficile l’arrêt d’une position commune et exigent de nous un dialogue permanent. Mais une fois trouvés, les compromis franco-allemands forment souvent une base solide permettant ensuite de définir une solution concertée avec l’ensemble des États membres de l’UE.
L.L.D. : Avec 465 000 nouveaux arrivants en 2014, l’Allemagne est, selon l’OCDE, le deuxième pays d’immigration au monde derrière les États-Unis. À la lumière des besoins de main d’œuvre du marché du travail allemand, comment se pose la question de l’immigration dans votre pays ? De quelle manière l’intégration des migrants est-elle appréhendée ?
S.E.Mme S.W-R. : L’immigration légale est considérée en Allemagne comme bénéfique pour la société et l’économie. L’idée que l’Allemagne est bel et bien une terre d’immigration s’impose. Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’immigration ne concerne pas seulement la main d’œuvre, dont nous avons en effet un besoin urgent. Beaucoup d’immigrés viennent pour des raisons personnelles, par exemple le regroupement familial. De nombreux autres cherchent asile en Allemagne pour fuir la guerre et les persécutions politiques dans leur pays. La bonne réputation de l’Allemagne dans le monde comme pays d’immigration nous réjouit et nous aide à améliorer sans cesse notre culture d’accueil. Nous concevons l’intégration comme une tâche qui incombe à l’ensemble des personnes installées en Allemagne afin de faciliter le vivre ensemble et la compréhension mutuelle. Il ne s’agit pas seulement de l’intégration des immigrés sur le marché du travail mais à tous les niveaux de la société. Nous avons créé pour cela des cours d’intégration et massivement développé notre offre de cours d’allemand. Nous avons pour credo : « Quiconque vit ici est des nôtres ». Et quiconque est des nôtres doit avoir voix au chapitre. C’est la raison pour laquelle l’acquisition de la langue est si importante. Le droit de la nationalité a lui aussi été modifié et les possibilités de double nationalité ont été élargies.
L.L.D. : L’immigration clandestine vers l’Europe, notamment via la Mer Méditerranée, constitue une catastrophe humanitaire sans précédents. Quelle approche préconisez-vous pour réformer la politique d’immigration de l’UE ? Pourriez-vous détailler la méthode prônée par Berlin en vue de lutter contre les trafics d’êtres humains ? Tenant compte de la forte coopération franco-allemande en matière d’action extérieure, quelle est la stratégie appuyée par l’Allemagne pour favoriser la stabilisation et l’essor des régions en crise du Moyen-Orient et de l’Afrique confrontées aux défis du développement des groupes djihadistes et des actions terroristes qui accompagnent ces phénomènes ?
S.E.Mme S.W-R. : Les guerres civiles, les persécutions, l’absence de perspectives économiques et les violations des droits de l’homme conduisent de plus en plus d’êtres humains à quitter leur pays. Mus par l’espoir d’une vie meilleure et d’un avenir plus sûr, ils s’embarquent pour une dangereuse odyssée. Au cours de leur long périple en direction de l’Europe, nombre d’entre eux se retrouvent en difficulté, sont exploités, et beaucoup trop souvent, hélas, leur voyage se termine tragiquement. Cette situation se reflète dans les demandes d’asile en Europe, dont le nombre a explosé. L’Allemagne s’attend en 2015 à plus de 450 000 demandes, soit plus du double par rapport à l’année précédente. Nous devons trouver une réponse européenne à ces défis. Au sein de l’Europe, nous devons parvenir à une répartition plus équitable des réfugiés entre les différents pays membres sur la base de notre solidarité et de notre responsabilité communes. L’Allemagne est par conséquent favorable à un mécanisme de solidarité temporaire pour l’accueil des réfugiés syriens et érythréens ayant manifestement besoin de protection. À l’extérieur de l’Union, le sauvetage en mer, la mise en œuvre d’une mission PSDC (Politique de Sécurité et de Défense commune) de lutte contre le trafic de migrants en Méditerranée et la gestion de nos frontières constituent des réponses importantes face à une situation d’urgence. À eux seuls, les navires allemands ont sauvé en mer plus de 4 000 migrants. Ces mesures ne sont cependant qu’une partie des réponses à apporter à une crise bien plus grave dont les causes profondes doivent être traitées en dehors de l’UE et dont la résolution demande du temps. Les solutions durables à la crise humanitaire et aux flux migratoires actuels passent par une action concertée avec les pays d’origine et de transit. Comme le montre l’exemple de la Libye, nous avons besoin d’une stratégie combinant politique étrangère, de sécurité et de développement. Nous devons inclure dans nos efforts des enjeux politiques tels que la lutte contre le terrorisme, la diplomatie relative à l’eau et au climat, la sécurité maritime ou encore la politique européenne de voisinage. La politique relative aux migrants et aux réfugiés constitue donc un champ d’action majeur dans lequel la diplomatie préventive doit faire ses preuves. Nous n’avons pas le droit d’abandonner les pays qui, en tant que voisins immédiats des grands foyers de crise, sont en première ligne pour l’accueil des réfugiés et subissent de ce fait d’énormes contraintes. Nous entendons développer notre coopération avec les pays sahéliens de transit, notamment en matière de gestion intégrée des frontières. Il s’agit d’améliorer les capacités de lutte contre les réseaux de passeurs dans la région. Les missions civiles de l’Union européenne que sont EUCAP Sahel Mali et EUCAP Sahel Niger jouent à cet égard un rôle essentiel. En outre, nous resterons très impliqués dans le dialogue sur l’immigration avec les pays de la Corne de l’Afrique dans le cadre du processus dit de Khartoum. Il est important que des financements européens suffisants soient débloqués pour cette initiative comme pour les autres dialogues euro-africains sur la migration, pour les partenariats pour la mobilité ainsi que les programmes régionaux de développement et de protection. Par ailleurs, le dialogue avec les pays d’origine et de transit doit toujours avoir pour objet le retour et la réintégration des migrants qui ne bénéficient pas d’un statut protecteur à long terme en Europe. Nous devons travailler également sur ce point pour préserver l’acceptation de nos systèmes d’asile au sein de nos populations. La clé pour combattre durablement le terrorisme islamiste se trouve dans les sociétés et les pays de tradition musulmane eux-mêmes. Nous devons consolider les forces et acteurs de cette région du monde qui luttent contre l’intolérance et la haine. En Syrie et en Irak, mais aussi dans d’autres foyers de crise, il s’agit de mettre tous les moyens diplomatiques au service d’un processus politique impliquant à égalité l’ensemble des acteurs et groupes de population. En Europe et dans les autres pays occidentaux, nous devons à la fois trouver comment reconnaître à temps la radicalisation des jeunes musulmans et l’empêcher plus efficacement.
L.L.D. : Étroitement engagée dans la résolution du conflit ukrainien, la Chancelière Angela Merkel a réaffirmé la nécessité de maintenir des relations avec la Russie. Considérant la fragilité des accords de Minsk conclus le 11 février 2015, quels sont, selon vous, les paramètres d’un règlement de la crise ukrainienne et d’un dialogue constructif avec la Russie ? Tenant compte du sommet sur le Partenariat oriental organisé à Riga le 22 mai 2015, comment décririez-vous la vision allemande de l’évolution des relations de l’UE avec les pays de l’Europe de l’Est ? Dans le cadre de la présidence allemande de l’OSCE en 2016, quelles sont les priorités de votre pays en vue de consolider l’architecture de sécurité européenne ?
S.E.Mme S.W-R. : La voie pour résoudre la crise dans l’est de l’Ukraine est très clairement balisée par les accords signés à Minsk le 11 février 2015. Le gouvernement fédéral estime que la mise en œuvre de ces mesures est la seule option viable. L’ensemble des parties doit appliquer de manière rigoureuse et dans les délais prévus les engagements pris à travers ces accords. Je tiens à souligner ici que la coopération franco-allemande pour la résolution de la crise en Ukraine est plus étroite que jamais et marquée par une confiance sans égale. Nous comptons également sur un dialogue constructif avec la Russie, dialogue dont nous avons besoin pour résoudre d’autres grands enjeux internationaux tels que la question du nucléaire en Iran ou la lutte contre le terrorisme international. Mais pour que les échanges soient constructifs, il faut que tous les acteurs respectent les règles fixées ensemble et qui forment le socle de notre ordre de paix européen. Le Sommet du partenariat oriental de l’UE qui s’est tenu à Riga les 21 et 22 mai 2015 est venu renforcer notre politique de partenariat avec nos voisins orientaux, qui consiste à les soutenir sur la voie complexe qu’ils ont choisie, celle des réformes politiques, économiques et sociétales, et à renforcer nos relations avec eux à travers des propositions de partenariat ciblées. La présidence allemande de l’OSCE en 2016 sera largement dominée par la crise en Ukraine. En tant que membre du groupe de contact trilatéral et du fait de sa mission spéciale d’observation, l’OSCE est amenée à jouer un rôle clé. Bien entendu, l’agenda de la présidence allemande comprendra également d’autres thèmes. Nous tenterons de renforcer les instruments existants dans les trois dimensions de l’OSCE et de contribuer ainsi à la consolidation de l’architecture de sécurité en Europe. Cela inclut naturellement des mesures relevant de la politique de contrôle des armements et des mécanismes de mise en confiance, ainsi que la réalisation d’avancées sur des thèmes qui sont dans l’intérêt de nombreux États membres de l’OSCE, par exemple, la lutte contre le terrorisme.
L.L.D. : La Chancelière allemande et le Président Barak Obama ont réaffirmé lors du Sommet du G7 à Elmau en juin 2015 les liens d’amitié existants entre l’Allemagne et les États-Unis. Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quels sont les vecteurs les plus emblématiques de la coopération entre les deux pays ? Quelle analyse faites-vous des difficultés que rencontrent les négociations sur l’accord de Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP) ? Plus largement, célébrant le 60ème anniversaire de son adhésion à l’OTAN en 2015, comment l’Allemagne perçoit-elle les mutations du rôle de l’Alliance atlantique ?
S.E.Mme S.W-R. : L’Allemagne et les États-Unis sont liés par une longue et solide amitié. Nous partageons des expériences, des valeurs et des intérêts communs. De nombreux citoyens américains ont des racines allemandes. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont fourni avec le plan Marshall une aide économique et politique à l’Allemagne. Ils se sont portés garants de la liberté pendant les décennies de la Guerre froide et ont soutenu l’Allemagne lors de sa réunification. Sans eux, celle-ci n’aurait pu se faire librement. Ce partenariat transatlantique restera à l’avenir d’une importance essentielle pour notre sécurité et notre économie. Les enjeux actuels de nos relations bilatérales concernent l’utilité d’une coopération économique encore renforcée ainsi que le débat sur la protection des données personnelles et de la vie privée. Le gouvernement fédéral soutient les négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Les marchés européens et américains sont étroitement imbriqués. La suppression des barrières commerciales tarifaires et non-tarifaires stimulera nos échanges réciproques et sera profitable à nos économies nationales. Fixer des normes harmonisées nous aidera à relever les défis de la mondialisation. Le projet de TTIP est toutefois controversé des deux côtés de l’Atlantique. Le mécanisme d’arbitrage, en particulier, est vivement critiqué, comme l’a montré le débat du 10 juin 2015 au Parlement européen. En Allemagne aussi, le TTIP fait polémique. Comme tant de fois déjà au cours de son histoire, l’OTAN doit adapter ses instruments, ses positions et son action à la nouvelle donne. Le sommet de l’OTAN des 4 et 5 septembre 2014 au Pays de Galles a ainsi essentiellement porté sur l’adaptation stratégique de l’Alliance à l’annexion de la Crimée par la Russie en violation du droit international et sur la nouvelle situation en matière de sécurité suite aux événements dans l’est de l’Ukraine. Les 28 chefs d’État et de gouvernement ont réaffirmé l’importance de l’Alliance comme vecteur de stabilité dans un contexte de sécurité en mutation et adopté des mesures de « réassurance » qui garantissent une réponse solide aux nouvelles menaces. Il s’agit à présent de les mettre en œuvre rapidement.
L.L.D. : Cinquante ans après la signature du traité de l’Élysée et trois ans après l’élaboration de l’Agenda franco-allemand 2020, la Chancelière Angela Merkel et le Président François Hollande ont adopté en 2013 deux déclarations communes sur le couple franco-allemand. Comment se traduit, à vos yeux, le dynamisme et l’efficacité de la relation franco-allemande ? À l’instar de projets structurants comme le drone MALE ou le satellite Merlin, quels sont les autres secteurs d’avenir de la coopération bilatérale de haute technologie ?
S.E.Mme S.W-R. : L’amitié entre l’Allemagne et la France fait aujourd’hui figure de modèle dans le monde entier. Mais on oublie souvent que les relations entre ces deux partenaires très différents ont été construites pas à pas. Leur intérêt partagé pour la paix et l’unification européenne est la base sur laquelle nos deux pays ont toujours su coopérer et trouver des compromis, même sur les sujets difficiles. Les relations franco-allemandes reposent sur le Traité de l’Élysée de 1963, dont le contenu reste d’actualité. Au cœur de ce texte figure le devoir de concertation régulière entre les deux pays. Nos deux gouvernements se réunissent très régulièrement, notamment dans le cadre de conseils des ministres franco-allemands. Ces rencontres permettent de convenir de projets communs et de les mettre en œuvre dans les mois qui suivent. Lors du dernier Conseil des ministres, tenu le 31 mars 2015, les deux gouvernements sont convenus d’une coopération renforcée en matière de recherche, notamment sur l’énergie, la sécurité informatique et dans les sciences humaines et sociales. Je tiens à souligner à ce propos que la France et l’Allemagne coopèrent avec succès depuis plusieurs dizaines d’années au sein de grandes infrastructures de recherche bilatérales et multilatérales. Cette recherche fondamentale commune donne naissance aux technologies de pointe de demain. Je pense par exemple au laser européen à électrons libres XFEL à Hambourg qui permet à des physiciens, chimistes, spécialistes des matériaux et biologistes de filmer des réactions complexes et de réaliser des prises de vue en 3D de structures nanométriques, ou encore le réacteur à haut flux ILL à Grenoble, la plus puissante source de neutrons au monde.
L.L.D. : Incarnée par l’action de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), la France et l’Allemagne affichent leur volonté de placer la jeunesse au cœur de leur partenariat. À travers quelles mesures conjointes cela transparaît-il ? Quels en sont les résultats ? Enfin, dans quelle mesure le bilinguisme est-il, selon vous, un élément clé de la solidité des relations entre les deux pays ?
S.E.Mme S.W-R. : En 2013, à l’occasion du 50ème anniversaire du Traité de l’Élysée qui scelle l’amitié franco-allemande, les deux pays ont concrétisé leur volonté de renforcer la place des jeunes au sein de leur partenariat en augmentant de 10% le budget de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ). Ces contributions supplémentaires devaient permettre d’étendre l’offre de mobilité à un plus grand nombre de jeunes et de diversifier les publics. L’OFAJ a ainsi pu mettre en place un programme s’adressant à de jeunes dirigeants. Hauts-fonctionnaires, créateurs d’entreprise, députés : les relations franco-allemandes de demain passent aussi par eux. Le volontariat franco-allemand dans le cadre du service civique touchera encore davantage de jeunes puisqu’à partir de la rentrée 2015, après l’expérience fructueuse du volontariat dans les écoles, des postes seront ouverts dans les universités. L’OFAJ a également renforcé son offre à l’attention des jeunes moins favorisés afin que les programmes de mobilité leur soient davantage accessibles et que l’apprentissage de l’allemand ne soit plus un facteur d’exclusion. Si le bilinguisme n’est pas nécessairement un élément clé de la solidité des relations entre les deux pays, la connaissance de la langue de l’autre et, avec elle, de sa culture, l’est indiscutablement. Un Allemand n’est pas un Français qui parle allemand et un Français n’est pas davantage un Allemand qui parle français. Savoir comment fonctionne l’autre au quotidien ou dans le travail, découvrir son environnement et ce faisant, réfléchir au sien, comprendre, à travers les échanges, les particularités d’un pays : c’est l’acquisition de compétences interculturelles qui fait le socle des relations franco-allemandes. Faisons en sorte de les rendre accessibles à un public le plus large possible. |